Maurice Rollinat, les sentiments

 

 

(Texte lu à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, le 16 novembre 2013 à Argenton-sur-Creuse, dans le cadre de la soirée de poésie des journées annuelles de l’association des Amis de Maurice Rollinat.)

 

 

Les sentiments correspondent à un état affectif causé par une impression d’ordre intellectuel ou moral. En littérature, il peut s’étendre au sentiment des impressions, du sublime, de la fierté… Abordons en premier les sentiments forts, L’AMOUR et LA HAINE sur lesquels se greffent l’ensemble des autres sentiments, la douceur et la violence, la force et la faiblesse, la différence et l’indifférence, la douleur, la souffrance, le pessimisme et l’optimisme, l’intériorisation et l’extériorisation…

Chez Maurice Rollinat, les sentiments sont exacerbés car il n’est jamais indifférent. Nous remarquerons de plus que Rollinat peut être contradictoire dans ses avis pourtant affirmés. Mais n’est-ce pas le lot de tout humain d’être attiré par des extrêmes qui s’opposent ?

 

L’AMOUR

De nombreux poèmes témoignent de sa position passionnée pour l’amour, auréolée de sensualité, de regrets, de remords, dans un questionnement jamais achevé.

J’ai déjà abordé sa vision de l’amour dans une autre conférence, « Maurice Rollinat, couleur femme » dans laquelle ressort son attrait pour la chair des femmes contrebalancé par la recherche d’un idéal. Maurice Rollinat, adolescent à Châteauroux, est déjà séduit par le corps féminin et attiré par la luxure. Jeune adulte, son goût pour la sensualité s’exacerbera.

Pour le côté instinct et volupté, il exprime avec finesse, ses sensations liées à l’expression de la jouissance :

LÈVRES PÂMÉES

Les lèvres des femmes pâmées
Ont des sourires qui font peur
Dans la convulsive torpeur
Qui les tient à demi fermées.

Quand leurs plaintes inanimées
S’exhalent comme une vapeur,
Les lèvres des femmes pâmées
Ont des sourires qui font peur.

Le désir qui les a humées
Recule devant leur stupeur,
Et le mystère enveloppeur
Clôt dans ses gazes parfumées
Les lèvres des femmes pâmées.

(Les Névroses, p. 71)

Lors de sa période parisienne, d’un peu plus de dix ans, il apprécie la vie bohême, de luxure et de plaisir. En contradiction avec cet état d’esprit, il prend la décision de se marier et recherche la femme idéale. Il est difficile de faire la part entre un sentiment vrai et un intérêt financier, sa mère lui ayant alors fait miroiter un temps, une rente et la demeure de Bel-Air s’il se marie (Régis Miannay, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, p. 24).

Il se marie donc (le 18 janvier 1878), à l’âge de trente-deux ans, avec Marie Sérullaz qui en avait vingt-trois. Marie, jeune fille de la bourgeoisie, pieuse, instruite, savait dessiner, peindre, jouer du piano. Les sentiments de Rollinat pour Marie sont indéniables au début de leur mariage. Il parle d’elle, dans de nombreux poèmes ciselés avec art, tel cet acrostiche « L’ange gardien » :

L’ANGE GARDIEN

Archange féminin dont le bel œil, sans trêve,
Miroite en s’embrumant comme un soleil navré,
Apaise le chagrin de mon cœur enfiévré
Reine de la douceur, du silence et du rêve.

Inspire-moi l’effort qui fait qu’on se relève,
Enseigne le courage à mon corps éploré,
Sauve-moi de l’ennui qui me rend effaré,
Et fourbis mon espoir rouillé comme un vieux glaive.

Rallume à ta gaîté mon pauvre rire éteint ;
Use en moi le vieil homme, et puis, soir et matin,
Laisse-moi t’adorer comme il convient aux anges !

Laisse-moi t’adorer loin du monde moqueur,
Au bercement plaintif de tes regards étranges,
Zéphyrs bleus charriant les parfums de ton cœur !

(Les Névroses, p. 21)

Il se sépare de sa femme début 1882 (Émile Vinchon, La Vie de Maurice Rollinat, p. 114). À partir de 1883, il vit à Fresselines et y reste pendant vingt ans jusqu’à sa mort. Cécile Pouettre, une comédienne qu’il a connue à Paris, l’accompagne et discrète compagne, restera avec lui, jusqu’à la fin de sa vie. Il n’a publié aucun poème sur elle. Dans son livre La vie de Maurice Rollinat, Émile Vinchon nous fait connaître un poème inédit de Rollinat, un acrostiche assez banal à Cécile. Il a le mérite d’exister et de montrer l’attachement du poète pour sa compagne. Il écrit : « Sauve-moi du mauvais sort ! ». Il avait déjà eu ce type de demande avec sa femme Marie pour qu’elle apaise son chagrin. Rollinat précise au sujet de Cécile :

« Voici un pauvre petit sonnet-acrostiche improvisé pour ma bonne petite alouette :

Cécilette, Madone à moi,
Etanche un peu ma soif de toi !
Calme un pauvre mélancolique
Ingénûment diabolique.

Laisse ta tendresse angélique
Exaucer bientôt ma supplique.
Partout je subirai ta loi
Obéissant et plein d’émoi.

Use à ta guise de mon âme
Et sers-toi de ma liberté !
Tu m’as conquis, chère beauté.

Ton joug me relève et m’enflamme :
Règne sur moi jusqu’à la mort
Et sauve-moi du mauvais sort ! »

(Émile Vinchon, La vie de Maurice Rollinat, pp. 149 et 150)

 

Rollinat vit entre DOUCEUR ET VIOLENCE. Ses poèmes traduisent bien ces deux états extrêmes, la douceur près de l’ange gardien ou d’un paysage paisible, mais aussi la violence, dans la campagne, dans la tempête en correspondance avec ses sentiments, comme dans le texte « L’étang rouge » (en Brenne).

