INFLUENCE DE GEORGE SAND

SUR LA POÉSIE DE MAURICE ROLLINAT

 

Rapprocher les écrits de George Sand, en particulier, à travers son roman, La Mare au Diable, de la poésie de Maurice Rollinat, pourrait paraître une gageure au premier abord. Pourtant, ce n’est pas une utopie ni un hasard car Maurice Rollinat dédie son premier livre de poèmes, Dans les Brandes (publié en 1877 puis sur l’édition suivante en 1883), à George Sand (1804 – 1876). Il écrit : « À la mémoire de George Sand, je dédie ces paysages du Berry. » George Sand était alors décédée quelques mois auparavant, le 8 juin 1876 mais Maurice Rollinat entretenait son souvenir.

Donnons quelques points de repères biographiques liant ces deux écrivains. George Sand (1804-1876) connaissait très bien le père de Maurice Rollinat, François (1806-1867), ami sincère et désintéressé. Dans Histoire de ma vie, elle le présente : « Homme d’imagination et de sentiment, lui aussi, artiste comme son père, mais philosophe plus sérieux. » (édition 1856, tome huitième, page 227)

Fils cadet de François Rollinat, Maurice éprouvait pour son père une affection et une admiration peu communes, et l’accompagnait de temps en temps, dans ses visites d’amitié intellectuelle chez George Sand à Gargilesse et à Nohant. Dans son enfance et sa jeunesse, Maurice Rollinat eut donc la chance d’approcher cette grande dame de la littérature.

Certains biographes ont considéré Maurice Rollinat comme le filleul de George Sand ce qui est faux (sa tante Emma Didion était sa marraine) mais elle peut être considérée comme sa « marraine littéraire ». Aux yeux de l’enfant, elle apparut une illustre romancière auréolée de la gloire de ses écrits (comme nous le dit Régis Miannay dans l’introduction du livre de Maurice Rollinat Dans les brandes, réédition 1971, page 16).

Dans sa lettre du 18 avril 1874, (dont de larges extraits ont servi de préface au livre Le Livre de la Nature de Maurice Rollinat), George Sand conseille à Maurice Rollinat d’être plus rigoureux mais ne se prononce pas sur ses poèmes pessimistes :

« Eh bien, mon enfant, voici ce que je ferais si j’étais poète. (…) Un recueil de vers pour les enfants de six à douze ans, (…).Le poète doit révéler aux enfants ce qu’on oublie toujours de leur révéler : la nature (…). Essaie, et si tu réussis, tu auras fait une grande chose ; (…). Sur ce, fais ce que tu voudras de mon conseil, je le crois bon, voilà pourquoi je te l’offre, en t’embrassant. »

Maurice Rollinat l’a écoutée et la veine sandienne reste sous-jacente dans un certain nombre de ses poèmes, même s’il garde son originalité.

George Sand avait une amitié presque maternelle pour Maurice Rollinat. Il écouta ses conseils. Plus tard, en 1893, il rassembla des poèmes extraits de ses autres livres pour constituer Le livre de la nature qui fut introduit dans les écoles avec l’agrément du Ministre de l’Instruction publique. De nombreuses personnes gardent le souvenir de textes de Maurice Rollinat appris dans les écoles pendant plus de cinquante ans, dont les si célèbres poèmes « La Biche », « Le petit renardeau », « Les Fils de la Vierge », « L’écureuil », « Les deux petits frères », « La Bête à Bon Dieu », « Les dindons », « Le Liseron », « Le Martin-Pêcheur », « La Fontaine », « La Jument Aveugle », « Ballade des Lézards verts »… :

BALLADE DES LÉZARDS VERTS

A Saint-Paul Bridoux.

Quand le soleil dessèche et mord le paysage,
On a l’œil ébloui par les bons lézards verts :
Ils vont, longue émeraude ayant corps et visage,
Sur les tas de cailloux, sur les rocs entr’ouverts,
Et sur les hauts talus que la mousse a couverts.
Ils sont stupéfiés par la température ;
Près d’eux, maint oiselet beau comme une peinture
File sur l’eau dormante et de mauvais conseil ;
Et le brin d’herbe étreint d’une frêle ceinture
Leurs petits flancs peureux qui tremblent au soleil.

Puis, ils gagnent après tous leurs circuits d’usage
Les abords des lavoirs toujours si pleins de vers ;
Aux grands arbres feuillus qui font le tamisage
De l’air en feu stagnant sur tant de points divers,
Ils préfèrent les houx chétifs et de travers.
Lazzaroni frileux des jardins sans culture,
Côtoyeurs du manoir et de la sépulture,
Ils s’avancent furtifs et toujours en éveil,
Dès qu’un zéphyr plus frais lèche par aventure
Leurs petits flancs peureux qui tremblent au soleil.

Par les chemins brûlés, avides d’arrosage,
Et dans les taillis bruns où cognent les piverts,
Ils s’approchent de l’homme, et leur aspect présage
Quelque apparition du reptile pervers
Qui s’enfle de poisons pendant tous les hivers.
Un flot de vif-argent court dans leur ossature
Quand ils veulent s’enfuir ou bien chercher pâture ;
Mais parfois, aplatis dans un demi-sommeil,
Ils réchauffent longtemps, sans changer de posture,
Leurs petits flancs peureux qui tremblent au soleil.

