« MAURICE ROLLINAT EN UNION AVEC LA NATURE ET LES SENTIMENTS »
(Conférence de Catherine Réault-Crosnier lue à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, à la médiathèque de Châteauroux le 7 mars 2020, dans le cadre du Printemps des Poètes.)
Maurice Rollinat (1846 – 1903), poète aux mille-et-une facettes, n’a jamais fini de nous surprendre. À travers ses écrits poétiques et de prose, il affirme d’une manière certes inhabituelle mais bien présente son amour de la nature en lien avec les sentiments.
Par exemple, il ose mettre à l’honneur ce qui peut paraître insignifiant pour d’autres. Son premier recueil de poésies, Dans les brandes, est paru en 1877 sans être remarqué puis il est réédité en 1883, après le succès à Paris de son livre Les Névroses. Dans les brandes est imprégné de la campagne et des plaisirs simples de la vie où la minutie des descriptions se lie à la vivacité de la marche et à la douceur des flâneries :
LA PROMENADE CHAMPÊTRE Mai, le plus amoureux des mois, Et tous deux nous nous enfonçons Mélancolique et cher pays, – Traversons la cour du fermier : Tiens ! voici venir chevauchant, |
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Angélique, au bord du lavoir, Que nous font les terrains vaseux Là-bas, Margot jacasse avec Du fond des chemins oubliés
Et la hutte en chaume terreux, (Dans les Brandes, pages 70 à 75) |
Maurice Rollinat qui a souvent l’esprit torturé, décrit aussi des instants où il retrouve la paix et vit en symbiose avec les éléments. Alors la nature devient pour lui, un baume apaisant :
LA DÉLIVRANCE Plus d’obsessions vipérines ! De grosses perles purpurines Le zéphyr, doux à mes narines, (Dans les Brandes, pages 127 et 128) |
Les poèmes animaliers sont nombreux dans ce livre. Alors laissons place à un oiseau au travail. Dans ce rondel, Maurice Rollinat se décrit, avançant « à pas de tortue », expression qu’il répète, sorte de pas lent puis il s’efface du tableau. Il n’hésite pas à laisser la première place à l’oiseau pour ne devenir qu’un élément de passage.
LE PIVERT Dans la grande chênaie, à l’ombre du coteau, – Son long bec, lui servant de vrille et de
couteau, Et gai, puisque mon crâne échappe à son étau, (Dans les Brandes, pages 159 et 160) |
Entrons maintenant dans son livre le plus connu, celui qui est à l’origine de son succès parisien, Les Névroses, paru en 1883. Maurice Rollinat passionné par ses créations, sait combien la vie est un fil fragile, ayant vécu comme un drame la mort de plusieurs de ses proches dont celle de l’être qu’il aimait le plus au monde, son père, François Rollinat. Le poète reconnait combien nous sommes peu de choses.
MEMENTO QUIA PULVIS ES Crachant au monde qu’il effleure Avant la Mort. Puis, la main froide et violette, Pendant la Mort. Enfin, l’homme se décompose, Après la Mort ! (Les Névroses, pages VII et VIII) |
À côté des poèmes de Maurice Rollinat qui ont contribué à sa renommée parisienne, d’autres ne prêtent pas de mine et pourtant nous transmettent un message inhabituel, pas celui du fort qui gagne mais celui des petites gens tel :
LE PETIT PIERROT Entre les fils du télégraphe Nul éclair ne met son paraphe Comme il sautille ! Comme il piaffe ! (Les Névroses, page 207) |
Maurice Rollinat affirme aussi ses idées à travers ses hommages à de nombreux artistes et écrivains tels Chopin, Balzac, Léonard de Vinci avec La Joconde ou encore Edgar Poe dont la poésie était alors plus connue en France que dans son pays, l’Amérique. Rollinat nous entraîne alors dans sa facette sombre, celle de l’effroi hypnotique. La nature est ici présente à travers le Corbeau et le lynx.
EDGAR POE Edgar Poe fut démon, ne voulant pas être Ange. Il cherchait dans le gouffre où la raison s’abîme Chaste, mystérieux, sardonique et féroce, Devant son œil de lynx le problème s’éclaire : (Les Névroses, page 56) |
Avec Maurice Rollinat, les animaux sont très souvent à l’honneur. Le chat qu’il décrit, nous hypnotise dans ce poème dédié au romancier et nouvelliste français, Léon Cladel (1835 – 1892). Dans le premier vers, le poète cite Baudelaire qui a tant écrit sur les chats dans tous leurs états. N’oublions pas que Rollinat était l’ami des bêtes, même les plus repoussantes pour beaucoup. À la campagne, il était aussi toujours entouré de chats, en plus de ses chiens familiers. Nous ne nous lassons pas de son art de décrire avec vivacité et talent, cet animal pris sur le vif dans de multiples états, à la fois félin ou câlin, sauvage impulsif ou tendre familier.
