LA VIE ET L’ŒUVRE DE MAURICE ROLLINAT À TRAVERS SES POÈMES

 

Soirée poésie organisée par l’Association Neuvicienne Art et Culture (ANAC)

le samedi 23 novembre 2024, au café « L’Arcade » à Neuvy-Saint-Sépulchre

 

- Le choix des poèmes et la rédaction des textes introductifs sont de Régis Crosnier, secrétaire des Amis de Maurice Rollinat.

- La lecture des poèmes a été faite par onze membres de l’ANAC.

- Des intermèdes musicaux ont été joués au violon et à la cornemuse, par Gérard Guillaume, président des Amis de Maurice Rollinat.

- Les peintures à la cire qui ont illustré la soirée ont été créées par Catherine Réault-Crosnier.

 

 

Maurice Rollinat est né le 29 décembre 1846 à Châteauroux. Son père, François Rollinat, est avocat ; c’est un grand ami de George Sand. Ses parents avaient acquis le domaine de Bel-Air sur la commune de Ceaulmont, en avril 1850. Là, François Rollinat aimait venir se reposer et oublier son travail. Ce fut un véritable paradis pour Maurice Rollinat enfant. Son père, lors des promenades, lui apprend à observer la nature. De très nombreux poèmes de jeunesse, ses pièces « naturistes » et « descriptives de la Creuse » parues dans ses livres Dans les Brandes et Les Névroses, sont inspirés par la campagne berrichonne environnante. Il en gardera un souvenir toute sa vie. Lors de sa période parisienne, c’est là qu’il aime venir se reposer, comme il le dit dans ce poème :

A TRAVERS CHAMPS

Hors de Paris, mon cœur s’élance.
Assez d’enfer et de démons :
Je veux rêver dans le silence
Et dans le mystère des monts.

Barde assoiffé de solitude
Et bohémien des guérets,
J’aurai mon cabinet d’étude
Dans les clairières des forêts.

Et là, mes vers auront des notes
Aussi douces que le soupir
Des rossignols et des linottes
Lorsque le jour va s’assoupir.

Parfumés d’odeurs bocagères,
Ensoleillés d’agreste humour,
Ils auront, comme les bergères,
L’ingénuité dans l’amour.

M’y voici : la campagne est blonde,
L’horizon clair et le ciel bleu.
La terre est sereine, – et dans l’onde
Se mire le soleil en feu !

Là, fuyant code et procédure,
Mon pauvre père, chaque été,
Venait prendre un bain de verdure,
De poésie et de santé.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème A travers champs de Maurice Rollinat.

Là, plus qu’ailleurs, pour ma tendresse,
Son souvenir est palpitant ;
Partout sa chère ombre se dresse,
Dans ce pays qu’il aimait tant !

Sous le chêne aux branches glandées,
Il me vient un souffle nouveau,
Et les rimes et les idées
Refleurissent dans mon cerveau.

Je revois l’humble silhouette
De la maison aux volets verts,
Avec son toit à girouette
Et ses murs d’espaliers couverts ;

Le jardin plein de rumeurs calmes
Où l’arbre pousse vers l’azur,
Le chant multiple de ses palmes
Qui frissonnent dans un air pur ;

Les petits carrés de légumes
Bordés de lavande et de buis,
Et les pigeons lustrant leurs plumes
Sur la margelle du vieux puits.

Plus de fâcheux, plus d’hypocrites !
Car je fréquente par les prés
Les virginales marguerites
Et les coquelicots pourprés.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème A travers champs de Maurice Rollinat

Enfin ! je nargue l’attirance
Épouvantable du linceul,
Et je bois un peu d’espérance
Au ruisseau qui jase tout seul.

Je marche enfin le long des haies,
L’âme libre de tout fardeau,
Traversant parfois des saulaies
Où sommeillent des flaques d’eau.

Ami de la vache qui broute,
Du vieux chaume et du paysan,
Dès le matin je prends la route
De Châteaubrun et de Crozan.

Dans l’air, les oiseaux et les brises
Modulent de vagues chansons ;
A mon pas les pouliches grises
Hennissent au bord des buissons.

Tandis qu’au fond des luzernières,
Jambes aux fers, tête au licou,
Les vieilles juments poulinières
Placidement lèvent le cou.

Le lézard, corps insaisissable
Où circule du vif-argent,
Promène au soleil sur le sable
Sa peau verte au reflet changeant.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème A travers champs de Maurice Rollinat

Dans les pacages d’un vert sombre,
Où, çà et là, bâillent des trous,
Sous les ormes, couchés à l’ombre,
L’œil mi-clos, songent les bœufs roux.

Dressant leur tête aux longues cornes,
Parfois les farouches taureaux
Poussent, le long des étangs mornes,
Des mugissements gutturaux.

Sur les coteaux et sur les pentes,
Aux environs d’un vieux manoir,
Je revois les chèvres grimpantes,
Les moutons blancs et le chien noir.

Debout, la bergère chantonne
D’une douce et traînante voix
Une complainte monotone,
Avec son fuseau dans les doigts.

Et je m’en reviens à la brune
Tout plein de calme et de sommeil,
Aux rayons vagues de la lune,
Ce mélancolique soleil !