ENVOI

O Crocodile ! Œil faux ! Mâchoire de torture,
Apprends que je suis fou de ta miniature.
Oui ! J’aime les lézards, et, dans le jour vermeil,
J’admire, en bénissant l’Auteur de la nature,
Leurs petits flancs peureux qui tremblent au soleil.

(Maurice Rollinat, Les Névroses, pages 198 et 199 et Le Livre de la Nature, pages 89 et 90)

George Sand ne partageait pas le pessimisme philosophique de Maurice Rollinat. Elle essaya d’orienter le jeune poète vers d’autres formes d’inspiration mais son besoin de vérité et de sincérité le détournait de l’attitude idéaliste proposée par George Sand :

« Tu as du talent, cela est certain, mon cher enfant. A présent il faut ouvrir les yeux tout grands et voir le beau, le joli, le médiocre, comme tu vois le laid, le triste et le bizarre. Il faut tout voir et tout sentir, (…) » (Lettre de George Sand à Maurice Rollinat, datée du 21 janvier 1873).

Maurice Rollinat garde le contact avec George Sand même après la mort de son père en 1867. Dans une lettre du 4 avril 1871, il lui écrit : « Le souvenir de votre puissante amitié pour mon père me donne pleine confiance dans votre appui. ». Puis il lui fait part de ses espoirs, de son désir d’être poète.

L’œuvre de George Sand se caractérise par sa fécondité, par son imprégnation de la beauté de la nature et des petites gens, par sa recherche d’un idéalisme sentimental et humanitaire comme dans Lélia, Le Compagnon du tour de France, La Mare au Diable, La petite Fadette... Elle voulut vivre en femme émancipée pour son temps. De part son mariage, elle devint la baronne Dudevant puis elle eut de nombreux amants dont Musset et Chopin. Sa maison à Nohant fut le lieu de grandes réceptions où elle reçut de nombreux amis dont Frédéric Chopin (qui a composé à Nohant, l’intégrale de ses œuvres pour piano seul), Franz List, Eugène Delacroix.

George Sand est avant tout une romancière mais elle a écrit quelques poèmes caractéristiques de son style proche de la nature, comme celui-ci dédiée à sa petite-fille :

À AURORE

La nature est tout ce qu’on voit,
Tout ce qu’on veut, tout ce qu’on aime.
Tout ce qu’on sait, tout ce qu’on croit,
Tout ce que l’on sent en soi-même.

Elle est belle pour qui la voit,
Elle est bonne à celui qui l’aime,
Elle est juste quand on y croit
Et qu’on la respecte en soi-même.

Regarde le ciel, il te voit,
Embrasse la terre, elle t’aime.
La vérité c’est ce qu’on croit
Et la nature c’est toi-même.

George Sand a certainement stimulé la veine champêtre de Maurice Rollinat, par ses conseils. Il sait, lui aussi à sa manière, mettre en valeur une nature omniprésente, mystérieuse, fantastique, envoûtante, reflet de sa personnalité. Alors soyons aussi à l’écoute de « La mare aux grenouilles » de Maurice Rollinat dont l’ambiance peut nous rappeler certains passages de George Sand dans La Mare au Diable :

LA MARE AUX GRENOUILLES

Cette mare, l’hiver, devient inquiétante,
Elle s’étale au loin sous le ciel bas et gris,
Sorte de poix aqueuse, horrible et clapotante,
Où trempent les cheveux des saules rabougris.

La lande tout autour fourmille de crevasses,
L’herbe rare y languit dans des terrains mouvants,
D’étranges végétaux s’y convulsent, vivaces,
Sous le fouet invisible et féroce des vents ;

Les animaux transis, que la rafale assiège,
Y râlent sur des lits de fange et de verglas,
Et les corbeaux – milliers de points noirs sur la neige –
Les effleurent du bec en croassant leur glas.

Mais la lande, l’été, comme une tôle ardente,
Rutile en ondoyant sous un tel brasier bleu
Que l’arbre, la bergère et la bête rôdante
Aspirent dans l’air lourd des effluves de feu.

Pourtant, jamais la mare aux ajoncs fantastiques
Ne tarit. Vert miroir tout encadré de fleurs
Et d’un fourmillement de plantes aquatiques,
Elle est rasée alors par les merles siffleurs.

Aux saules, aux gazons que la chaleur tourmente,
Elle offre l’éventail de son humidité,
Et, riant à l’azur, – limpidité dormante, –
Elle s’épanouit comme un lac enchanté.

Or, plus que les brebis, vaguant toutes fluettes
Dans la profondeur chaude et claire du lointain,
Plus que les papillons, fleurs aux ailes muettes,
Qui s’envolent dans l’air au lever du matin,

Plus que l’Ève des champs, fileuse de quenouilles,
Ce qui m’attire alors sur le vallon joyeux,
C’est que la grande mare est pleine de grenouilles,
– Bon petit peuple vert qui réjouit mes yeux. –

Les unes : père, mère, enfant mâle et femelle,
Lasses de l’eau vaseuse à force de plongeons,
Par sauts précipités, grouillantes, pêle-mêle,
Friandes de soleil, s’élancent hors des joncs ;

Elles s’en vont au loin s’accroupir sur les pierres,
Sur les champignons plats, sur les bosses des troncs,
Et clignotent bientôt leurs petites paupières
Dans un nimbe endormeur et bleu de moucherons.

Émeraude vivante au sein des herbes rousses,
Chacune luit en paix sous le midi brûlant ;
Leur respiration a des lenteurs si douces
Qu’à peine on voit bouger leur petit goître blanc.