LE CHAT A Léon Cladel. Je comprends que le chat ait frappé Baudelaire Femme, serpent, colombe et singe par la grâce, Vivant dans la pénombre et le silence austère Tour à tour triste et gai, somnolent et folâtre, Sur le bureau couvert de taches d’encre bleue Quand il mouille sa patte avec sa langue rose Accroupi chaudement aux temps noirs de décembre Entre les vieux chenets qui figurent deux nonnes |
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Il se dit que l’été, par les bons clairs de lune, Sa luxure s’aiguise aux râles de l’alcôve, Quand il bondit enfin sur la couche entr’ouverte, Pour humer les parfums qu’y laisse mon amante, Alors il se pourlèche, il ronronne et miaule, Son passé ressuscite, il revoit ses gouttières Panthère du foyer, tigre en miniature, (Les Névroses, pages 103 à 106) |
Sarah Bernhardt, actrice et tragédienne française de renommée internationale, reconnaît la valeur de Maurice Rollinat et le fait connaître à Paris lors de la soirée du 5 novembre 1882 relatée par Albert Wolff dans son article « Courrier de Paris » paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882. Femme de caractère, elle lui assure le succès. Réclamé dans les salons, il a ses admirateurs mais aussi ses détracteurs ce qu’il n’accepte pas. Il ressent alors un grand mal d’être lié à la remise en cause de son talent. Il quitte Paris en septembre 1883.
Avec une comédienne, Cécile Pouettre dit de Gournay, il part se réfugier dans la Creuse, à Fresselines, tout d’abord au moulin de Puy Guillon, lieu très sauvage, puis dans une maisonnette isolée à l’extrémité du bourg.
Il intitule son livre paru en 1886, L’Abime, titre révélateur, traduisant l’intensité de sa douleur psychique. Contrairement aux apparences, nous pouvons parler de courage car Rollinat a eu celui de partir loin de ce monde menteur où ses détracteurs le donnaient en pâture dans les journaux, en rendant insignifiant son art, le réduisant à un simple copiste de Baudelaire. Tout est sombre autour de lui jusqu’au fond de son âme. Nous pouvons nous étonner du message de ce poète qui exprime avec talent, la futilité de nos vies.
LA VANITÉ Tel trappiste de l’Incroyance « Comme tous mes frères mauvais, Je suis cette ébauche terreuse, Ma vision d’inanité Je sais que ma pensée avide, C’est pourquoi rejetant l’orgueil Mon esprit, ma bête et mon âme |
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Inutile corrosion Comme une taupe dans la terre Ma volonté se sent moisir Jusqu’au fossé du cimetière, Cet ici-bas ne m’étant rien, Je chauffe ma philosophie Donc, s’en remettant à son sort |
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Plus d’affection qui m’enchaîne ! Il semblerait qu’en ce chemin Et pourtant, sachant sa piqûre Dès l’attaque, j’ai pardonné, D’où vient que la mansuétude Vieil arbitre, rassure-moi ! – Eh bien ! dit le Cœur, fais relâche (L’Abîme, pages 148 à 153) |
Maurice Rollinat continue de créer. En 1892, paraît La Nature, livre de 342 pages, dans lequel nous retrouvons sa facette proche de la campagne, des animaux étranges qu’il ose mettre étonnamment à la première place telle cette bête si dynamique qui sous la plume de l’écrivain, devient un être doué de sentiments :
LE VISITEUR Encore là se repelotonne Plutôt que de se laisser croître Plutôt que de hanter l’ortie, Au lieu de vaguer à la nage Et ne vous imaginez point On a beau le chasser, toujours on le rencontre ! A la même heure, il se remontre, Elle se saurait donc, la triste créature Moins répugnante à l’être humain (La Nature, pages 137 à 139) |
Tout près, le poète décrit des humains inhabituellement mis à l’honneur. Il a l’art d’exprimer l’émotion comme dans ce poème, traduisant de manière respectueuse la déchéance d’un homme de la campagne :
LE LABOUREUR Agonisant d’un mal qui traîne Soudain, spectral, il se relève Entre ces frères de charrue Puis, des pleurs baignent ses yeux mornes, (La Nature, pages 177 et 178) |
Le poète sait rendre un hommage fort à la nature, sans ostentation mais en gardant toujours l’admiration pour la beauté qu’elle révèle comme dans le poème qui clôt ce livre.