(Dans les Brandes, pages 10 à 16)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème A travers champs de Maurice Rollinat

La campagne environnante est une source d’inspiration pour le poète. Tout près se trouve le château de « La Prune-au-Pot ». Nous pouvons imaginer celui-ci en écoutant certains poèmes lorsque Maurice Rollinat parle de donjon(s), sans le nommer, par exemple dans « Les Corbeaux » :

LES CORBEAUX

Les corbeaux volent en croassant
Tout autour du vieux donjon qui penche ;
Sur le chaume plat comme une planche
Ils se sont abattus plus de cent.

Un deuil inexprimable descend
Des arbres qui n’ont plus une branche.
Les corbeaux volent en croassant
Tout autour du vieux donjon qui penche.

Et tandis que j’erre en frémissant
Dans le brouillard où mon spleen s’épanche,
Tout noirs sur la neige toute blanche,
Avides de charogne et de sang,
Les corbeaux volent en croassant.

(Dans les Brandes, pages 236 et 237)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Corbeaux de Maurice Rollinat

La Creuse est toute proche ; Maurice Rollinat adolescent aime y aller à la pêche comme il le dit dans ce poème de jeunesse :

La pêche.

La pêche me procure une volupté douce :
à l’abri du soleil, sous un peuplier vert,
J’aime à jeter dans l’onde, étendu sur la mousse,

mon claveau caché sous le ver.

Dans le pays charmant, où se plût mon enfance,
La gibecière au dos, et la ligne à la main,
Je vais marcher enfin, écolier en vacances,

Sur les cailloux blancs du chemin.

Ce frais chemin conduit aux rives de la Creuse
où folâtrent la carpe, et le gougeon lutin ;
c’est à cette rivière, où ma ligne trompeuse

Va chercher son frêle butin.

L’oiseau chante gaiement tout le long de ma route ;
Et charme les échos de ses joyeux accents ;
Les fleurs, où la rosée a déposé sa goutte

Parfument l’air d’un pur encens.

Aux bords des clairs ruisseaux des grenouilles timides,
sur le gazon fleuri se chauffent au soleil ;
et rentrent d’un seul bond dans les grottes limpides

sitôt qu’on leur donne l’éveil.

Parfois un paysan conduisant sa charrette
Passe avec ses grands bœufs qui marchent lentement,
Parfois, près d’un lavoir, une blonde fillette

Tord dans ses bras son linge blanc.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La pêche de Maurice Rollinat

Quel plaisir, quand au loin, du haut de la colline,
Je vois le vaste pont superbement jeté,
et que j’entends le bruit de l’onde cristalline,

Roulant sur le sable argenté !…

Je descends les coteaux dominant la rivière
Par de petits sentiers serpentant dans les bois ;
Toujours en descendant, je vois quelque bergère

fredonnant parmi ses brebis.

Sur le flanc des rochers, sont des chèvres mutines
qui broutent des brins d’herbe apportés par le vent.
Le chien fait retentir ses échos des collines

De son monotone aboîement.

J’arrive au bord de l’eau : je me cherche une place
ou règnent la fraicheur, le silence, et la paix,
et j’attends humblement, que le poisson vorace

veuille bien mordre tout exprès.

aussi, ma patience a toujours bonne aubaine :
je retire souvent un beau petit poisson,
qui, pris, sans le savoir par ma ligne inhumaine,

Frétille au bout du hameçon !

Et quand j’ai pris de quoi faire une ample friture,
Je regagne à pas lents, mon logis, vers le soir…
La brise à mon oreille apporte un doux murmure…

et la lune brille au ciel noir !

avril. (sans précision d’année) (Poèmes de jeunesse…, pages 27 et 29)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La pêche de Maurice Rollinat

Ses parents après son baccalauréat le firent entrer comme clerc chez un avoué à Châteauroux, ensuite chez un notaire à Orléans. Maurice Rollinat est inscrit pour l’année universitaire 1868-1869 à la faculté de droit de Paris, mais nous n’avons aucune information permettant de dire s’il a suivi les cours. Lui, rêve d’être poète. Les auteurs qu’il aime le plus dans sa jeunesse sont Jean de La Fontaine, Virgile, Victor Hugo et bien évidemment George Sand. Maurice Rollinat a rencontré celle-ci à Châteauroux, à Nohant et à Gargilesse ; elle peut être qualifiée de « marraine littéraire ». Il découvrira ensuite Charles Baudelaire et Edgar Poe qui auront une grande influence sur sa poésie. Voici la « Ballade de la Reine des Fourmis et du Roi des Cigales » qui a des points communs avec la fable « La Cigale et la Fourmi » de Jean de La Fontaine :

BALLADE

DE LA REINE DES FOURMIS ET DU ROI DES CIGALES

Deux insectes de race avaient le même trou :
L’un, grillon souffreteux, passablement poète,
Mélomane enragé, rôdeur, maussade et fou ;
Et l’autre, une fourmi sage et toujours en quête
De supputer au mieux l’avenir dans sa tête.
Mais tous deux ils avaient de tendres unissons
Dans leur amour des prés, des rocs et des moissons :
Un taillis leur causait des voluptés égales,
Et l’aube emplissait d’aise et de joyeux frissons
La reine des fourmis et le roi des cigales.

Quand le grillon voulait aller je ne sais où
Et risquer son corps frêle au vent de la tempête,
La mignonne fourmi l’enfermait au verrou,
Et son charme en faisait tellement la conquête,
Qu’il retenait l’ingrat au petit gîte honnête.
La rainette des bois et celle des cressons
Admiraient à loisir leurs gentilles façons
Quand ils poussaient au loin leurs courses conjugales,
Et l’oiseau célébrait avec force chansons
La reine des fourmis et le roi des cigales.