Entre un idéal et la vie concrète d’homme marié, après plus de dix ans de vie bohême, il n’est pas étonnant que Rollinat déchante. Les querelles et l’incompréhension réciproque prennent le pas sur cet amour dont il attendait tant et certainement trop. Il reste tiraillé entre l’exacerbation du charnel et la soif d’une présence aimante. Rollinat exprime son sentiment de doute, SA MÉFIANCE dans son poème « Les yeux » qui annoncent déjà l’époque de la RANCŒUR.

LES YEUX

Les diverses teintes des yeux
Évoquent les lointains, les ondes,
La pierre, les forêts profondes,
Les grèves, le gouffre et les cieux ;

Paupières à peine décloses,
Ils remontrent, fondus en eux,
Tous les coloris lumineux,
Tous les miroitements des choses.

Certains dans le rire et les pleurs
Apparaissent comme des fleurs,
Comme des étoiles de songe.

Ah ! si l’on pouvait confiant
N’avoir jamais en les voyant
Peur d’un sarcasme ou d’un mensonge !

(Fin d’Œuvre, pp. 81 et 82)

De même, le temps de la rancœur est net dans « La parole ». Rollinat est désabusé, n’a plus confiance en l’autre, sans se rendre compte qu’inversement, on ne peut avoir confiance en lui.

LA PAROLE

Avec le masque du mensonge
La parole suit son chemin,
Rampe aujourd’hui, vole demain,
Se raccourcit ou bien s’allonge.

Elle empoigne comme une main
Et se dérobe comme un songe.
Avec le masque du mensonge
La parole suit son chemin.

Cœurs de gaze et de parchemin,
Chacun la boit comme une éponge,
Et jusqu’au fond du gouffre humain
Elle s’insinue et se plonge
Avec le masque du mensonge.

(Les Névroses, p. 31)

Rollinat très attiré par la sensualité et par la sexualité, reconnaît que cette emprise peut être perverse, malsaine.

L’AMOUR

L’Amour est un ange malsain
Qui frémit, sanglote et soupire.
Il est plus moelleux qu’un coussin,
Plus subtil que l’air qu’on respire,
Plus provocant qu’un spadassin.

Chacun cède au mauvais dessein
Que vous chuchote et vous inspire
Le Dieu du meurtre et du larcin,

L’Amour.

Il voltige comme un essaim.
C’est le prestigieux vampire
Qui nous saigne et qui nous aspire ;
Et nul n’arrache de son sein
Ce perfide et cet assassin,

L’Amour !

(Les Névroses, p. 79)

 

JAMAIS NE VIENDRA LE TEMPS DE LA HAINE car Rollinat la refuse comme il l’affirme dans ce rondel « L’envie » où il plaint ceux qui font le mal. Maurice Rollinat crie dans une sorte de prière, un leitmotiv, « Paix à ces malheureux esprits ».

L’ENVIE

Paix à ces malheureux Esprits
En qui la Haine s’accoutume
Et dont le destin se résume
A mâcher des venins aigris.

La justice étouffe leurs cris
Et les rabat dans leur écume :
Paix à ces malheureux esprits
En qui la Haine s’accoutume.

Pauvres nains tors et rabougris
Que leur impuissance consume !
Plaignons-les donc sans amertume
Et pardonnons-leur sans mépris :
Paix à ces malheureux Esprits.

(Les Névroses, p. 42)

Rollinat extériorise son doute et questionne sa bien-aimée car il n’a plus confiance. L’âme sœur lui semble si lointaine. Mais n’est-ce pas parce que Rollinat recherche un idéal, un amour absolu impossible à atteindre ?

L’INTROUVABLE

Ton amour est-il pur comme les forêts vierges,
Berceur comme la nuit, frais comme le Printemps ?
Est-il mystérieux comme l’éclat des cierges,
Ardent comme la flamme et long comme le temps ?

Lis-tu dans la nature ainsi qu’en un grand livre ?
En toi, l’instinct du mal a-t-il gardé son mors ?
Préfères-tu, – trouvant que la douleur enivre, –
Le sanglot des vivants au mutisme des morts ?

Avide de humer l’atmosphère grisante,
Aimes-tu les senteurs des sapins soucieux,
Celles de la pluie âcre et de l’Aube irisante
Et les souffles errants de la mer et des cieux ?

Et les chats, les grands chats dont la caresse griffe,
Quand ils sont devant l’âtre accroupis de travers,
Saurais-tu déchiffrer le vivant logogriphe
Qu’allume le phosphore au fond de leurs yeux verts ?

Es-tu la confidente intime de la lune,
Et, tout le jour, fuyant le soleil ennemi,
As-tu l’amour de l’heure inquiétante et brune
Où l’objet grandissant ne se voit qu’à demi ?

S’attache-t-il à toi le doute insatiable,
Comme le tartre aux dents, comme la rouille au fer ?
Te sens-tu frissonner quand on parle du diable,
Et crois-tu qu’il existe ailleurs que dans l’enfer ?

As-tu peur du remords plus que du mal physique,
Et vas-tu dans Pascal abreuver ta douleur ?
Chopin est-il pour toi l’Ange de la musique,
Et Delacroix le grand sorcier de la couleur ?

As-tu le rire triste et les larmes sincères,
Le mépris sans effort, l’orgueil sans vanité ?
Fuis-tu les cœurs banals et les esprits faussaires
Dans l’asile du rêve et de la vérité ?

– Hélas ! autant vaudrait questionner la tombe !
La bouche de la femme est donc close à jamais
Que, nulle part, le Oui de mon âme n’en tombe ?…
Je l’interroge encore et puis encore… mais,
Hélas ! autant vaudrait questionner la tombe !…

(Les Névroses, pp. 38 et 39)

 

LA FAMILLE, L’AMITIÉ

Rollinat est aussi en recherche d’amitié vraie mais sa manière de l’être est déroutante.