Elles sont là, sans bruit rêvassant par centaines,
S’enivrant au soleil de leur sécurité ;
Un scarabée errant du bout de ses antennes
Fait tressaillir parfois leur immobilité.

La vipère et l’enfant – deux venins ! – sont pour elles
Un plus mortel danger que le pied lourd des bœufs :
A leur approche, avec des bonds de sauterelles,
Je les vois se ruer à leurs gites bourbeux ;

Les autres que sur l’herbe un bruit laisse éperdues,
Ou qui préfèrent l’onde au sol poudreux et dur,
A la surface, aux bords, les pattes étendues,
Inertes hument l’air, le soleil et l’azur.

Ces reptiles mignons qui sont, malgré leur forme,
Poissons dans les marais, et sur la terre oiseaux,
Sautillent à mes pieds, que j’erre ou que je dorme,
Sur le bord de l’étang troué par leurs museaux.

Je suis le familier de ces bêtes peureuses
A ce point que, sur l’herbe et dans l’eau, sans émoi,
Dans la saison du frai qui les rend langoureuses,
Elles viennent s’unir et s’aimer devant moi.

Et près d’elles, toujours, le mal qui me torture,
L’ennui, – sombre veilleur, – dans la mare s’endort ;
Et, ravi, je savoure une ode à la nature
Dans l’humble fixité de leurs yeux cerclés d’or.

Et tout rit : ce n’est plus le corbeau qui croasse
Son hymne sépulcral aux charognes d’hiver :
Sur la lande aujourd’hui la grenouille coasse,
– Bruit monotone et gai claquant sous le ciel clair.

(Maurice Rollinat, Dans les Brandes, pages 52 à 56)

Fin observateur, Maurice Rollinat ne nous lasse jamais dans ses descriptions prises sur le vif ; il sait rendre les bêtes vivantes, animées de mouvement et même de pensées. George Sand, chantre de la nature berrichonne, nous propose aussi de nombreuses évocations champêtres, très diverses. Elle humanise les animaux comme les hommes et ressent de la pitié pour eux :

« (…) ces vieux travailleurs [deux bœufs] qu’une longue habitude a rendus frères, (...) et qui, privés l’un de l’autre, se refusent au travail avec un nouveau compagnon et se laissent mourir de chagrin. » (George Sand, La Mare au Diable (1852), page 5)

Plus souvent dans un monde de lamentations et de frissons, Rollinat affirme lui aussi son amour pour les animaux ; il peut alors les humaniser avec beaucoup de justesse et de sensibilité :

LES DEUX COMPAGNONS

Cet énorme cheval et ce tout petit âne,
Frères en coups de fouet, en jeûnes, en labeur,
Ont pris les mêmes airs d’angoisse et de stupeur,
Pensent le même effroi dans la nuit de leur crâne.

A force de tirer côte à côte, en souffrant,
Ils ont suppléé presque au manque de langage
Par des mouvements d’yeux, d’oreilles, et je gage
Qu’entre eux braire et hennir est un parler courant.

Aussi, lorsqu’en leur pré d’herbe courte et mauvaise,
De la sorte, ils ont pu converser bien à l’aise,
Alors c’est du délire après l’épanchement.

Pleins de la belle humeur que l’un à l’autre insuffle,
Ils se roulent en chœur, et simultanément
Se relèvent tous deux pour s’embrasser le mufle.

(Maurice Rollinat, Les Bêtes, pages 129 et 130)

Maurice Rollinat, contemplateur de la nature, décrit minutieusement l’atmosphère champêtre, alternant des visions de connotation sombre, et d’autres paisibles. Il souhaite simplement décrire la campagne telle qu’elle est, telle qu’il la ressent, miroir de ses reflets d’âme et de ses inquiétudes. Mary C.Donnell qui a écrit la préface du livre Choix de poésie du livre de la Nature de Maurice Rollinat, nous donne ses impressions face à ces poèmes : « Toute la nature est dotée d’une âme sensible et pénétrante d’où s’élève une vibrante émotion ». Maurice Rollinat retourne la nature vers son intériorité. Avec lui, le rêve devient présent, s’accroche au corbeau noir pour apporter l’empreinte de la mort, le frisson, l’épouvante et, en opposition, pour conclure, une certaine lumière :

EVOCATIONS

Je vis un gros corbeau, déployant son orgueil,
Qui jouait de la griffe et claquetait des ailes
A terre, avec un bruit de lugubres crécelles.

Et je me dis : « C’est le grand deuil ! »

Un peu plus loin, je vis, m’épiant d’un coup d’œil,
Une pie occupée à s’aiguiser le bec,
Puis, allant et venant, d’un sautillement sec.

Je me dis : « C’est le demi-deuil ! »

Enfin, d’une couleur plus pâle que les cierges,
Surgit, me sembla-t-il, le prince des hiboux.
Et je dis : « Ce deuil-là, le plus triste de tous,

C’est le deuil pur et blanc des Vierges ! »

Ces trois rencontres successives,
M’arrivant par un soir d’hiver,
Laissaient en cet endroit désert
Ma vue et mon âme pensives,

Lorsqu’à petits vols grelottants,
M’apparut un pinson cherchant sa nourriture :
Et, joyeux, je songeai que, bientôt, le printemps

Ressusciterait la nature.