Ils rentraient tous les soirs à l’heure où le hibou
Gémit lugubrement comme un mauvais prophète.
Le grillon voulait bien courir le guilledou,
Mais la fourmi disait : « Je serais inquiète,
« De grâce, viens dormir ! et j’aurai l’âme en fête ! »
Ainsi toujours ! Amis du merle et des pinsons,
Chéris du scarabée, et craints des charançons,
Ils savourent en paix leurs dînettes frugales,
Et le ciel a béni dans l’herbe et les buissons
La reine des fourmis et le roi des cigales.

ENVOI.

Princesse, qui m’appris dans tes saintes leçons
Que travail et vertu sont les vrais écussons,
O toi qui de tendresse et d’amour me régales,
Ne te semble-t-il pas, dis, que nous connaissons
La reine des fourmis et le roi des cigales !

(Les Névroses, pages 156 et 157)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Ballade de la reine des Fourmis et du roi des Cigales de Maurice Rollinat

La guerre de 1870-1871 ramène Maurice Rollinat à Châteauroux. En juin 1871, il gagne Paris et occupe de petits emplois. Grâce à George Sand et à Emmanuel Arago, il entre dans les bureaux de l’Hôtel de Ville pour la reconstitution de l’état-civil. Il passe ensuite le concours de commis et est nommé au service de l’état-civil de la mairie du 7e arrondissement.

Il rêve d’être édité ; George Sand l’encourage mais l’exhorte à écrire plutôt des poésies pour les enfants. Fin 1871, il propose un recueil intitulé Tentations à l’éditeur Lemerre qui le refuse sur les recommandations d’Anatole France. À Paris, il demande conseil à Théodore de Banville, il rend visite à Victor Hugo. Dans des cafés, il fréquente d’autres poètes et s’il y a un piano, il interprète ses textes sur des musiques de sa composition. La reconnaissance commence avec la publication de quelques poèmes dans des petites revues, mais surtout avec la parution dans Le Parnasse contemporain de 1876 de son poème « Les Cheveux » :

LES CHEVEUX

J’aimais ses cheveux noirs comme des fils de jais
Et toujours parfumés d’une exquise pommade,
Et dans ces lacs d’ébène où parfois je plongeais
S’assoupissait toujours ma luxure nomade.

Une âme, un souffle, un cœur vivaient dans ces cheveux
Puisqu’ils étaient songeurs, animés et sensibles,
Moi, le voyant, j’ai lu de bizarres aveux
Dans le miroitement de leurs yeux invisibles.

La voix morte du spectre à travers son linceul,
Le verbe du silence au fond de l’air nocturne,
Ils l’avaient : voix unique au monde que moi seul
J’entendais résonner dans mon cœur taciturne.

Avec la clarté blanche et rose de sa peau
Ils contrastaient ainsi que l’aurore avec l’ombre ;
Quand ils flottaient, c’était le funèbre drapeau
Que son spleen arborait à sa figure sombre.

Coupés, en torsions exquises se dressant,
Sorte de végétal, ayant l’humaine gloire,
Avec leur aspect fauve, étrange et saisissant,
Ils figuraient à l’œil une mousse très noire.

Épars, sur les reins nus, aux pieds qu’ils côtoyaient
Ils faisaient vaguement des caresses musquées ;
Aux lueurs de la lampe ardents ils chatoyaient
Comme en un clair-obscur l’œil des filles masquées.

Quelquefois ils avaient de gentils mouvements
Comme ceux des lézards au flanc d’une rocaille,
Ils aimaient les rubis, l’or et les diamants,
Les épingles d’ivoire et les peignes d’écaille.

Dans l’alcôve où brûlé de désirs éternels
J’aiguillonnais en vain ma chair exténuée,
Je les enveloppais de baisers solennels
Étreignant l’idéal dans leur sombre nuée.

Des résilles de soie où leurs anneaux mêlés
S’enroulaient pour dormir ainsi que des vipères,
Ils tombaient d’un seul bond touffus et crespelés
Dans les plis des jupons, leurs chuchotants repaires.

Aucun homme avant moi ne les ayant humés,
Ils ne connaissaient pas les débauches sordides ;
Virginalement noirs, sous mes regards pâmés
Ils noyaient l’oreiller avec des airs candides.

Quand les brumes d’hiver rendaient les cieux blafards,
Ils s’entassaient, grisés par le parfum des fioles,
Mais ils flottaient l’été sur les blancs nénuphars
Au glissement berceur et langoureux des yoles.

Alors, ils préféraient les bluets aux saphirs,
Les roses au corail et les lys aux opales ;
Ils frémissaient au souffle embaumé des zéphirs
Simplement couronnés de marguerites pâles.

Quand parfois ils quittaient le lit, brûlants et las,
Pour venir aspirer la fraîcheur des aurores,
Ils s’épanouissaient aux parfums des lilas
Dans un cadre chantant d’oiseaux multicolores.

Et la nuit, s’endormant dans la tiédeur de l’air
Si calme, qu’il n’eût pas fait palpiter des toiles,
Ils recevaient ravis, du haut du grand ciel clair,
La bénédiction muette des étoiles.

