L’INFLUENCE DE GEORGE SAND
SUR MAURICE ROLLINAT

 

par Madame le Docteur Catherine RÉAULT-CROSNIER
de l’Académie Berrichonne,

 

 

En relisant La mare au diable de George SAND, peu de temps après avoir lu les poèmes sur la nature de Maurice ROLLINAT, en particulier "La mare aux grenouilles", j’ai été frappée par leur intérêt commun pour la campagne berrichonne ; j’ai eu aussi l’impression que dans la manière de s’exprimer de chacun, cette campagne reflétait leur personnalité.

C’est pourquoi j’ai souhaité approfondir ces deux écrits afin d’expliquer l’influence de George SAND sur Maurice ROLLINAT. Dans un premier temps, je vais décrire les liens unissant ces deux écrivains, liens qui permettent de mieux comprendre ce que George SAND a apporté à Maurice ROLLINAT. Ensuite, à partir d’un extrait de chaque auteur, je vais analyser les impressions qui se dégagent des deux textes afin d’essayer d’en extraire la "substantifique moelle" c’est-à-dire ce qui fait l’originalité propre à chacun.

 

Voyons d’abord les liens unissant George SAND et Maurice ROLLINAT.

George SAND (1804-1876) connaissait très bien le père de Maurice ROLLINAT, François (1806-1867). Dans L’histoire de ma vie, elle dit de lui :

"Homme d’imagination et de sentiment, lui aussi artiste comme son père, mais philosophe plus sérieux."

Lorsque l’on sait que Maurice ROLLINAT éprouvait pour son père une affection et une admiration peu commune, et l’accompagnait dans ces visites d’amitié intellectuelle chez George SAND à Gargilesse et à Nohant.

George SAND a apprécié et conseillé Maurice ROLLINAT lorsque celui-ci lui montrait ses écrits, lui demandait conseil comme des extraits de cette lettre de George SAND à Maurice ROLLINAT (datée du 18 avril 1874 à La Châtre et servant de préface au livre Poésie pour les enfants de Maurice ROLLINAT) en témoignent :

"Eh bien, mon enfant, voici ce que je ferais si j’étais poète ... un recueil de vers pour les enfants de six à douze ans ... Le poète doit révéler aux enfants ce qu’on oublie toujours de leur révéler : la nature ... Essaie et si tu réussis, tu auras fait une grande chose ; cela ne doit pas être bâclé vite, mais mûri et gesté sérieusement. Et avant tout, comme on vit de pain et que les vers n’en donnent pas, il faut toujours avoir un emploi quelconque et ne pas le négliger ... Sur ce, fais ce que tu voudras de mon conseil, je le crois bon, voilà pourquoi je te l’offre en t’embrassant."

C’est une amitié presque maternelle que George SAND avait pour Maurice ROLLINAT. Il l’écouta en partie puisque plus tard, en 1893, il rassembla des textes pour constituer Le livre de la nature qui fut introduit dans les écoles avec l’agrément du Ministre de l’Instruction publique.

Certains biographes ont considéré Maurice ROLLINAT comme le filleul de George SAND ce qui est faux mais c’est à George SAND qu’il doit le prénom de Maurice et elle est pour lui comme une marraine littéraire. Aux yeux de l’enfant, elle apparut, illustre romancière auréolée de la gloire de ses écrits, comme nous le dit Régis MIANNAY dans l’introduction du livre de Maurice ROLLINAT Dans les brandes.

George SAND ne partageait pas le pessimisme philosophique de Maurice ROLLINAT. Elle essayait d’orienter le jeune poète vers d’autres formes d’inspiration mais son besoin de vérité et de sincérité le détournait de l’attitude idéaliste proposée par George SAND :

"Il faut ouvrir les yeux tout grands et voir le beau, le joli, le médiocre comme tu vois le laid, le triste et le bizarre. Il faut tout voir et tout sentir." lui écrivait-elle.*

Avec la mort de son amie George SAND, le 8 juin 1876, Maurice ROLLINAT perdit un de ses soutiens les plus efficaces et les plus désintéressés. L’influence de George SAND s’est exercée à un moment où Maurice ROLLINAT avait ébauché deux livres Dans les brandes et Les Névroses et elle est présente dans ses poèmes sur la nature.