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, pages 228 et 229)

Cette lumière revient souvent dans l’œuvre de George Sand pour extérioriser les états d’âme, centrés sur les personnages mais elle peut aussi utiliser une veine angoissante, très forte, proche de l’ambiance de « La mare aux grenouilles » de Maurice Rollinat. Elle exprime rarement le pessimisme contrairement à Rollinat. Pourtant en introduction à La Mare au Diable, juste après le titre, un quatrain à visée philosophique sert à montrer la dureté de la vie pour les petites gens de la campagne. George Sand déploie sa veine humaniste à travers la description d’un laboureur âgé, fatigué, s’épuisant. Elle met peu souvent la mort en avant et pourtant dans ce passage, elle a la première place à travers une description de l’allégorie de la mort d’Holbein :

L’AUTEUR AU LECTEUR.

A la sueur de ton visaige
Tu gagnerais ta pauvre vie,
Après long travail et usaige,
Voicy la mort qui te convie.

« Ce quatrain placé au-dessous d’une composition d’Holbein, est d’une tristesse profonde dans sa naïveté. La gravure représente un laboureur conduisant sa charrue au milieu d’un champ. Une vaste campagne s’étend au loin, on y voit de pauvres cabanes ; (…). » Puis George Sand nous présente le paysan vieux, trapu, couvert de haillons. « Un seul être est allègre et ingambe (…). C’est un personnage fantastique, un squelette armé d’un fouet, qui court dans le sillon à côté des chevaux effrayés et les frappe. C’est la mort, ce spectre qu’Holbein a introduit allégoriquement (…). » (George Sand, La Mare au Diable, page 4)

Après avoir remarqué le côté sombre dans les écrits de ces deux auteurs, montrons leur amour pour la campagne, leur admiration devant la beauté de l’univers sauvage.

George Sand donne une large place au cadre champêtre dans ses romans à travers de très nombreux extraits : « Le paysage était vaste aussi et encadrait de grandes lignes de verdure, un peu rougie aux approches de l’automne, ce large terrain d’un brun vigoureux, où des pluies récentes avaient laissé, dans quelques sillons, des lignes d’eau que le soleil faisait briller comme de minces filets d’argent. » (George Sand, La Mare au Diable, page 5)

Pour sa part, Rollinat aime les grands paysages. Il décrit souvent le soir, l’approche de la nuit, par exemple, dans « Le petit renardeau » : « Des nuages bruns couvrent d’un noir bandeau / Le soleil sanglant que l’âpre nuit poignarde. » (Maurice Rollinat, Dans les Brandes, page 212) ; dans « L’écureuil » : « Tout à l’heure, la nuit, la grande narcotique, / Posera son pied noir sur le soleil conquis ; » (Maurice Rollinat, Dans les brandes, pages 155 et 156) ou de manière plus nostalgique, proche du fantastique, il peut nous présenter un :

PAYSAGE GRIS

Déjà cette prairie en commençant l’hiver
Étendait son tapis d’herbe courte et fripée,
Elle languit encor, de plus en plus râpée,
D’un gris toujours plus pâle et moins mêlé de vert.

Et pourtant, il y vient, poussant leur douce plainte,
Dressant l’oreille au vent qu’ils semblent écouter,
Quelques pauvres moutons qui tâchent de brouter
Ce regain des frimas dont leur laine a la teinte.

Mais le vivre est mauvais, le temps long, le ciel froid ;
A la file ils s’en vont, l’œil fixe et le cou droit,
Côtoyer la rivière épaisse qui clapote,

S’arrêtant, quand ils sont rappelés, tout à coup,
Par la vieille, là-bas, contre un arbre, debout,
Comme un fantôme noir dans sa grande capote.

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, page 39)

Maurice Rollinat laisse aussi une place importante aux couleurs. Il a toujours été l’ami des peintres dont Claude Monet venu lui rendre visite à Fresselines de février à juin 1889. Son poème « Le Champ de Blé » rappelle en poésie, un tableau à la manière de Monet. Mais à l’or des blés, le poète associe des notes sombres, des tons « cuivreux » et « violet » qui reflètent sa tendance au spleen :

(…)
Bluets, coquelicots, tiges entremêlées,
Ici, là, montaient haut presque jusqu’aux épis ;
Ailleurs, sous des chardons violets assoupis,
Le froment rabattait ses têtes barbelées.

Et muet et léger comme un zéphir d’été
Sur un étang cuivreux engourdi dans sa vase,
L’insecte nonchalant voltigeait en extase
Sur cette nappe d’or dans l’immobilité.
(…)

(Maurice Rollinat, La Nature, page 16)

George Sand, chantre de la nature, peut, elle aussi, recéler une facette mystérieuse et même fantastique où la brume estompe les contours des paysages et transforme notre manière de voir le monde. Entrons maintenant dans l’atmosphère de La Mare au Diable : « Mais le brouillard s’épaissit encore plus, la lune fut tout à fait voilée, les chemins étaient affreux, les fondrières profondes. Par deux fois, la Grise faillit s’abattre ; (…) elle perdait courage (…). » (George Sand, La Mare au Diable, page 13) La phrase « – Je crois que nous sommes ensorcelés, dit Germain » (id.) témoigne de la force de l’impression de sortilège produit par le brouillard faisant perdre tout repère.

Lorsque nous connaissons les légendes du Berry racontées le soir à la veillée auprès du feu, nous comprenons encore mieux l’emprise de cet envoûtement.