LA PRIÈRE Plus que le genou qui fléchit On est vraiment religieux La périssable créature Par l’effarement de l’abime Le cœur tend et monte vers lui On dit sa gloire et sa louange On lui montre qu’on le vénère Votre silence le célèbre Tel soir de pluie, un solitaire Écoutant le Vent il l’invoque, Quel sacrifice, quelle fête Jouir, Souffrir, Penser les choses Et surtout grande est la prière (La Nature, pages 342 à 345) |
Maurice Rollinat continue son chemin de création au fil du temps. En 1996, paraît Les Apparitions, livre de 302 pages où nous côtoyons les gens de la campagne, de diverses horizons, le charbonnier, le batelier, le vieux pauvre ou encore un être effrayant :
LE MALFAITEUR Un soir d’hiver, un homme vient Mais, prudemment, du pas, de l’œil et de l’oreille La fine hôtelière surveille. Elle voit l’homme au lit, par le trou de la porte, Et l’entend dire : « Où diable est caché son trésor ?… Au fait, reposons-nous d’abord !… Nous le trouverons bien, quand elle sera morte. » A peine a-t-il éteint que dix doigts tout à coup Se plantent crochus dans son cou… Et la vieille raille et lancine Son agonie obscure et qu’elle fait traîner, Ricanant : « Tu venais, toi pour m’assassiner ?… Eh bien ! c’est moi qui t’assassine ! » (Les Apparitions, pages 230 et 231) |
Bien sûr, Maurice Rollinat n’oublie pas de nous montrer la nature qu’il n’a jamais fini de décrire dans la diversité des possibilités variant à l’infini. Admirons son art d’humaniser les paysages, de capter notre attention sans jamais nous lasser.
ORAGE EN FORÊT La forêt gigantesque accomplit sa torpeur Sous l’orageux vermeil Du soleil ; Tout s’y prostre accablé de songe et de stupeur. D’un oiseau qui voltige Nul éveil ! Y couve un tourbillon qui vous donne la peur, Leur cime ayant alors l’inerte de leurs troncs, Ces grands arbres lépreux Sont affreux, Tels que lorsque la nuit vêt leurs pieds et leurs fronts Ils se dressent tragiques, Bossus, creux, De vieillesse et d’horreur sous leurs feuillages ronds. Sur l’herbe qui croupit blême par le plein jour Ils dégagent encor De la mort Maintenant, s’épaissit l’air qui vibrait autour : C’est une vapeur peinte De décor… Dans ce caveau des bois qui chauffe comme un four. En la morne clairière où l’obscur filet d’eau A tu son gazouillis, Du treillis Vague, une ombre qui fait un plus vague rideau. De grandes formes blanches Aux fouillis Semblant soulever un invisible fardeau. Encore s’aggravant du chant mystérieux Du crapaud si perdu, Plein et nu Sur les chênes, partout, le silence des cieux. Et le soir long à naître Est venu, Apporte la tempête aux arbres anxieux. |
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Et c’est elle en effet qu’il prédit ! Tout à coup Tremble avec des arrêts La forêt… Des grands souffles du vent qui font comme un remous. Et puis, la voûte craque, Et, d’un trait, Précipitant l’éclair et des grondements fous. La pluie en se ruant comme un torrent des airs Acharne encor le vent Qui la fend, Sillonnant sa rumeur de hurlements amers. Les tonnerres s’écroulent, Se suivant. Dans un noir ténébreux comme le fond des mers, Si convulsifs qu’on les dirait déracinés, Les arbres se crispant En serpents Ils emmêlent tordu leur feuillage fané Que l’eau croulante baigne, L’écharpant, Au rouge flamboiement des éclairs forcenés. Et c’est le chaos gouffre où le bois tout entier S’engloutit ondoyant, Tournoyant Jusqu’à ce que l’orage ait fini d’effrayer La lune qui, livide, Souriant Sur la grande forêt qui va resommeiller. (Les Apparitions, pages 198 à 203) |
Dans son livre Paysages et Paysans (1899) de 320 pages, le poète décrit de nombreuses anecdotes à travers des personnes prises sur le vif tel « Le Père Éloi », « Trois ivrognes », « Le Vieux Pâtre » ou encore :
LE DISTRAIT Le bon père Sylvain, ayant bu sa chopine, Des bras et du bonnet opine Qui vient de l’appeler en riant : « Vieux distrait ! » « C’est ben vrai ! Je l’dis sans mystère, Fait, goguenardement, le vieux père Sylvain. En vill’, cheux nous, où que j’me mouve, L’nouveau-né d’ma voisine étant donc mort-défunt, J’fus à l’enterr’ment comm’ chacun. Asseyez-vous ! qu’on m’dit, pèr’ Sylvain ! J’prends une chaise, J’étais pas mal, sans être à l’aise… (Paysages et Paysans, pages 121 et 122) |