 

Après avoir insisté sur les liens d’amitié très forte unissant George SAND et Maurice ROLLINAT, je vais analyser un poème de Maurice ROLLINAT "La mare aux grenouilles" (extrait du livre Dans les brandes paru en 1877 et dédié à George SAND) en parallèle d’extraits du roman de George SAND La mare au diable (écrit en 1846). Cette analyse va me permettre de dégager les centres d’intérêt communs à ces deux écrivains ainsi que leur particularité propre.

Voici le poème de Maurice ROLLINAT :

"LA MARE AUX GRENOUILLES

Cette mare, l’hiver, devient inquiétante,
Elle s’étale au loin sous le ciel bas et gris,
Sorte de poix aqueuse, horrible et clapotante,
Où trempent les cheveux des saules rabougris.

La lande tout autour fourmille de crevasses,
L’herbe rare y languit dans des terrains mouvants,
D’étranges végétaux s’y convulsent, vivaces,
Sous le fouet invisible et féroce des vents ;

Les animaux transis que la rafale assiège
Y râlent sur des lits de fange et de verglas,
Et les corbeaux - milliers de points noirs sur la neige -
Les effleurent du bec en croassant leur glas.

Mais la lande, l’été, comme une tôle ardente,
Rutile en ondoyant sous un tel brasier bleu,
Que l’arbre, la bergère et la bête rôdante
Aspirent dans l’air lourd des effluves du feu.

Pourtant, jamais la mare aux ajoncs fantastiques
Ne tarit. Vert miroir tout encadré de fleurs
Et d’un fourmillement de plantes aquatiques,
Elle est rasée alors par des merles siffleurs.

Aux saules, aux gazons que la chaleur tourmente,
Elle offre l’éventail de son humidité,
Et, riant à l’azur, - limpidité dormante, -
Elle s’épanouit comme un lac enchanté.

Or, plus que les brebis, vaguant toutes fluettes
Dans la profondeur chaude et claire du lointain,
Plus que les papillons, fleurs aux ailes muettes,
Qui s’envolent dans l’air au lever du matin,

Plus que l’Ève des champs, fileuse de quenouilles,
Ce qui m’attire alors sur le vallon joyeux,
C’est que la grande mare est pleine de grenouilles,
- Bon petit peuple vert qui réjouit mes yeux. -

Les unes : père, mère, enfant, mâle et femelle,
Lasses de l’eau vaseuse à force de plongeons,
Par sauts précipités, grouillantes, pêle-mêle,
Friandes de soleil, s’élancent hors des joncs ;

Elles s’en vont au loin s’accroupir sur les pierres,
Sur les champignons plats, sur les bosses des troncs,
Et clignotent bientôt leurs petites paupières
Dans un nimbe endormeur et bleu de moucherons.

Émeraude vivante au sein des herbes rousses,
Chacune luit en paix sous le midi brûlant ;
Leur respiration a des lenteurs si douces
Qu'’à peine on voit bouger leur petit goitre blanc.

Elles sont là, sans bruit, rêvassant par centaines,
S’enivrant au soleil de leur sécurité ;
Un scarabée errant du bout de ses antennes
Fait tressaillir parfois leur immobilité.

La vipère et l’enfant - deux venins ! - sont pour elles
Un plus mortel danger que le pied lourd des bœufs :
À leur approche, avec des bonds de sauterelles,
Je les vois se ruer à leurs gîtes bourbeux.

Les autres, que sur l’herbe un bruit laisse éperdues,
Ou qui préfèrent l’onde au sol poudreux et dur,
À la surface, aux bords, les pattes étendues,
Inertes hument l’air, le soleil et l’azur.

Ces reptiles mignons qui sont, malgré leur forme,
Poissons dans les marais, et sur la terre oiseaux,
Sautillent à mes pieds, que j’erre ou que je dorme,
Sur le bord de l’étang troué par leurs museaux."

 

Dans "La mare aux grenouilles", Maurice ROLLINAT dresse le cadre de ce poème dès le premier vers : "Cette mare, l’hiver devient inquiétante". Dans les trois premiers paragraphes, cette impression angoissante est relancée avec par exemple, "horrible, rabougri, étrange, convulse, féroce, glas".

Puis survient une période de calme avec l’apparition de la "bergère", calme qui n’effleure qu’en apparence l’ambiance créée puisque ce mot côtoie "la bête rôdante".

Un instant de gaieté avec "riant à l’azur" puis "limpidité, s’épanouit, enchanté" et même d’insouciance avec "les papillons qui s’envolent dans l’air au lever du matin".