Mais elle blémissait de jour en jour ; sa chair
Quittait son ossature, atome par atome,
Et navré, je voyais son pauvre corps si cher
Prendre insensiblement l’allure d’un fantôme.

Puis à mesure, hélas ! que mes regards plongeaient
Dans ses yeux qu’éteignait la mort insatiable,
De moments en moments, ses cheveux s’allongeaient
Entraînant par leur poids sa tête inoubliable.

Et quand elle mourut au fond du vieux manoir,
Ils avaient tant poussé pendant son agonie,
Que j’en enveloppai comme d’un linceul noir
Celle qui m’abreuvait de tendresse infinie.

Ainsi donc, tes cheveux furent tes assassins.
Leur perfide longueur à la fin t’a tuée,
Mais, comme aux jours bénis où fleurissaient tes seins,
Dans le fond de mon cœur je t’ai perpétuée.

(Dans les Brandes, pages 76 à 80)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Cheveux de Maurice Rollinat

Il participe à un petit recueil collectif Les Dixains réalistes et en 1877, fait paraître à compte d’auteur Dans les Brandes. Ce premier ouvrage contient de nombreux rondels. L’inspiration est principalement champêtre, mais certains poèmes ont une teinte macabre comme « Le Convoi funèbre » :

LE CONVOI FUNÈBRE

Le mort s’en va dans le brouillard
Avec sa limousine en planches.
Pour chevaux noirs deux vaches blanches,
Un chariot pour corbillard.

Hélas ! c’était un beau gaillard
Aux yeux bleus comme les pervenches !
Le mort s’en va dans le brouillard
Avec sa limousine en planches.

Pas de cortège babillard.
Chacun en blouse des dimanches,
Suit morne et muet sous les branches.
Et, pleuré par un grand vieillard,
Le mort s’en va dans le brouillard.

(Dans les Brandes, pages 139 et 140)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Convoi funèbre de Maurice Rollinat

Le 19 janvier 1878, Maurice Rollinat épouse Marie Sérullaz, fille d’un agent de change lyonnais. Il va consacrer à la jeune femme plusieurs poèmes sous forme d’acrostiches. Voici « Les Étoiles bleues » :

LES ÉTOILES BLEUES

Au creux de mon abîme où se perd toute sonde,
Maintenant, jour et nuit, je vois luire deux yeux,
Amoureux élixirs de la flamme et de l’onde,
Reflets changeants du spleen et de l’azur des cieux.

Ils sont trop singuliers pour être de ce monde,
Et pourtant ces yeux fiers, tristes et nébuleux,
Sans cesse en me dardant leur lumière profonde
Exhalent des regards qui sont des baisers bleus.

Rien ne vaut pour mon cœur ces yeux pleins de tendresse
Uniquement chargés d’abreuver mes ennuis :
Lampes de ma douleur, phares de ma détresse,

Les yeux qui sont pour moi l’étoile au fond d’un puits,
Adorables falots mystiques et funèbres
Zébrant d’éclairs divins la poix de mes ténèbres.

(Les Névroses, page 32)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Étoiles bleues de Maurice Rollinat

Revenu à Paris, il côtoie le milieu bohème d’artistes et d’écrivains du Quartier latin. En octobre 1878, il est un des fondateurs du club des Hydropathes présidé par Émile Goudeau. Il aimait alors dire « Le Soliloque de Troppmann », très long poème inspiré d’une histoire vraie, dont voici la fin :

LE SOLILOQUE DE TROPPMANN

(…)
Enfin ! Je les tenais, les sommes !
Tous les huit, morts ! C’était parfait !
J’allais vivre, estimé des hommes,
Avec le gain de mon forfait.

Eh bien, non ! Satan mon compère
M’a lâchement abandonné.
Je rêvais l’avenir prospère :
Je vais être guillotiné.

J’allais jeter blouse et casquette,
Je voulais être comme il faut !
Demain matin, à la Roquette,
On me rase pour l’échafaud.

Je me drapais dans le mystère
Avec mon or et mes papiers :
Dans vingt-quatre heures, l’on m’enterre
Avec ma tête entre mes pieds.

Eh bien, soit ! A la rouge Veuve
Mon cou va donner un banquet ;
Mon sang va couler comme un fleuve,
Dans l’abominable baquet ;

Qu’importe ! Jusqu’à leur machine,
J’irai crâne, sans tombereau ;
Mais avant de plier l’échine,
Je mordrai la main du bourreau !

Et maintenant, croulez, ténèbres !
Troppmann en ricanant se dit
Que parmi les tueurs célèbres,
Lui seul sera le grand maudit !

(Les Névroses, pages 284 à 292)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Soliloque de Troppmann de Maurice Rollinat

Il fréquente le salon de Jules Barbey d’Aurevilly qui lui consacre un long article intitulé « Rollinat – Un poète à l’horizon ! » publié d’abord dans Lyon-Revue de novembre 1881, puis repris dans Le Constitutionnel du 2 juin 1882. L’auteur dresse un portrait flatteur du poète et établit des comparaisons avec Charles Baudelaire et Edgar Poe. Sarah Bernhardt, sur les recommandations de Coquelin cadet, veut le connaître et l’invite à une soirée à son domicile le 5 novembre 1882. Dès le lendemain Charles Buet publie dans Le Gaulois un article intitulé « Une Célébrité de demain ». Mais surtout, Albert Wolff célèbre journaliste qui avait été aussi invité, fait paraître en première page du Figaro le jeudi 9 novembre 1882, un article retentissant sous le titre « Courrier de Paris ». Chez Sarah Bernhardt, Maurice Rollinat a commencé son récital par « La Mort des Fougères » :

LA MORT DES FOUGÈRES

L’âme des fougères s’envole :
Plus de lézards entre les buis !
Et sur l’étang froid comme un puits
Plus de libellule frivole !