Les grenouilles apparaissent mais elles ne font qu’hasarder « quelques notes grêles et timides » (id., page 18) à l’opposé de celles de Maurice Rollinat « grouillantes de vie ».

Le paysage prend un aspect hallucinant. Les grands bras décharnés que sont les branches, ne rassurent guère et bientôt domine « l’ennui effrayant de la solitude » (id., page 19).

George Sand se sert du brouillard en correspondance avec les sentiments des personnages. Le fait que le laboureur Germain s’égare dans les bois à cause du brouillard, crée un état d’angoisse progressif qui permettra aux sentiments d’avoir une place primordiale :

Ce qui l’empêchait alors de s’orienter, c’était un brouillard qui s’élevait avec la nuit, un de ces brouillards des soirs d’automne, que la blancheur du clair de lune rend plus vagues et plus trompeurs encore. Les grandes flaques d’eau dont les clairières sont semées exhalaient des vapeurs si épaisses que, lorsque la Grise les traversait, on ne s’en apercevait qu’au clapotement de ses pieds et à la peine qu’elle avait à les tirer de la vase. (id., page 13)

Le tronc des chênes restait dans une majestueuse obscurité ; mais, un peu plus loin, les tiges blanches des bouleaux semblaient une rangée de fantômes dans leurs suaires. Le feu se reflétait dans la mare ; et les grenouilles, commençant à s’y habituer, hasardaient quelques notes grêles et timides ; les branches anguleuses des vieux arbres, hérissées de pâles lichens, s’étendaient et s’entre-croisaient comme de grands bras décharnés sur la tête de nos voyageurs ; c’était un bel endroit, mais si désert et si triste, que Germain, las d’y souffrir, se mit à chanter et à jeter des pierres dans l’eau pour s’étourdir sur l’ennui effrayant de la solitude. (id., pages 18 et 19)

Germain se retrouva bientôt à l’endroit où il avait passé la nuit au bord de la mare. Le feu fumait encore ; une vieille femme ramassait le reste de la provision de bois mort que la petite Marie y avait entassée (…) » (id., page 23)

Si quelqu’un avait le malheur de s’arrêter ici la nuit, il serait bien sûr de ne pouvoir jamais en sortir avant le jour. (id., page 23)

George Sand a toujours aimé la campagne comme ces extraits nous le montrent : la description du brouillard est minutieuse et la lune prend une place de premier ordre : « Enfin, vers minuit, le brouillard se dissipa, et Germain put voir les étoiles briller à travers les arbres. La lune se dégagea aussi des vapeurs qui la couvraient et commença à semer des diamants sur la mousse humide. » (id., page 18)

Devant ce texte, nous imaginons facilement la campagne de manière romantique et le brouillard ne fait qu’augmenter cette impression. George Sand a vécu à Nohant dans l’intimité d’un pays verdoyant. Elle a été fascinée par les superstitions berrichonnes, les vieilles coutumes et cette influence est très nette. Derrière ce cadre champêtre, il y a bien sûr une histoire d’amour.

Dans ses poèmes, Maurice Rollinat nous ensorcèle et introduit souvent la lune dans des espaces de rêve, de larmes, de nostalgie, de magie :

A QUOI PENSE LA NUIT ?

A quoi pense la Nuit, quand l’âme des marais
Monte dans les airs blancs sur tant de voix étranges,
Et qu’avec des sanglots qui font pleurer les anges
Le rossignol module au milieu des forêts ?…

A quoi pense la Nuit, lorsque le ver luisant
Allume dans les creux des frissons d’émeraude,
Quand murmure et parfum, comme un zéphyr qui rôde,
Traversent l’ombre vague où la tiédeur descend ?…

Elle songe en mouillant la terre de ses larmes
Qu’elle est plus belle, ayant le mystère des charmes,
Que le jour regorgeant de lumière et de bruit.

Et – ses grands yeux ouverts aux étoiles – la Nuit
Enivre de secret ses extases moroses,
Aspire avec longueur le magique des choses.

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, page 12)

Maurice Rollinat sait aussi traduire l’impression paisible de la nature dans ses descriptions :

LES LIBELLULES

Fantasque essaim toujours errant,
Les libellules se poursuivent,
Et leurs gais chatoiements s’avivent
Aux ardents reflets du torrent.

Déjà moiré, parfois s’irise
Le petit tulle si léger
Qui leur permet de voltiger
Dans tous les sens comme la brise.

Les unes, taciturnement,
Laissent flotter leur nonchalance ;
D’autres, pour brûler le silence,
Dardent l’éclair d’un ronflement.

Dans les airs elles font des lieues,
Mais, toujours, en haut comme en bas,
Les grandes vertes ont le pas
Sur les toutes petites bleues.

Leur démence de liberté
Dont elles ne savent que faire
Les emporte dans l’atmosphère
Qui les saoule de sa clarté.

Au moindre vent qui les fustige
A fleur d’écume ou de rocher,
Chacune vient se rapprocher
De la branchette ou de la tige,

Impondérable, mais pourtant
Lourde encor, si peu qu’elle y touche,
Pour le brin d’herbe qui se couche
Et se relève en tremblotant.

Longs clous d’or et de pierreries
Ayant grosse tête, gros yeux
Et fines ailes, sous les cieux
Elles promènent leurs féeries.

Elles vont flairer les roseaux
Et puis reprennent leur voyage
Entre les frissons du feuillage
Et les miroitements des eaux ;

Et, quand leur vol, plein de crochets,
De zigzags et de ricochets,
Ayant lassé les demoiselles,

On les voit enfin s’arrêter :
Elles semblent moins s’éventer
Que respirer avec leurs ailes.