Il aime ses parents de manière différente. Plus proche de son père, François Rollinat (1806 –1867), il le décrit au travail dans une strophe de son poème « A travers champs » qui se réfère certainement à leur maison de campagne de « Bel-Air » située sur la commune de Ceaulmont près d’Argenton-sur-Creuse, où ses parents venaient se ressourcer avec leurs deux fils. Maurice Rollinat, plaint son « pauvre père », pour les soucis que lui apporte son travail laborieux et délicat :

(…)
Là, fuyant code et procédure,
Mon pauvre père, chaque été,
Venait prendre un bain de verdure,
De poésie et de santé.
(…)

(Dans les Brandes, p. 11)

Il est moins à l’aise avec sa mère, Isaure née Didion (1820 – 1904), qui est plus stricte ; il peut s’opposer à elle. Cependant leur correspondance nous donne des preuves de leur attachement réciproque. Il ne la décrit pas dans un poème mais lui dédie « Le goût des larmes », (Les Névroses, p. 28) dans lequel dominent l’angoisse, le macabre. Nous citerons ce poème baigné de « ruisseaux de larmes » dans le chapitre sur le pessimisme de Rollinat.

Il aime son frère Émile (1843 – 1876) et en donne des nouvelles à sa mère dans une lettre chaleureuse. Il décrit sa joie de voir son frère marié, heureux avec sa femme Marie et ses beaux-parents, M. et Mme Ozouf, à Paris : « J’ai remarqué avec plaisir qu’il existe entr’elle et son mari une harmonie parfaite. (…). Ils peuvent s’aimer d’amour, mais ce qui vaut mieux encore, ils s’aiment immatériellement, parce qu’ils ont l’un pour l’autre une mutuelle estime, et que jusqu’à présent leurs caractères n’en font qu’un. » (lettre de Maurice Rollinat à sa mère expédiée de Paris le 28 septembre 1874)

Le poème de Maurice Rollinat, « Les deux petits frères » peut peut-être se référer aux souvenirs de Maurice Rollinat revenant de l’école avec son frère.

LES DEUX PETITS FRÈRES

Ils s’en reviennent de l’école,
Un livre dans leur petit sac.
– Au loin, on entend le ressac
De la Creuse qui dégringole.

L’aîné rapporte une bricole,
De la chandelle et du tabac.
Ils s’en reviennent de l’école,
Un livre dans leur petit sac.

Mais la nuit vient ; dans sa rigole
La grenouille fait son coac,
Et tous les deux, ayant le trac
Et tirant leur pied qui se colle,
Ils s’en reviennent de l’école.

(Dans les Brandes, pp. 232 et 233)

Maurice Rollinat dédie à son frère Émile, un poème, « Les larmes du monde » dans lequel la douleur envahit la scène. L’univers est fantastique, la nature à l’état sauvage. Rollinat ne reflète aucunement ses sentiments mais transmet ses pleurs. Nous savons que son frère aîné était de tempérament névrosé et s’est suicidé à trente-trois ans (1876). Il n’est donc pas étonnant que le poète pleure toutes « les larmes du monde ».

LES LARMES DU MONDE

A la mémoire de mon frère Émile Rollinat.

Dans les yeux de l’Humanité
La Douleur va mirer ses charmes.
Tous nos rires, tous nos vacarmes
Sanglotent leur inanité !

En vain l’orgueil et la santé
Sont nos boucliers et nos armes,
Dans les yeux de l’Humanité
La Douleur va mirer ses charmes.

Et l’inerte Fatalité
Qui se repait de nos alarmes,
Sourit à l’océan de larmes
Qui roule pour l’éternité
Dans les yeux de l’Humanité !

(Les Névroses, p. 12)

Abordons l’amitié de Maurice Rollinat avec le poète Raoul Lafagette. Raoul Lafagette est venu rendre visite à François Rollinat vers la fin de vie, pour qu’il soit reçu, par George Sand afin qu’elle lui donne des conseils sur ses écrits. François Rollinat sur son lit de mort, a demandé à Raoul Lafagette d’aider son fils Maurice sur son chemin de poésie. Raoul Lafagette lui promet et tient parole. Maurice Rollinat lui en sera reconnaissant et leur amitié durera toute la vie. (« Un article posthume de Raoul Lafagette sur Maurice Rollinat », Revue du Berry et du Centre, n° V, de septembre-octobre 1934)

Dans sa correspondance avec son ami, Rollinat donne des preuves d’une amitié sincère et lui rend des services par exemple il porta lui-même à des critiques, des exemplaires du nouveau recueil de son ami (Les Mélodies païennes). (Régis Miannay, Maurice Rollinat, poète et musicien du fantastique, p. 132)

Rollinat a dédié deux poèmes à Raoul Lafagette, « Les bienfaits de la nuit » (Les Névroses, p. 17) et « Nuit tombante » (Les Névroses, p. 140). Ils sont emplis d’un monde étonnant, bien loin de tout humain ; des images fantastiques se détachent, « soleil défunt », « saules convulsés et difformes », « ormes crevassés ». Nous pénétrons dans l’univers de Rollinat, près d’une nature omniprésente, concrètement décrite avec précision et en même temps, déformée par la vision tourmentée du poète.

NUIT TOMBANTE

A Raoul Lafagette.

Les taureaux, au parfum

De la mousse,

Arpentent l’herbe rousse,

Et chacun

Beugle au soleil défunt ;

La rafale qui glousse

Se trémousse

Dans l’air brun.

Et le ravin cruel,

Sourd et chauve,

A l’humidité fauve

D’un tunnel ;

Et comme un criminel,

Le nuage se sauve,

Gris et mauve,

Dans le ciel.