Alors enfin, les grenouilles font leur apparition, pleines de vie : "Bon petit peuple vert qui réjouit mes yeux". Dans ce poème, elles grouillent de tout côté dans de belles images qui montrent que Maurice ROLLINAT a su observer longuement la nature pour pouvoir la décrire ainsi pendant cinq strophes, avec un vocabulaire très riche et vivant : "sauts précipités, pêle-mêle, friandes de soleil, s’élancent, s’accroupir sur les pierres, clignotant leurs paupières, rêvassant, s’enivrant au soleil ..."

Une cassure nette se produit dans les trois paragraphes qui terminent cette description. Dans la paix de la nature, se glissent "la vipère et l’enfant", deux dangers pour la grenouille et à nouveau une impression lugubre domine avec "mortel, bourbeux, éperdues". Mais dans les quatre derniers vers, la paix revient et la vie de la nature continue sans être troublée : "ces reptiles mignons sautillent à mes pieds".

 

Pour comparer ce poème aux descriptions de la nature dans La mare au diable de George SAND, j’ai choisi des extraits qui parlent de manière assez proche de la campagne berrichonne. Je vais donc maintenant essayer de réfléchir sur ces textes choisis. Voici ces extraits :

"Ce qui l’empêchait alors de s’orienter, c’était un brouillard qui s’élevait avec la nuit, un de ces brouillards des soirs d’automne, que la blancheur du clair de lune rend plus vagues et plus trompeurs encore. Les grandes flaques d’eau dont les clairières sont semées exhalaient des vapeurs si épaisses que, lorsque la Grise les traversait, on ne s’en apercevait qu’au clapotement de ses pieds et à la peine qu’elle avait à les retirer de la vase.

... Alors Germain revint sur ses pas et rentra dans les bois. Mais le brouillard s’épaissit encore plus, la lune fut tout à fait voilée, les chemins étaient affreux, les fondrières profondes. Par deux fois, la Grise faillit s’abattre ; ... De grosses branches les mettaient fort en danger.

... "Je crois que nous sommes ensorcelés," dit Germain en s’arrêtant.

... Enfin, vers minuit, le brouillard se dissipa, et Germain put voir les étoiles briller à travers les arbres. La lune se dégagea aussi des vapeurs qui la couvraient et commença à semer des diamants sur la mousse humide. Le tronc des chênes restait dans une majestueuse obscurité ; mais, un peu plus loin, les tiges blanches des bouleaux semblaient une rangée de fantômes dans leurs suaires. Le feu se reflétait dans la mare ; et les grenouilles, commençant à s’y habituer, hasardaient quelques notes grêles et timides ; les branches anguleuses des vieux arbres, hérissées de pâles lichens, s’étendaient et s’entrecroisaient comme de grands bras décharnés sur la tête de nos voyageurs ; c’était un bel endroit, mais si désert et si triste, que Germain, las d’y souffrir, se mit à chanter et à jeter des pierres dans l’eau pour s’étourdir sur l’ennui effrayant de la solitude.

... Germain se retrouva bientôt à l’endroit où il avait passé la nuit au bord de la mare. Le feu fumait encore ; une vieille femme ramassait le reste de la provision de bois mort que la petite Marie y avait entassée ... "Oui, mon garçon, dit-elle c’est ici la Mare au Diable. C’est un mauvais endroit, et il ne faut pas en approcher sans jeter trois pierres dedans de la main gauche, en faisant le signe de la croix de la main droite : ça éloigne les esprits. Autrement il arrive des malheurs à ceux qui en font le tour.

... Si quelqu’un avait le malheur de s’arrêter ici la nuit, il serait bien sûr de ne pouvoir jamais en sortir avant le jour. ..."

 

Ici le brouillard domine. Les mots "vagues, trompeurs, vapeurs si épaisses" rendent une impression de malaise. La situation de perte de lieu va aller crescendo pour devenir dramatique : "s’épaissit encore, chemins affreux, la Grise faillit s’abattre, perdit courage, danger". Le mot "ensorcelé" témoigne de la force d’envoûtement produit par le brouillard. Lorsque l’on connaît les légendes du Berry racontées le soir à la veillée auprès du feu, on comprend encore mieux l’impression de sortilège qui se dégage de ce texte.

Enfin, un espoir apparaît, le brouillard se dégage et le lecteur respire : "on peut voir les étoiles briller". Mais cette impression est déjà contrebalancée par des arbres présentés comme "une rangée de fantômes".