Ailleurs, nous découvrons des merveilles cachées comme à travers ces fragiles fleurs auxquelles le poète donne la première place dans un poème très original dans sa manière de traiter ce sujet, entre vie et mort :
PITIÉ DES PÂQUERETTES Les marguerites de la haie Toutes, par ce soleil brûlant, Contre la mouche qui voltige, On dirait qu’au pied du talus, Une espèce de frisson tendre Comme pour les remercier Il va devenir la pâture (Paysages et Paysans, pages 308 et 309) |
Terminons cette conférence par les deux livres de prose écrits par Maurice Rollinat. Tout d’abord, En Errant, préparé de son vivant et paru en 1903, peu après sa mort, est constitué de pensées fortes, réunies par chapitre, sous un titre dont « Pêcheurs de Truites », « La grande Cheminée », « Les Mains », « La Lanterne sourde », « Prairies enchantées » ou encore ces extraits de « Nature et Fantastique » :
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Dans Ruminations, livre de 296 pages, paru en 1904, Maurice Rollinat nous présente des textes très différents, n’hésite pas à franchir les frontières de la mort de multiples manières, preuve de courage, pour retrouver l’empreinte des morts. Peut-être pense-t-il à ceux qu’il a aimés et en premier à son père ?
De même que par la pensée on ressuscite les morts, par elle aussi, on arrive à vivre avec de chers absents. Rouvrant les yeux après les y avoir fermés, on voit plus clair dans les ténèbres ; ainsi, après avoir descendu longtemps sa mémoire au fond de soi-même, dans ce que l’on croit la nuit de son âme, on lui acquiert plus de sagacité chercheuse et d’acuité visionnaire. En s’exerçant à s’approfondir, le souvenir vous montre exactement tels qu’ils sont tous, ceux que l’on voudrait auprès de soi. Il vous représente leurs traits, leurs allures, leurs tics, leurs infirmités, leur grâce ou leur gaucherie, leur élégance ou leur rusticité de manières comme de costume ; par lui, vous distinguez toutes les expressions de leurs regards, les moindres plis sourieurs de leurs lèvres, vous entendez le son véritable de leur rire ou de leur parole, cru ou voilé, avec toutes les nuances vocales du parler ordinaire, du cri d’appel, du chuchotement, du soupir. A travers les lointains des plaines, des océans, des montagnes, l’âme sans limites qui transperce et franchit tout, vous fait assister au jeu extérieur de leur personne, à leurs occupations familières, à la continuation méthodique de leurs routinières habitudes. Si les natures aimantes savaient se souvenir, si chez elles la mémoire des sens se doublait de la profonde et rumineuse évocation de la pensée, elles finiraient presque par combler le vide de l’absence où elles n’auraient plus que le seul regret d’étreindre des ombres et d’embrasser des fantômes. Grâce à cette magie de la mémoire tendre et passionnée – à part les nostalgies de votre être charnel – est-ce que votre cœur ne bat pas plus étroitement sur celui de l’aimée, à cause de son éloignement même qui vous la rend plus chère en la rendant plus changeable et plus aventurée ? On pourrait presque dire qu’alors le libre et surnaturel élancement de votre pensée vers la sienne provient de l’invisibilité, de la spiritualité de sa présence, aussi précise pourtant qu’impalpable ; qu’il résulte de l’immatérialité de ses organes qui, par l’enchantement féerique de votre appel, mis en correspondance avec les vôtres, vous signifient, vous expriment en purs frissons d’esprit, par les seuls fluides de l’âme, tout le corporel connu, toute la physique identité de sa personne. (Ruminations, pp. 38 à 40) |
En conclusion, Maurice Rollinat est un créateur aux multiples facettes qui suit sa route, contre vents et marées ; plus concrètement, il varie à l’infini, la force de son message à décoder au fil de l’instant et de notre pensée.
Janvier 2020.
Catherine RÉAULT-CROSNIER
NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.
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