Des saules convulsés

Et difformes,

Des trous, des rocs énormes,

Des fossés,

Des vieux chemins gercés,

Des buissons multiformes,

Et des ormes

Crevassés,

De l’eau plate qui dort

Dans la terre,

Noire et plus solitaire

Qu’un remord :

Un long murmure sort,

Un long murmure austère

De mystère

Et de mort.

Au clapotis que font

Les viornes,

Sous la voûte sans bornes

Et sans fond,

Tout s’éloigne et se fond ;

L’ombre efface les cornes

Des bœufs mornes

Qui s’en vont.

 Et l’escargot sans bruit

Rampe et bave ;

L’obscurité s’aggrave,

Le vent fuit ;

Et l’oiseau de minuit

Flotte comme une épave

Dans la cave

De la nuit.

(Les Névroses, pp. 140 à 142)

 

LE PESSIMISME est un trait de caractère indéniable du poète. Dans un crescendo sombre, le sinistre côtoie la douleur et la souffrance qui entrent en résonance avec le plus profond de lui-même. Rollinat imprégné de larmes, erre parmi des visions au bord du « gouffre » et se décrit « mort ». Résigné, il se complait dans le malheur.

LE GOÛT DES LARMES

A ma Mère.

L’Énigme désormais n’a plus rien à me taire,
J’étreins le vent qui passe et le reflet qui fuit,
Et j’entends chuchoter aux lèvres de la Nuit
La révélation du gouffre et du mystère.

Je promène partout où le sort me conduit
Le savoureux tourment de mon art volontaire ;
Mon âme d’autrefois qui rampait sur la terre
Convoite l’outre-tombe et s’envole aujourd’hui.

Mais en vain je suis mort à la tourbe des êtres :
Mon oreille et mes yeux sont encor des fenêtres
Ouvertes sur leur plainte et leur convulsion ;

Et dans l’affreux ravin des deuils et des alarmes,
Mon esprit résigné, plein de compassion,
Flotte au gré du malheur sur des ruisseaux de larmes.

(Les Névroses, p. 28)

 

Pourtant L’OPTIMISME de Rollinat n’est pas un leurre même s’il est déroutant car il prend une forme inhabituelle, étrange, en contradiction avec les pensées de la plupart des gens. Par exemple, Rollinat peut exprimer une vision positive lorsqu’il réhabilite les serpents. Dans « La Bête à Bon Dieu », il défend le reptile mal-aimé, l’humanise. Dans la « Villanelle du Ver de terre », il nous fait partager la journée du ver de terre pour que nous en ayons pitié. Dans « Le ver luisant », il nous transmet une forme de moralité puisqu’il admire comme un trésor, ce minuscule ver luisant que d’autres pourraient trouver sans intérêt. Lui, il sait que la richesse n’est pas dans l’or mais dans les petites choses. Rien ni personne parmi les délaissés, ne le rebute car il reste fasciné par l’étrangeté, l’inhabituel, le fantastique.

LA BÊTE A BON DIEU

La bête à bon Dieu tout en haut
D’une fougère d’émeraude
Ravit mes yeux.... quand aussitôt,
D’en bas une lueur noiraude
Surgit, froide comme un couteau.

C’est une vipère courtaude
Rêvassant par le sentier chaud
Comme le fait sur l’herbe chaude,

La bête à bon Dieu.

Malgré son venimeux défaut
Et sa démarche qui taraude,
Qui sait ? Ce pauvre serpent rôde
Bête à bon Diable ou peu s’en faut :
Pour la mère Nature il vaut

La bête à bon Dieu.

(La Nature, pp. 105 et 106)

 

VILLANELLE DU VER DE TERRE

Le malheureux ver de terre
Vit sans yeux, sans dents, tout nu,
Dans l’horreur et le mystère.

Tortueux comme une artère,
C’est un serpent mal venu,
Le malheureux ver de terre.

Jardinet de presbytère,
Et vieux parc entretenu
Dans l’horreur et le mystère

Tentent par leur ombre austère
Et leur calme continu
Le malheureux ver de terre

Il suit l’étang délétère
Et le buisson biscornu
Dans l’horreur et le mystère.

Reptile humble et sédentaire,
Dans son trajet si menu,
Le malheureux ver de terre

Fuit la poule solitaire
Et le pêcheur saugrenu
Dans l’horreur et le mystère.

Lorsque la chaleur altère
Le sol herbeux ou chenu,
Le malheureux ver de terre,

Qui de plus en plus s’enterre,
Devient gros, rouge et charnu
Dans l’horreur et le mystère.

Et c’est le dépositaire
Des secrets de l’inconnu,
Le malheureux ver de terre
Dans l’horreur et le mystère.

(Les Névroses, pp. 191 et 192)

 

LE VER LUISANT

Le petit ver luisant dans l’herbe
S’allume cette fois encor
A la même place ! Le cor
Pleure au loin ; la nuit est superbe.

Au doux âge où l’on est imberbe,
Je l’admirais comme un trésor.
– Le petit ver luisant dans l’herbe
S’allume cette fois encor.

Mais, dira le penseur acerbe :
« Tout ce qui reluit n’est pas or ! »
Moi, je réponds à ce butor,
Que j’aime, en dépit du proverbe,
Le petit ver luisant dans l’herbe.

(Dans les Brandes, pp. 151 et 152)

Sa joie peut être exceptionnellement paisible dans la nature comme dans le poème « La Vraie Joie » (Paysages et Paysans, pp. 313 et 314) qui se termine « Dans le paradis de la joie ! ».