La feuille tourne et devient folle,
L’herbe songe aux bluets enfuis.
L’âme des fougères s’envole :
Plus de lézards entre les buis !

Les oiseaux perdent la parole,
Et par les jours et par les nuits,
Sur l’aile du vent plein d’ennuis,
Dans l’espace qui se désole
L’âme des fougères s’envole.

(Les Névroses, page 181)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Mort des Fougères de Maurice Rollinat

Rodolphe Salis avait ouvert fin novembre 1881, le cabaret du Chat Noir. Maurice Rollinat y va régulièrement ; certaines chansons lui valent le succès comme « Mademoiselle Squelette » :

MADEMOISELLE SQUELETTE

Mademoiselle Squelette !
Je la surnommais ainsi :
Elle était si maigrelette !

Elle était de la Villette,
Je la connus à Bercy,
Mademoiselle Squelette.

Très ample était sa toilette,
Pour que son corps fût grossi :
Elle était si maigrelette !

Nez camard, voix aigrelette ;
Mais elle me plut ainsi,
Mademoiselle Squelette.

J’en fis la bizarre emplette.
Ça ne m’a pas réussi :
Elle était si maigrelette !

Elle aimait la côtelette
Rouge, et le vin pur aussi,
Mademoiselle Squelette.

Sa bouche un peu violette
Avait un parfum ranci,
Elle était si maigrelette !

Comme elle était très-follette,
Je l’aimai couci-couci,
Mademoiselle Squelette.

Au lit, cette femmelette
Me causa plus d’un souci :
Elle était si maigrelette !

Puis un jour je vis seulette,
L’œil par les pleurs obscurci,
Mademoiselle Squelette

Cherchant une gouttelette
De sang très peu cramoisi :
Elle était si maigrelette !

Sa phtisie étant complète,
Elle en eut le cœur transi,
Mademoiselle Squelette.

Alors plus d’escarpolette ;
Plus un dimanche à Passy…
Elle était si maigrelette !

Sa figure verdelette
Faisait dire au gens : « Voici
Mademoiselle Squelette ! »

Un soir, à l’espagnolette
Elle vint se pendre ici.
Elle était si maigrelette !

Horreur ! Une cordelette
Décapitait sans merci
Mademoiselle Squelette :
Elle était si maigrelette !

(Les Névroses, pages 259 à 261)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Mademoiselle Squelette de Maurice Rollinat

Son épouse Marie ne supporte plus ses fréquentations littéraires et ils se séparent définitivement en février 1882. Il est alors libre de préparer à sa guise son deuxième volume Les Névroses. Lorsque celui-ci paraît enfin en février 1883, c’est la gloire. L’ouvrage est structuré autour de cinq thèmes « Les Ames », « Les Luxures », « Les Refuges », « Les Spectres » et « Les Ténèbres ». Nous y trouvons son poème le plus connu « La Biche » :

LA BICHE

La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux :
Son petit faon délicieux
A disparu dans la nuit brune.

Pour raconter son infortune
A la forêt de ses aïeux,
La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux.

Mais aucune réponse, aucune,
A ses longs appels anxieux !
Et le cou tendu vers les cieux,
Folle d’amour et de rancune,
La biche brame au clair de lune.

(Les Névroses, page 219)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Biche de Maurice Rollinat

Nous allons aussi dire « Le Meneur de loups », chant royal, qui a vraisemblablement été inspiré par « Le meneu’ de loups », huitième partie des Légendes rustiques de George Sand (1858).

LE MENEUR DE LOUPS

Je venais de franchir la barrière isolée,
Et la stupeur nocturne allait toujours croissant
Du ravin tortueux à la tour écroulée,
Quand soudain j’entendis un bruit rauque et perçant.
J’étais déjà bien loin de toute métairie,
Dans un creux surplombé par une croix pourrie
Dont les vieux bras semblaient prédire le destin :
Aussi, la peur, avec son frisson clandestin,
Me surprit et me tint brusquement en alerte,
Car à cent pas de moi, là, j’en étais certain,
Le grand meneur de loups sifflait dans la nuit verte.

Il approchait, guidant sa bande ensorcelée
Que fascinait à peine un charme tout puissant,
Et qui, pleine de faim, lasse, maigre et pelée,
Compacte autour de lui, trottinait en grinçant.
Elle montrait, avec une sourde furie,
Ses formidables crocs qui rêvaient la tuerie,
Et ses yeux qui luisaient comme un feu mal éteint ;
Cependant que toujours de plus en plus distinct,
Grave, laissant flotter sa limousine ouverte,
Et coupant l’air froidi de son fouet serpentin,
Le grand meneur de loups sifflait dans la nuit verte.

Le chat-huant jetait sa plainte miaulée,
Et de mauvais soupirs passaient en gémissant,
Quand, roide comme un mort devant son mausolée,
Il s’en vint près d’un roc hideux et grimaçant.
Tous accroupis en rond sur la brande flétrie,
Les fauves regardaient d’un air de songerie
Courir les reflets blancs d’une lune d’étain ;
Et debout, surgissant au milieu d’eux, le teint
Livide, l’œil brûlé d’un flamboiement inerte,
Spectre encapuchonné comme un bénédictin,
Le grand meneur de loups sifflait dans la nuit verte.