(Maurice Rollinat, La Nature, pages 219 à 222 et aussi Le Livre de la Nature, pages 72 et 73)

Chez George Sand et Maurice Rollinat nous retrouvons l’amour des petites gens de la campagne, non pas de manière abstraite mais très précisément et pour mettre à l’honneur leur travail, les chansons populaires, leurs vies.

George Sand les décrit toujours avec précision et talent :

« (…) un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifique : quatre paires de jeunes animaux à robe sombre (…), avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore le taureau sauvage, (…) ces mouvements brusques, ce travail nerveux et saccadé qui s’irrite encore du joug et de l’aiguillon et n’obéit qu’en frémissant de colère à la domination nouvellement imposée. (…) L’homme qui les gouvernait avait à défricher un coin naguère abandonné au pâturage et rempli de souches séculaires, travail d’athlète (…). » (George Sand, La Mare au Diable, page 5)

Maurice Rollinat a vraiment aimé côtoyer les petites gens de la campagne et a dressé de nombreux portraits savoureux tels des croquis pris sur le vif en littérature :

LE VIEUX PÂTRE

« C’est par mon métier, dit le vieux pâtre aux traits rudes,
Qu’à forc’ de vous cercler les oreill’ et les yeux,
Dans l’song’ de votre esprit rentr’ et rêvent le mieux
Ces grands espac’ q’ont l’air de prend’ vos habitudes.

Vos chants bourdonn’ comm’ ceux des gross’ mouch’ dans l’air doux,
Tel que l’cœur sous l’soleil la bell’ verdur’ se pâme,
L’horizon comm’ vot’ corps d’vient la prison d’une âme,
Et les nuag’ ramp’ dans l’ciel comm’ les pensers en vous.

L’vent d’orag’ vous agit’, vous bouscul’ comm’ les choses,
Surprend vot’ limousin’ comm’ les feuillag’ dormants :
A l’ordinair’, leurs gest’ s’accord’ à vos mouv’ments,
Et, quand vous n’bougez pas, vous avez leurs mêm’ poses.

Ces chos’ qui dur’ toujours ou qui meur’ ben anciennes,
On voit qu’ell’ chang’, comm’ l’homm’, leur humeur, leurs façons,
Q’la Nature, ainsi q’ vous, a tristess’ et chansons,
Et q’les vot’ tomb’ souvent ben juste avec les siennes.

Nuancés, brum’, pluie et vent, la plein’ lumière, l’ombre,
Compos’ le sentiment des form’, des teint’, des bruits,
Qui s’communique au vôt’ !… tell’ment ! q’par un’ bell’ nuit,
Des fois, vous êt’ plus gai que lorsqu’i n’fait pas sombre.

J’rêv’ le rêv’ de tout ça, j’suis en pierr’ comm’ la roche,
En végétal comm’ l’herbe, en liquid’ comme l’eau,
J’rumin’ l’engourdiss’ment ou l’frisson du bouleau…
Et sauf que j’écris pas sur un agenda d’poche,

Que j’crains pas tant l’soleil, et que j’suis pas si blême,
J’song’ comm’ ceux gens d’Paris, bien vêtus, aux blanch’ mains,
Qui, t’nant un bout d’crayon, caus’ tout seuls dans les ch’mins,
L’œil ouvert droit d’vant eux, mais qui plonge en eux-mêmes.

L’éternité s’ennuie aussi ben q’moi qui passe,
Des moments que j’suis là si triste à la sonder,
J’la surprends, elle aussi, ben triste à me r’garder :
Alors, je m’sens l’cœur vide aussi profond q’l’espace ! »

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, pages 34 et 35)

À travers le thème du laboureur, nous pouvons aborder étonnamment celui de la musique traditionnelle berrichonne. En effet, dans sa proximité avec les traditions ancestrales, George Sand donne une place importante à la musique dans ses écrits, en union avec le travail des champs et la nature. Elle laisse place à une mélodie se rapprochant des longues litanies laissant sourdre les sentiments par le ton donné :

« (…) on n’est point un parfait laboureur si on ne sait chanter aux bœufs (…). Ce chant n’est, à vrai dire, qu’une sorte de récitatif interrompu et repris à volonté. Sa forme irrégulière et ses intonations fausses selon les règles de l’art musical le rendent intraduisible. Mais ce n’en est pas moins un beau chant, et tellement approprié à la nature du travail qu’il accompagne, à l’allure du bœuf, au calme des lieux agrestes, à la simplicité des hommes qui le disent (….). » (George Sand, La Mare au Diable, page 6)

George Sand qui a aimé Frédéric Chopin, appréciait aussi beaucoup la musique rurale qui tient une place d’importance dans ses romans champêtres en lien avec le déroulement de l’histoire à des moments propices :

« Puis la voix mâle de ce jeune père de famille entonnait le chant solennel et mélancolique que l’antique tradition du pays transmet, non à tous les laboureurs indistinctement, mais aux plus consommés dans l’art d’exciter et de soutenir l’ardeur des bœufs au travail. (…) » (id.)

Ce laboureur qui chante aux bœufs, est aussi proche de Maurice Rollinat par le thème rural et par cette musique inhabituelle, hors des règles de l’art et pourtant gardant un charme certain. N’oublions pas que la musique de Rollinat était étrange, inhabituelle, hors normes.