 

L’HUMOUR

Nous pouvons aussi retrouver Rollinat gai, enjoué, dynamique et même humoriste lorsqu’il raconte des anecdotes de la vie des petites gens de la campagne, en particulier dans son livre Paysages et Paysans. Il peut en rire comme dans « Le roi des buveurs » (Paysages et Paysans, pp. 117 et 118) mais son rire est aussi proche des larmes et des grincements de dents puisque l’ivrogne par essence, est aliéné à sa dépendance et à l’expression d’un mal d’être. Rollinat est avant tout, un poète du spleen qui comme une pieuvre, imprime ses tentacules dans son esprit.

 

LA FORCE ET LA FAIBLESSE

Contrairement aux apparences, il se met du côté des faibles dans de nombreux poèmes. Nous approchons alors un Rollinat intimiste. Dans la « Ballade du vieux baudet », il décrit avec talent et émotion, l’empreinte du temps qui passe et de la vieillesse à travers l’histoire de cet âne. Il se confie à nous, dans l’envoi émouvant :

Du fond de ma tristesse entends-moi te bénir,
O mon passé ! – Je t’aime, et tout mon souvenir
Revoit le vieux baudet dans la brume vermeille,
Tel qu’autrefois, lorsqu’en me regardant venir
Il se mettait à braire et redressait l’oreille.

(Les Névroses, p. 176)

 

Il est aussi d’une certaine manière, LE DÉFENSEUR DES PETITS, DES PAUVRES, DES REJETÉS, DES OPPRIMÉS qu’il décrit dans de très nombreux poèmes sur les petites gens, « La Veuve » éplorée (Paysages et Paysans, p. 281), « L’Idiot » qui charme les vipères (Les Névroses, p. 200), « La Mendiante » (Paysages et Paysans, p. 280), « Le Braconnier » (Paysages et Paysans, p. 279), « La Buveuse d’absinthe » (Les Névroses, p. 270), « Un Bohème » (Les Névroses, p. 276), une folle… Jamais il ne les rabaisse, jamais il ne les humilie, jamais il ne les juge. À tous, il sait donner un certain charme presque inconsciemment ou plutôt naturellement, en union avec dame nature.

LA FOLLE

En automne, au printemps, quand le soleil assoiffe
La terre, même aussi lorsque le froid vous mord,
On voit la Folle errer, pâle comme la Mort,
Sous ses longs cheveux noirs qui sortent de sa coiffe.

Plus belle du désordre égaré de ses charmes
Elle va dans sa libre inoffensivité,
Atteinte pour jamais de cette insanité
Que le regret d’Amour engendre avec des larmes.

Tout ce que la musique exprime de plus tendre :
La caresse du cœur, la pitié du sanglot, –
– Le murmure du vent, du feuillage et de l’eau,
Tout cela, confondu, sa voix le fait entendre.

(…)

Mais les nuages, l’eau, les grands horizons vides
Sont le gouffre ordinaire où son œil va plonger,
Et son esprit perdu qui peut encor songer
Interroge le soir ces profondeurs livides :

Car, c’est de là qu’un jour surgira, – pense-t-elle –
Le fantôme ou la voix de l’Être disparu
Dont son tourment d’aimer, par le désir accru,
Cherche toujours en vain l’enveloppe mortelle.

(La Nature, pp. 281 à 284)

Rollinat met aussi en scène, des êtres humains de peu d’intérêt pour beaucoup. Il les décrit de manière animée tels « Le Vieux Chaland » (Paysages et Paysans, p. 51), « L’Abandonnée » (Paysages et Paysans, p. 69), « Le Vagabond » (Paysages et Paysans, p. 246). Rappelons que Rollinat avait la même attitude vis-à-vis des animaux mal aimés. Sensible et proche des petits, il était attiré par la détresse aussi bien animale qu’humaine.

 

UNE CERTAINE PAIX

À côté de sa souffrance physique et psychique, de ses migraines tenaces comme un étau, de son spleen, de sa fatigue, Rollinat trouve la paix dans la nature qui seule, peut panser ses plaies comme dans « Ballade de l’Arc-en-Ciel » (Les Névroses, p. 128) dont voici l’envoi :

O toi, le cœur sur qui mon cœur s’est appuyé
Dans l’orage du sort qui m’a terrifié,
Quand tu m’es apparue en rêve comme un ange,
Devant mes yeux chagrins l’arc-en-ciel a brillé,
Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange.

La nature reflète ses états d’âme, sa tourmente, ses frayeurs. Mais Rollinat paisible existe bien, contrairement aux apparences, même si l’ombre de la mort n’est jamais loin. Dans « Les deux scarabées », l’étrangeté du tableau nous ensorcèle, rappelant l’envoûtement de certains romans de George Sand comme La Mare au diable. Remarquons la finesse de conception du final du poème, créant un pont, une boucle entre la vie, la mort et l’amour, à côté du rêve des baisers « d’amants défunts ».

LES DEUX SCARABÉES

C’était exactement à cette heure sorcière
Où les parfums des champs rouvrent leur encensoir,
Quand l’espace alangui baigne son nonchaloir
Dans la solennité de la lumière.

Le soleil allumant les bruines d’été
Que les feuillages lourds buvaient comme une éponge
Faisait en ce moment le paradis du songe
De l’humble jardinet si plein d’intimité.

C’est alors qu’un rosier m’offrit l’enchantement

De petites bêtes robées
D’émeraude et de diamant :
Je pus assister longuement
Aux amours de deux scarabées.

Ils semblaient, se joignant avec un air humain,

Dans la torpeur de la caresse

Couver en eux sur leur couchette de carmin

Tout l’infini de la tendresse.

Et je rêvai d’amants défunts dont les baisers
Se recontinuaient en leur métempsycose,
Devant ces deux petits insectes enlacés
Qui s’adoraient ainsi dans le cœur d’une rose.