Mais voilà que du fond de la triste vallée
Une jument perdue accourt en hennissant,
Baveuse, les crins droits, fumante, échevelée,
Et se rue au travers du troupeau rêvassant.
Prompts comme l’éclair, tous, ivres de barbarie
Ne firent qu’un seul bond sur la bête ahurie.
Horreur ! Sous ce beau ciel de nacre et de satin,
Ils mangeaient la cervelle et fouillaient l’intestin
De la pauvre jument qu’ils avaient recouverte ;
Et pour les animer à leur affreux festin,
Le grand meneur de loups sifflait dans la nuit verte.

En vain, rampant au bas de la croix désolée,
Je sentais mes cheveux blanchir en se dressant,
Et la voix défaillir dans ma gorge étranglée :
J’avais bu ce spectacle atroce et saisissant.
Puis, après un moment de cette boucherie
Aveugle, à bout de rage et de gloutonnerie,
Repu, léchant son poil que le sang avait teint,
Tout le troupeau quitta son informe butin,
Et quand il disparut louche et d’un pas alerte,
Plein de hâte, aux premiers rougeoiements du matin,
Le grand meneur de loups sifflait dans la nuit verte.

ENVOI.

Monarque du Grand Art, paroxyste et hautain,
Apprends que si parfois à l’heure du Lutin,
J’ai craint de m’avancer sur la lande déserte,
C’est que pour mon oreille, à l’horizon lointain,
Le grand meneur de loups sifflait dans la nuit verte.

(Les Névroses, pages 339 à 341)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Meneur de Loups de Maurice Rollinat

Mais toute médaille a son revers. Dans des articles, on parle de lui comme d’un cabotin ou d’un plagiaire d’Edgar Poe et de Charles Baudelaire. Il a souvent des maux de tête et des migraines, et aussi des problèmes d’estomac et d’intestins. Il est considéré comme un buveur d’eau, or dans les bars ou dans les salons, il est obligé de consommer des boissons alcoolisées (absinthe, bière, vermouth…), ce qui ne convient pas à sa santé. Par ailleurs, les invitations après l’article paru dans Le Figaro et la publication de son livre Les Névroses l’ont certainement fatigué. Aussi, à la fin du premier semestre 1883, Maurice Rollinat est désabusé, il craint pour sa santé et décide de quitter Paris.

Sur les conseils d’Alphonse Ponroy, il s’installe à la mi-septembre à Fresselines en compagnie de Cécile Pouettre, tout d’abord à Puy-Guillon et à partir de mars 1884 à La Pouge. Pendant près de vingt ans, il va mener une vie tranquille, recevant en toute simplicité ses amis. Claude Monet y vient de février à mai 1889 et en rapporte vingt-trois toiles. Maurice Rollinat va durant cette période composer quatre recueils de poésies : L’Abîme (1886), La Nature (1892), Les Apparitions (1896), Paysages et Paysans (1899), et un livre en prose En Errant (1903). D’importants inédits permettront de faire paraître à titre posthume, Ruminations (1904), Les Bêtes (1911) et Fin d’Œuvre (1919).

 Maurice Rollinat adore les animaux ; il est toujours entouré de chiens et de chats. Il les observe comme dans le poème « Convoitise » :

CONVOITISE

Près de l’âtre, assis droit, la queue en demi-cercle,

Sur ses petits pieds de devant,

Le chat est le voisin ronronneur et rêvant

D’une braisière sans couvercle.

De temps en temps, son poil ou son oreille vibre…

Puis, le voilà presque voûté,

Si dormant que parfois il penche d’un côté

Comme s’il perdait l’équilibre.

Or, pendant qu’il sommeille, une métamorphose

S’opère… Au lieu du vieux fricot

Mijotant sur la cendre, un succulent gigot

Cuit à la flamme longue et rose.

Par degrés, aux senteurs de l’ail et de la viande,

Le chat, toujours moins engourdi,

Tressaille, puis bâillotte, et, presque déroidi,

Hoche un peu sa tête friande.

A petits cherchements, flairant la graisse frite,

Se baisse le nez du minet

Dont le réveil s’achève et qui la reconnaît,

La broche avec sa lèchefrite !

Alors, les yeux gourmands, plein d’envie, il se hausse

Pour voir le beau rôti qui, déjà si dorant,

Avec tant de lenteur tournique, tout pleurant

Des gouttelures de la sauce.

(Les Bêtes, pages 75 et 76)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Convoitise de Maurice Rollinat

Son chien préféré est Pistolet ; il lui consacre un premier poème de son vivant et un second après sa mort :

MORT DE PISTOLET

Mon fidèle partout, sûr en toute saison,
Par qui je ruminais des chimères meilleures,
Ma vraie âme damnée, humble à toutes les heures,
Mon ami des chemins comme de la maison.

Mon veilleur qui, pour moi, faisait guetter son somme,
Qui, par sa tendre humeur, engourdissait mon mal,
M’offrant sans cesse, au lieu du renfermé de l’homme,
Dans ses bons yeux parlants, son âme d’animal.

Il repose à jamais là, mangé par la terre,
Mais je l’ai tant aimé, d’un cœur si solitaire,
Que tout son cher aspect, tel qu’il fut, me revient.