Pour Maurice Rollinat qui joue du piano, la musique est fondamentale. Il a consacré un poème à Chopin (Les Névroses, pages 53 à 55) et mit une partie de ses poèmes en musique (dont 106 écrits avec partitions). Il crée de nombreux effets étonnants, inattendus, reflets des sentiments, des émotions, des larmes à l’apaisement. Il sait traduire en poésie, les sentiments exprimés par la musique.

LA MUSIQUE

A Frédéric Lapuchin.

A l’heure où l’ombre noire

Brouille et confond

La lumière et la gloire

Du ciel profond,

Sur le clavier d’ivoire

Mes doigts s’en vont.

Quand les regrets et les alarmes
Battent mon sein comme des flots,
La musique traduit mes larmes
Et répercute mes sanglots.

Elle me verse tous les baumes
Et me souffle tous les parfums ;
Elle évoque tous mes fantômes
Et tous mes souvenirs défunts.

Elle m’apaise quand je souffre,
Elle délecte ma langueur,
Et c’est en elle que j’engouffre
L’inexprimable de mon cœur.

Elle mouille comme la pluie,
Elle brûle comme le feu ;
C’est un rire, une brume enfuie
Qui s’éparpille dans le bleu.

Dans ses fouillis d’accords étranges
Tumultueux et bourdonnants,
J’entends claquer des ailes d’anges
Et des linceuls de revenants ;

Les rythmes ont avec les gammes
De mystérieux unissons ;
Toutes les notes sont des âmes,
Des paroles et des frissons.

O Musique, torrent du rêve,
Nectar aimé, philtre béni,
Cours, écume, bondis sans trêve
Et roule-moi dans l’infini.

A l’heure où l’ombre noire

Brouille et confond

La lumière et la gloire

Du ciel profond.

Sur le clavier d’ivoire

Mes doigts s’en vont.

(Maurice Rollinat, Les Névroses, pages 49 et 50)

Revenons aux petites gens mis à l’honneur par ces deux écrivains. George Sand décrit de manière idéale le travail de ceux qui vivent au contact de la nature :

« (…) la nature est éternellement jeune, belle et généreuse. Elle verse la poésie et la beauté à tous les êtres, à toutes les plantes, (…). Le plus heureux des hommes serait celui qui, possédant la science de son labeur, et travaillant de ses mains, puisant le bien-être et la liberté dans l’exercice de sa force intelligente, aurait le temps de vivre par le cœur et par le cerveau, de comprendre son œuvre et d’aimer celle de Dieu. » (George Sand, La Mare au Diable, page 5)

Plus tard, Maurice Rollinat a décrit, dans presque tous ses livres dont Paysages et Paysans, des personnes qu’il a certainement rencontrées tels « La gardeuse de boucs », « Le vieux pêcheur », « Le braconnier ».

LE VIEUX PÊCHEUR

Au fil de l’eau coulant sans bruit,
Triste et beau comme un vieux monarque,
Perche en main, debout dans sa barque,
Le pêcheur aspirait la nuit.

Son extase mal contenue
Rivait, pleins de larmes, ses yeux
Au grand miroir mystérieux
Où tremblait l’ombre de la nue.

L’astre pur, à frissons follets,
Jetait prodigue ses reflets
À cette transparence brune ;

J’entendis l’homme chuchoter :
« C’te nuit ! fait-i’ bon d’exister !
Pour voir l’eau s’ens’mencer d’la lune ».

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, page 293)

Pour George Sand, les enfants gardent une place importante. Ils peuvent apporter leur fraîcheur, leur naïveté, leur fragilité parfois même empreintes de mysticisme :

« Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, et les épaules couvertes, sur sa blouse, d’une peau d’agneau qui le faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintres de la Renaissance, marchait dans le sillon parallèle à la charrue et piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et légère, armée d’un aiguillon peu acéré. » (George Sand, La Mare au Diable, page 5)

Derrière leur apparente fragilité et leur besoin d’aide des grands, les enfants peuvent être intuitivement d’un grand secours ou dire spontanément des paroles prémonitoires ainsi le petit Pierre juste avant de s’endormir : « Mon petit père, dit-il, si tu veux me donner une autre mère, je veux que ce soit la petite Marie. » (George Sand, La Mare au diable, page 16)

Par contre, Maurice Rollinat même s’il a réuni dans Le livre de la Nature, de nombreux poèmes pour les enfants des écoles comme George Sand lui avait conseillé dans sa jeunesse, il décrit peu les enfants ou de manière banale, sans attrait comme dans « Le baby » (Maurice Rollinat, Les Névroses, pages 223 à 225). Exceptionnellement, ils peuvent avoir la première place comme dans :

LES DEUX PETITS FRÈRES

Ils s’en reviennent de l’école,
Un livre dans leur petit sac.
– Au loin, on entend le ressac
De la Creuse qui dégringole.

L’aîné rapporte une bricole,
De la chandelle et du tabac.
Ils s’en reviennent de l’école,
Un livre dans leur petit sac.

Mais la nuit vient ; dans sa rigole
La grenouille fait son coac,
Et tous les deux, ayant le trac
Et tirant leur pied qui se colle,
Ils s’en reviennent de l’école.