(Les Apparitions, pp. 108 et 109)

Dans son livre, Paysages et Paysans, de nombreux poèmes témoignent de sa recherche de la paix dans la solitude et le silence comme dans « Les Apaiseurs » (Paysages et Paysans, p. 305) ou dans « L’Interprète » au final discrètement mystique avec « La prière de la Nature ! » ; dans le même état d’esprit, le poème « La Vraie Joie » (Paysages et Paysans, p. 313) se termine « Dans le paradis de la joie ! ».

L’INTERPRÈTE

L’inclinaison de ce vieux saule
Sur le vieil étang soucieux
Que pas une brise ne frôle,
A quelque chose de pieux.

Et l’on dirait que chaque feuille,
Ayant cessé son trémolo,
Pompe le mystère de l’eau
Et dévotement se recueille.

Or, soudain, y perchant son vol,
Voici qu’un petit rossignol,
Tendre interprète d’aventure,

Pour l’arbre adresse à l’Inconnu,
Dans un lamento soutenu,
La prière de la Nature !

(Paysages et Paysans, p. 38)

 

LA PROVOCATION

Nous constatons de nombreuses variations et oppositions dans les sentiments de Rollinat qui ne correspondent pas forcément à une ambivalence mais plutôt à des états d’esprit différents selon les moments. Rollinat reste en recherche. Il peut être provocateur avec humour comme dans « La Belle Fromagère » (Les Névroses, p. 72) qui fait l’amour et a seize ans : « elle était flambante de désir / Et elle ne sentait pas le fromage ! ». Mais la douleur n’est jamais loin par exemple, lorsqu’il décrit « La Buveuse d’absinthe » (Les Névroses, p. 270).

 

LA DOULEUR, LA SOUFFRANCE, LE MARTYR

L’attirance de Rollinat pour le morbide, trait indéniable de sa personnalité, l’entraîne sur la pente de la plainte et de la douleur. Il a l’impression d’être martyrisé et noie ses poèmes de larmes. Il ressent intensément la douleur psychique et l’exprime comme dans « La Peur » (Les Névroses, p. 248) ou de manière plus romantique dans « Douleur muette ».

DOULEUR MUETTE

A Victor Lalotte.

Pas de larmes extérieures !
Sois le martyr mystérieux ;
Cache ton âme aux curieux
Chaque fois que tu les effleures.

Au fond des musiques mineures
Épanche ton rêve anxieux.
Pas de larmes extérieures !
Sois le martyr mystérieux.

Tais-toi, jusqu’à ce que tu meures !
Le vrai spleen est silencieux
Et la Conscience a des yeux
Pour pleurer à toutes les heures !
Pas de larmes extérieures ! –

(Les Névroses, p. 13)

Névrosé, lucide, angoissé, Rollinat appelle à l’aide comme dans le final de « L’étoile du Fou » :

(…)
Reviens donc, bonne étoile, à mon triste horizon.
Unique espoir d’un fou qui pleure sa raison,
Laisse couler sur moi ta lumière placide ;

Luis encore ! et surtout, cher Astre médecin,
Accours me protéger, si jamais dans mon sein
Serpentait l’éclair rouge et noir du Suicide.

(Les Névroses, p. 60)

 

Son pessimisme entre en résonance avec sa douleur, sa souffrance mais JAMAIS avec L’INDIFFÉRENCE. Il peut garder son mal d’être INTÉRIORISÉ ou par le biais d’un poème le cracher, l’EXTÉRIORISER. Il est indéniable que Rollinat est désabusé comme dans le poème « L’Espérance » (Les Névroses, p. 41) qui commence ainsi : « L’espérance est un merle blanc ». Cependant, Rollinat nous surprend avec d’autres poèmes sur la nature comme « Les deux scarabées », où il oublie son spleen pour s’émerveiller en se passionnant pour la vie intime de deux insectes.

Il est indéniable que Rollinat a beaucoup souffert dans son corps et dans son esprit. Son poème « La peur » en témoigne par sa longue description morbide, cadavérique, fantastique et démoniaque avec « Satan ». Rollinat se libère de sa peur et lui donne la parole :

(…)
Mais le jour, je suis engourdie :
Je me repose et je m’endors
Entre ma sœur la Maladie
Et mon compère le Remords.

(Les Névroses, p. 254)

Rollinat extériorise son angoisse de nombreuses manières. Il voit le mal mais ne prend pas position. Par exemple il décrit la fourberie dans « Le Voleur » (Les Névroses, p. 275) qui trompe effrontément un aveugle sans remords.

Dans « Le chien enragé » (Dans les Brandes, p. 216), il extériorise sa hantise de la rage, prémonitoire puisqu’il pensera que sa compagne Cécile Pouettre l’a attrapée par son petit chien Thopsey, en 1903. Dans « Le Mauvais Œil » (Les Névroses, p. 321), il se sent persécuté. Dans « Le Gouffre » (Les Névroses, p. 347), il est conscient de la fragilité humaine qui nous fera retourner au néant.

 

Rollinat peut aussi être DÉSABUSÉ comme dans « L’Espérance » qui commence ainsi : « L’Espérance est un merle blanc ». Il ne croit plus en rien. Pourtant dans un autre poème « Le Silence », l’âme de la nature est bien présente et lui apporte la paix.

L’ESPÉRANCE

L’Espérance est un merle blanc
Dont nous sommes la triste haie :
Elle voltige sur la plaie
Et siffle au bord du cœur tremblant.

Mais son vol n’est qu’un faux semblant :
Sa sérénade n’est pas vraie.
L’Espérance est un merle blanc
Dont nous sommes la triste haie.

Et tandis que, rapide ou lent,
Le Désespoir est une orfraie
Dont le cri certain nous effraie,
Et dont le bec va nous criblant,
L’Espérance est un merle blanc.

(Les Névroses, p. 41)

 

LE SILENCE

À Mademoiselle A. H.

Le silence est l’âme des choses
Qui veulent garder leur secret.
Il s’en va quand le jour paraît,
Et revient dans les couchants roses.