L’appel de mon regret met toujours à mes trousses,
Retrottinant, câlin sous ses couleurs bruns-rousses,
Le fantôme béni de mon pauvre vieux chien.

(Les Bêtes, pages 113 et 114)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Mort de Pistolet de Maurice Rollinat

Dans ses livres La Nature et Paysages et Paysans, il est un observateur de la vie locale. Il aime décrire les insectes, par exemple la coccinelle :

LA BÊTE A BON DIEU

La bête à bon Dieu tout en haut
D’une fougère d’émeraude
Ravit mes yeux… quand aussitôt,
D’en bas une lueur noiraude
Surgit, froide comme un couteau.

C’est une vipère courtaude
Rêvassant par le sentier chaud
Comme le fait sur l’herbe chaude,

La bête à bon Dieu.

Malgré son venimeux défaut
Et sa démarche qui taraude,
Qui sait ? Ce pauvre serpent rôde
Bête à bon Diable ou peu s’en faut :
Pour la mère Nature il vaut

La bête à bon Dieu.

(La Nature, pp. 105 et 106)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Bête à Bon Dieu de Maurice Rollinat

Il se sent proche des animaux malheureux. Dans le poème qui suit, c’est l’amour maternel qui domine malgré le handicap :

LA JUMENT AVEUGLE

Avec l’oreille et les naseaux
Y voyant presque à sa manière,
La vieille aveugle poulinière
Paissait l’herbe au long des roseaux.

Elle devait s’inquiéter
Lorsque sa pouliche follette
S’égarait un instant seulette,
Car elle cessait de brouter.

Un hennissement sorti d’elle,
Comme un reproche plein d’émoi,
Semblant crier à l’infidèle :
« Reviens donc vite auprès de moi ! »

Parfois même en son désir tendre
De la sentir et de l’entendre,
Elle venait à pas tremblants,

Lui lécher l’épaule et la tête,
Tandis que dans ses gros yeux blancs
Pleurait sa bonne âme de bête !

(La Nature, pages 159 et 160)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Jument aveugle de Maurice Rollinat

L’abbé Daure, curé de Fresselines, avait convaincu Maurice Rollinat de venir jouer de l’harmonium et de chanter lors des messes et des fêtes religieuses. Ensuite, ils sont devenus amis. Dans « L’Officiant », Maurice Rollinat décrit une scène qu’il a vécue :

L’OFFICIANT

Or donc, c’était pendant la messe de minuit :
Tout flamboyait, l’autel, la nef et la tribune,
Celle-ci, par tous les soulards de la commune,
Devenue un enfer de désordre et de bruit.

Soudain, se retournant, d’un geste exaspéré
Soulevant à demi sa chasuble de fête,
Montant ses regards durs sur cette foule bête,
Tonitruesquement rugit le grand curé :

« Vous me connaissez bien, là-bas, les bons apôtres ?
Vous savez que je peux en prendre un parmi vous,
M’en servir de marteau pour cogner sur les autres !

Voulez-vous que j’y aille ! Assez de turbulence !
Hein !… hein !… Vous vous taisez, aussi lâches que fous ! »
– Et la messe reprit dans un profond silence.

(Paysages et Paysans, page 242)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'Officiant de Maurice Rollinat

Maurice Rollinat passe beaucoup de temps à pêcher, pas simplement des poissons mais aussi des idées et des réflexions qu’il note sur un petit carnet. Il déclame aussi à haute voix ses vers pour tester leur musicalité, faisant dire aux habitants : « V’la M’ssieu Maurice qui plaide). » Voici « La bonne Rivière » lieu de vie intense pour les petits poissons :

LA BONNE RIVIÈRE

Heureux gardons, heureux barbeaux,
Aucun souci ne vous effleure
Dans la rivière des crapauds !

Là, sur ce fond bien au repos,
Pas de gravier qui vous écœure,
Heureux gardons, heureux barbeaux,

Tous avalez à tout propos
Du limon gras comme du beurre
Dans la rivière des crapauds.

L’été rallumant ses flambeaux,
Vous avez pâture meilleure,
Heureux gardons, heureux barbeaux !

Car, joncs, roseaux, buis sont si beaux
Et puis si bon tout cela fleure
Dans la rivière des crapauds

Que moucherons, grands et nabots
Viennent s’y noyer à toute heure…
Heureux gardons, heureux barbeaux !

C’est le calme plat des tombeaux,
La bonne joie intérieure
Dans la rivière des crapauds,

Qui, certains soirs, flûteurs dispos,
Vous jouent leur musique mineure…
Heureux gardons, heureux barbeaux !

Nul voisinage de hameaux !
Pas un danger ne vous épeure
Dans la rivière des crapauds.

Vos témoins sont de vieux ormeaux,
Vos bruits, ceux du rocher qui pleure…
Heureux gardons, heureux barbeaux !

Goûtez la paix ! sous vos rameaux
Que jamais l’homme ne vous leurre
Dans la rivière des crapauds !

Que le Temps y tanne vos peaux !
Que vos squelettes y demeurent…
Heureux gardons, heureux barbeaux !

Ayez des enfants par troupeaux,
Et qu’ils naissent, vivent et meurent,
Heureux gardons, heureux barbeaux,
Dans la rivière des crapauds !