Ici apparaissent les grenouilles mais elles ne font qu’hasarder "quelques notes grêles et timides" à l’opposé de celles de Maurice ROLLINAT "grouillantes de vie". Le paysage prend un aspect hallucinant. Les grands bras décharnés que sont les branches, ne rassurent guère et bientôt "le côté effrayant de la solitude" domine.

Dans le passage décrivant la légende de la vieille, la progression est là aussi dramatique car Germain le laboureur associe peu à peu le conte à son propre vécu de la veille. L’angoisse de la narration nous harcèle : "mauvais endroit, éloigner les esprits, il arrive des malheurs, si quelqu’un avait le malheur de s’arrêter ici la nuit ..."

George SAND a toujours aimé la campagne comme ces extraits nous le montrent : la description du brouillard est minutieuse et la lune prend une place de première ordre avec par exemple "la lune se dégagea aussi des vapeurs qui la couvrait et commença à semer des diamants sur la mousse humide". À lire ce texte, on imagine facilement la campagne d’une manière romantique et le brouillard ne fait qu’augmenter cette impression. George SAND a vécu à Nohant dans l’intimité d’un pays verdoyant. Elle a été fascinée par les superstitions berrichonnes, les vieilles coutumes et cette influence est très nette. Derrière ce cadre champêtre, il y a bien sûr une histoire d’amour.

 

Arrêtons-nous maintenant sur la comparaison de ces deux textes.

George SAND, chantre de la nature berrichonne, nous propose des évocations champêtres nous décrivant la nature et les bêtes, le brouillard avec l’intention de les faire correspondre aux sentiments des personnages de son roman. Le fait que Germain s’égare dans les bois à cause du brouillard, crée un état d’angoisse progressif qui va permettre aux sentiments d’avoir une place primordiale.

Par contre Maurice ROLLINAT, contemplateur de la nature, nous décrit aussi minutieusement la nature en alternant des phases d’impression fantastique avec des moments paisibles mais simplement dans le but de décrire la nature telle qu’elle est et telle qu’il la ressent, miroir de ses reflets d’âme et de ses inquiétudes. Mary C.Donnell qui a écrit la préface du livre Poésie pour les enfants de Maurice ROLLINAT, nous donne ses impressions face à ces poèmes : "Toute la nature est dotée d’une âme sensible et pénétrante d’où s’élève une intense émotion".

Là où Maurice ROLLINAT retourne la nature vers son intériorité, George SAND l’extériorise vers ses personnages.

Dans les extraits choisis, ceux de George SAND ont un aspect angoissant supérieur aux vers de "La mare aux grenouilles" mais l’angoisse s’explique par le brouillard, l’égarement, les sentiments des personnages tandis que dans le poème de Maurice ROLLINAT, les descriptions angoissantes surgissent instinctivement comme par exemple "le ciel bas et gris" devient "une poix aqueuse, horrible et clapotante".

Après avoir vu le côté inquiétant traité de manière différente chez ces deux auteurs, parlons de ce qui les rapproche c’est-à-dire la nature, sa beauté propre.

Chez chacun des deux auteurs, les descriptions fourmillent de détails, de richesses d’expression. George SAND avait dit à Maurice ROLLINAT de s’inspirer de la nature dans ses poèmes et je crois que celui-ci n’a pas dédaigné ses conseils bien au contraire. Dans le poème que je viens de vous lire, la nature est reine. Il n’y a qu’elle qui existe. George SAND, romancière romantique, s’est servi de la nature pour exprimer l’ambiance de son roman là où Maurice ROLLINAT, poète du fantastique, traduit par ses descriptions, sa manière de penser, ses angoisses, ses ténèbres contrebalancées par l’impression paisible de la nature.

 

En conclusion, George SAND a aidé Maurice ROLLINAT dans son cheminement littéraire dès son enfance et ce dernier a su écouter ses conseils. La nature a une grande place dans l’œuvre de ces deux auteurs. Simplement chacun est resté lui-même avec son caractère, sa personnalité à dominante extériorisée, romantique pour George SAND, intériorisée, névrotique mais aussi apaisée par la nature pour Maurice ROLLINAT.

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

Août 1996

 

* Extrait d’une lettre figurant dans l’introduction de Régis MIANNAY au livre Dans les brandes de Maurice ROLLINAT (Éditions Lettres modernes Minard - Paris 1971).

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter sur le présent site, le dossier qui leur est consacré.