Il guérit des longues névroses,
De la rancune et du regret.
Le silence est l’âme des choses
Qui veulent garder leur secret.

A tous les parterres de roses
Il préfère un coin de forêt
Où la lune au rayon discret
Frémit dans les arbres moroses :
Le silence est l’âme des choses.

(Les Névroses, p. 19)

Le côté sombre de Rollinat peut aller jusqu’à l’extrême limite, jusqu’à l’horreur comme dans « La Torture » où il associe la description de ses migraines horribles à son dégoût d’une vie de débauche :

LA TORTURE

Mon crâne est un fourneau d’où la flamme déborde :
Martyre opiniâtre et lent comme un remords !
Et je sens dans mes os l’épouvantable horde
Des névroses de feu qui galopent sans mors.

Comme un vaisseau brisé, sans espoir qu’il aborde,
Mon cœur va s’enfonçant dans le gouffre des morts,
Loin du passé qui raille et que le regret borde ;
Et je grince en serrant mes deux poings que je mords !

Je prends un pistolet. Horreur ! ma main le lâche,
Et la peur du néant rend mon âme si lâche,
Que pour me sentir vivre, – oh ! l’immortalité !

Je me livre en pâture aux ventouses des filles !
Mais, raffinant alors sa tortuosité,
La Fièvre tourne en moi ses plus creusantes vrilles.

(Les Névroses, p. 99)

 

LA TRISTESSE, RAREMENT LA JOIE

Nous venons d’approcher la tristesse de Rollinat à travers de très nombreux poèmes sombres de son œuvre mais Rollinat ressent aussi la joie dans des poèmes de paix, dans la nature. Rollinat heureux existe parfois ; son poème « Le Vent d’Été » en témoigne. Il est caractérisé par l’empreinte de la sensualité et du besoin de solitude pour se ressourcer dans la nature, facettes incontournables de sa vie et de son œuvre :

LE VENT D’ÉTÉ

A Léon Tillot

Le vent d’été baise et caresse
La nature tout doucement :
On dirait un souffle d’amant
Qui craint d’éveiller sa maîtresse.

Bohémien de la paresse,
Lazzarone du frôlement,
Le vent d’été baise et caresse
La nature tout doucement.

Oh ! quelle extase enchanteresse
De savourer l’isolement,
Au fond d’un pré vert et dormant
Qu’avec une si molle ivresse
Le vent d’été baise et caresse !

(Les Névroses, p. 213)

 

LA FOI

Sa foi est ambivalente, étrange comme sa vie, et pourtant bien présente. Sa fascination pour le démoniaque ressort avec force dans la « Villanelle du Diable » (Les Névroses, p. 323) avec sa litanie « L’enfer brûle, brûle, brûle. » mais cette emprise puissante, n’est-elle pas l’expression de la présence du vice rôdeur, insidieux, de la force de la tentation qui nous incendie, qui nous dévaste ?

Étonnamment Rollinat clame « Dieu voulait sauver Lucifer » dans « L’Impuissance de Dieu » (Les Névroses, p. 59) ou son désespoir dans le final de « L’Étoile du Fou » (Les Névroses, p. 60). Il peut affirmer qu’il ne croit pas dans « Le Silence des Morts » (Les Névroses, p. 382). Il présente alors Satan vainqueur dans « L’Enfer » (Les Névroses, p. 393). Il peut nier l’au-delà, ayant l’impression de tomber dans un gouffre sans fond :

(…)
Nous passons fugitifs comme un flot sur la mer ;
Nous sortons du néant pour y tomber encore,
Et l’infini nous lorgne avec un rire amer
En songeant au fini que sans cesse il dévore.

(Le Gouffre, Les Névroses, p. 349)

Par opposition, il peut demander pardon comme dans « Le remords » (Dans les Brandes, p. 85) avec les mots « Mon cœur repentant ». Il nous donne alors, par contraste, des poèmes étonnants de pureté et de recherche de Dieu. Avec son envoi final à « Dame la Vierge », sa « Ballade des Barques peintes » (Les Névroses, p. 239) correspond à cette ambiance délicate, de même dans sa « Ballade de l’Arc-en-Ciel » (Les Névroses, p. 128), il trouve la sérénité dans le calme de la nature. Dans le même état d’esprit, dans son poème « Le Ciel », « les Ames » règnent en paix.

LE CIEL

A Léon Bloy.

Le Ciel est le palais des Ames
Et des bonheurs éternisés :
Là, joignant ses doigts irisés,
La Vierge prie avec ses dames.

Les Esprits y fondent leurs flammes,
Les Cœurs s’y donnent des baisers !
Le Ciel est le palais des Âmes
Et des bonheurs éternisés.

Sur l’aile pure des Cinnames
Et des zéphyrs angélisés,
Les corps blancs et divinisés,
Flottent comme des oriflammes ;
Le Ciel est le palais des âmes !

(Les Névroses, p. 46)

La lutte du bien et du mal est bien présente dans l’œuvre de Rollinat à côté de Dieu et de Satan. Ses poèmes s’opposent, la paix mystique dans « Le Ciel » se heurtant au feu de l’enfer dans la « Villanelle du Diable » (Les Névroses, p. 323). Étonnamment, Rollinat peut glisser une note d’humour dans le sérieux de cette recherche comme dans le poème « Le petit Lièvre » aux répétitions saccadées de sons en « esse » et aux ruptures de rythme à la fin de chaque strophe :

(...)
L’animal anxieux
S’assied sur une fesse ;
Et pendant qu’il paresse,
La brume dans les yeux,
Le grand saule pieux
S’agenouille et s’affaisse

Comme un vieux
A confesse.