(La Nature, pages 278 à 280)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La bonne Rivière de Maurice Rollinat

Maurice Rollinat s’imprègne de la vie des habitants afin de mieux les décrire. Dans le poème « Le Braconnier », nous voyons celui-ci braver les interdictions mais rester heureux et joyeux malgré les risques. Le poète n’hésite pas à lui donner la parole et nous constatons qu’il a de l’humour :

LE BRACONNIER

Contre sa jambe, à plat, collant sa canardière,
Voûtant son maigre buste au veston de droguet,
Silencieux glisseur, l’œil et l’oreille au guet,
Il longe un des plus creux dormants de la rivière,

Lorsqu’en face du bois surgit, brusque, un gendarme
Et puis un autre encore avec le brigadier.
« A trois vous n’m’aurez pas ! ouf ! Mon outil l’premier ! »
Dit l’homme qui, d’un bond, dans l’onde suit son arme.

D’un nagement de loutre il file entre deux eaux,
Atteint la berge, et, là, debout dans les roseaux,
Aux trois stupéfiés d’en face, alors il crie :

« Eh ben ! vous avez vu que je n’plong’ pas qu’un peu.
Je r’pêch’rai mon fusil lequel, moyennant Dieu,
F’ra du service encor… bonsoir la gendarm’rie ! »

(Paysages et Paysans, page 279)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Braconnier de Maurice Rollinat

Maurice Rollinat décrit aussi des ouvriers, comme le forgeron qui doit travailler à côté d’un brasier qui le cuit :

LE FORGERON

Dans sa forge aux murs bas d’où le jour va s’enfuir,
Haut, roide, et sec du cou, des jambes et du buste,
Il tire, mécanique, en tablier de cuir,
La chaîne d’acier clair du grand soufflet robuste.

Il regarde fourcher, rougeoyer et bleuir
Les langues de la flamme en leur fourneau tout fruste,
Et voici que des glas tintent sinistres… juste :
Le crépuscule alors vient de s’évanouir.

Croisant ses maigres bras poilus,
Il songe à celle qui n’est plus.
Dans ses yeux creux des larmes roulent,

Et le brasier dont il reluit,
Sur sa joue osseuse les cuit
A mesure qu’elles y coulent.

(Paysages et Paysans, page 224)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Forgeron de Maurice Rollinat

Avant de terminer, n’oublions pas Maurice Rollinat musicien. S’il n’écrit pas lui-même ses compositions et est obligé de faire appel à des « écriveurs » comme il dit, en tout, cent-trente-sept partitions ont été publiées. Voici le poème « La Musique », source de bonheur pour lui :

LA MUSIQUE

A l’heure où l’ombre noire

Brouille et confond

La lumière et la gloire

Du ciel profond,

Sur le clavier d’ivoire

Mes doigts s’en vont.

Quand les regrets et les alarmes
Battent mon sein comme des flots,
La musique traduit mes larmes
Et répercute mes sanglots.

Elle me verse tous les baume
Et me souffle tous les parfums ;
Elle évoque tous mes fantômes
Et tous mes souvenirs défunts.

Elle m’apaise quand je souffre,
Elle délecte ma langueur,
Et c’est en elle que j’engouffre
L’inexprimable de mon cœur.

Elle mouille comme la pluie,
Elle brûle comme le feu ;
C’est un rire, une brume enfuie
Qui s’éparpille dans le bleu.

Dans ses fouillis d’accords étranges
Tumultueux et bourdonnants,
J’entends claquer des ailes d’anges
Et des linceuls de revenants ;

Les rythmes ont avec les gammes
De mystérieux unissons ;
Toutes les notes sont des âmes,
Des paroles et des frissons.

O Musique, torrent du rêve,
Nectar aimé, philtre béni,
Cours, écume, bondis sans trêve
Et roule-moi dans l’infini.

A l’heure où l’ombre noire

Brouille et confond

La lumière et la gloire

Du ciel profond.

Sur le clavier d’ivoire

Mes doigts s’en vont.

(Les Névroses, pp. 49 et 50)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Musique de Maurice Rollinat

En 1903, son état de santé se dégrade. Sa compagne Cécile Pouettre décède le 24 août 1903 à Paris certainement à cause des piqures de morphine qu’elle se faisait pour ses douleurs, et non de la rage comme on l’a souvent dit. Maurice Rollinat aurait pu alors avoir un réconfort auprès de l’abbé Daure, mais celui-ci très malade, décède le 20 septembre 1903. Eugène Alluaud l’invite chez lui à Crozant, puis début octobre il l’emmène avec Léo d’Ageni, alors présent pour transcrire des partitions de musique, à Limoges où ils les installent dans un petit appartement près de son domicile. Fatigué de souffrir, Maurice Rollinat tente de se suicider avec un petit révolver, mais la blessure à la bouche est sans gravité. Il est admis le 21 octobre à la maison de santé d’Ivry où il décède le 26 octobre 1903, vraisemblablement d’un cancer colorectal. Il est inhumé à Châteauroux, au cimetière Saint-Denis.

Au XXe siècle, ses poèmes ont longtemps été appris dans les écoles. En ce début de XXIe siècle, Maurice Rollinat retient toujours l’attention des chercheurs et des amoureux de la poésie. Et bien sûr, il y a l’association des Amis de Maurice Rollinat qui entretient son souvenir par des manifestations, un prix de poésie et l’édition d’un Bulletin annuel de cent-soixante-huit pages.

 

31 juillet 2024

Régis CROSNIER.

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.