(Les Névroses, p. 144)

Dans « Le Vieux Haineux », Rollinat nous fait espérer « la miséricorde divine » à travers l’image de dame nature qui fait le premier geste d’accueil envers un mort, ennemi du haineux. L’image du vieux haineux qui s’incline à genoux, est émouvante, témoignage de la possibilité d’une résurrection des sentiments chez le vivant.

LE VIEUX HAINEUX

Ce mort qui vient là-bas fut un propriétaire
Qui lui fit dans sa vie autant de mal qu’il put.
Donc, le voilà debout, travail interrompu,
Pour voir son ennemi qu’enfin on porte en terre.

Regardant s’avancer la bière, il rit, se moque,
Et, tous ses vieux griefs fermentés en longueur
Que son clair souvenir haineusement évoque,
Un à un, triomphants, se lèvent dans son cœur.

Mais, pendant qu’il ricane au défunt détesté,
La terre, l’eau, l’azur, les airs et la clarté,
Tout est amour, tendresse, oubli, calme ! Il commence
A subir peu à peu cet entour de clémence ;

Toujours plus la Nature, en son large abandon,
Lui prêche le respect du mort et le pardon.
A la miséricorde enfin son âme s’ouvre,

Et, lorsque le cercueil passe en face de lui,
Il montre en son œil terne une larme qui luit,
Et, coudant le genou, s’incline et se découvre.

(Paysages et Paysans, pp. 65 et 66)

 

TIRAILLÉ ENTRE LE BIEN ET LE MAL, Rollinat clame son mal d’être. Il analyse les vices, en est écœuré, nous fait frissonner. Il n’a plus confiance en l’homme et reste désabusé par l’attirance vers le mauvais, nous pourrions dire, comme par l’attraction inexorable, irrémédiable d’un aimant.

L’ÉPÉE DE DAMOCLÈS

Tel raffiné pervers qui joue à l’assassin
Domine sa cervelle et gouverne sa fibre
Jusqu’à pouvoir pencher, en gardant l’équilibre,
Son vertige savant sur un mauvais dessein.

Mais il se peut qu’au fond d’un cauchemar de crime
Qui le réveillera livide sur son drap,
Il se voie opérant un projet scélérat
Et consommant sa chute au plus creux de l’abîme.

Dès lors, sa conscience aura peur de sa main.
Innocent aujourd’hui, le sera-t-il demain ?
Si ce qu’il a pensé s’incarnait dans un acte ?

Et toujours son destin surgira plus fatal,
Son doute plus visqueux, sa crainte plus compacte :
– Horrible châtiment d’avoir couvé le mal !

(L’Abîme, pp. 269 et 270)

« L’Angoisse » (Les Névroses, p. 363), « Le remords » (Dans les Brandes, p. 81) tenaillent Rollinat, le fascinent, l’oppriment, le hantent et le marquent d’un sceau indélébile. En opposition à cette invasion psychique, il crie à l’aide, appelle Dieu à son secours, au secours des coupables, des « résignés ». Des profondeurs de son néant, il peut se tourner vers Dieu. Ce n’est pas un hasard si Rollinat après son « Épitaphe » (Les Névroses, p. 387) à l’humour grinçant, a placé en final de son livre Les Névroses, un appel au secours, une prière dont le titre « De Profundis », n’est pas sans nous rappeler « Des profondeurs, je crie vers toi » du psaume 129 (130) de la Bible.

DE PROFUNDIS !

Mon Dieu ! dans ses rages infimes,
Dans ses tourments, dans ses repos,
Dans ses peurs, dans ses pantomimes,
L’âme vous hèle à tout propos
Du plus profond de ses abîmes !

Quand la souffrance avec ses limes
Corrode mon cœur et mes os,
Malgré moi, je crie à vos cimes :

Mon Dieu !

Aux coupables traînant leurs crimes,
Aux résignés pleurant leurs maux,
Arrivent toujours ces deux mots,
Soupir parlé des deuils intimes,
Vieux refrain des vieilles victimes :

Mon Dieu !

(Les Névroses, p. 391)

 

En conclusion, les sentiments et états d’esprit de Rollinat peuvent paraître contradictoires. Il peut aimer puis ne plus croire à l’amour ; il peut être pessimiste mais aussi avoir des sursauts d’optimisme et d’humour ; il peut souffrir mais aussi rêver de paix ; il peut ne plus croire en rien puis reprendre espoir. Il peut être défaitiste puis réhabiliter le petit, le malheureux. Il peut être fantastique, endiablé puis calme, paisible à sa manière. Ne cataloguons pas Rollinat d’ambivalent. Il est comme nous tous, avançant à tâtons, hésitant, en recherche, philosophe, poète, créateur, à la recherche de la vérité.

 

Août à octobre 2013

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

Bibliographie :

Rollinat Maurice, Les Névroses, G. Charpentier, Paris, 1883, 399 pages

Rollinat Maurice, Dans les Brandes, poèmes et rondels, G. Charpentier, Paris, 1883, 281 pages

Rollinat Maurice, L’Abîme, poésies, G. Charpentier, Paris, 1886, 292 pages

Rollinat Maurice, La Nature, poésies, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, 350 pages

Rollinat Maurice, Les Apparitions, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1896, 310 pages

Rollinat Maurice, Paysages et Paysans, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1899, 332 pages

Rollinat Maurice, Fin d’Œuvre, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1919, 341 pages

Maurice Rollinat, lettre à sa mère expédiée de Paris le 28 septembre 1874 (collection particulière)

Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, imprimerie Badel, Châteauroux, 1981, 596 pages

Vinchon Émile, La Vie de Maurice Rollinat – Documents inédits, Laboureur & Cie, imprimeurs-éditeurs, Issoudun, 1939, 337 pages

« Un article posthume de Raoul Lafagette sur Maurice Rollinat », Revue du Berry et du Centre, n° V, de septembre-octobre 1934, pages 77 à 87

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter sur le présent site, le dossier qui leur est consacré.