(Maurice Rollinat, Dans les Brandes, pages 232 et 233)

Maurice Rollinat est rarement optimiste contrairement à George Sand qui donne une fin positive à ses romans même si elle sait mettre en valeur le côté dramatique et même l’exacerber par une veine momentanément fantastique et macabre : « – Oui, dit la vieille, il s’est noyé un petit enfant ! » (George Sand, La Mare au diable, page 23)

Pour George Sand, la croyance en Dieu est aussi liée aux superstitions pour servir l’histoire et le dénouement du roman mais le signe de croix anéantissant les sortilèges, rappelle l’imprégnation mystique présente dans son œuvre.

« (…) c’est ici la Mare au Diable. C’est un mauvais endroit, et il ne faut pas en approcher sans jeter trois pierres dedans de la main gauche, en faisant le signe de la croix de la main droite : ça éloigne les esprits. Autrement il arrive des malheurs à ceux qui en font le tour. » (id.)

George Sand nous transmet aussi son message de foi par l’intermédiaire des personnages dont le laboureur au travail, peinant et pourtant « reprenait tout à coup la sérénité des âmes simples ». (id., page 6)

Plus loin, dans le roman, il s’adresse à son enfant : « (…) il faut toujours prier, ça fait voir à ta mère que tu l’aimes. » (id., page 15) L’attitude confiante de l’enfant est émouvante de sincérité : « L’enfant s’agenouilla sur la jupe de la jeune fille, joignit ses petites mains, et se mit à réciter sa prière, (…) » (id., page 16).

La foi de George Sand peut aussi s’exprimer de manière plus philosophique et paisible : « Le bonheur serait là où l’esprit, le cœur et les bras, travaillant de concert sous l’œil de la Providence, une sainte harmonie existerait entre la munificence de Dieu et les ravissements de l’âme humaine. » (id., page 5)

À l’opposé, Maurice Rollinat à l’esprit souvent torturé, exacerbe le côté sombre d’où jaillissent par moments, en lien avec les éléments, terre et eau, quelques notes gaies ou lumineuses dans un contraste saisissant près du passage de « l’âme », légère, qui semble partir au fil de la rivière. L’emprise sombre, mortuaire, fantastique domine. Pourtant (tel un oxymore) le mot « âme » est souvent présent, nous rappelant que l’œuvre de Maurice Rollinat ne peut se détacher d’un côté mystique, en particulier dans son lien avec la nature :

AU CRÉPUSCULE

Le soir, couleur cendre et corbeau,
Verse au ravin qui s’extasie
Sa solennelle poésie
Et son fantastique si beau.

Soudain, sur l’eau morte et moisie
S’allume, comme un grand flambeau
Qui se lève sur un tombeau,
La lune énorme et cramoisie.

Et, tandis que dans l’air sanglant,
Tout sort de l’ombre : moulin blanc,
Pont jauni, verte chènevière,

On voit entre les nénuphars
Moitié rouges, moitié blafards,
Flotter l’âme de la rivière.

(Maurice Rollinat, La Nature, pages 167 et 168)

 

LA MORT DES FOUGÈRES

À Madame Charles Buet.

L’âme des fougères s’envole :
Plus de lézards entre les buis !
Et sur l’étang froid comme un puits
Plus de libellule frivole !

La feuille tourne et devient folle,
L’herbe songe aux bluets enfuis.
L’âme des fougères s’envole :
Plus de lézards entre les buis !

Les oiseaux perdent la parole,
Et par les jours et par les nuits,
Sur l’aile du vent plein d’ennuis,
Dans l’espace qui se désole
L’âme des fougères s’envole.

(Maurice Rollinat, Les Névroses, page 181)

La foi de Maurice Rollinat est une faible flamme qui éclaire ses poèmes de temps en temps, presque imperceptiblement, dans les endroits très sombres de ses poèmes ou en final, en « Ascension ». Ailleurs, elle vient de ses entrailles, des profondeurs de son être, « De profundis » et peut se transformer alors en lamentations sur la condition humaine :

ASCENSION

A mesure que l’on s’élève
Au-dessus des mornes terrains,
On sent le poids de ses chagrins
Se désalourdir comme en rêve.

Pour l’âme, alors, libre existence !…
Car, subtilisée à l’air pur,
Son enveloppe vers l’azur
Semble évaporer sa substance.

On monte encor, toujours ! Enfin,
On n’est plus qu’un souffle divin
Flottant sur l’immense campagne :

Et, dans le plein ciel qui sourit,
Le blanc sommet de la montagne
Devient le trône de l’esprit.

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, page 125)

 

DE PROFUNDIS !

Mon Dieu ! dans ses rages infimes,
Dans ses tourments, dans ses repos,
Dans ses peurs, dans ses pantomimes,
L’âme vous hèle à tout propos
Du plus profond de ses abîmes !

Quand la souffrance avec ses limes
Corrode mon cœur et mes os,
Malgré moi, je crie à vos cimes :

Mon Dieu !

Aux coupables traînant leurs crimes,
Aux résignés pleurant leurs maux,
Arrivent toujours ces deux mots,
Soupir parlé des deuils intimes,
Vieux refrain des vieilles victimes :

Mon Dieu !

(Maurice Rollinat, Les Névroses, page 391)

 

En conclusion, George Sand et Maurice Rollinat ont chacun conservé leur style, leur caractère, leur art, leur personnalité à dominante extériorisée, romantique pour George Sand, intériorisée, névrotique mais aussi apaisée par la nature pour Maurice Rollinat. L’influence de George Sand sur les écrits de Rollinat est indéniable. Ainsi grâce à ses conseils, il a pu mieux décrire la vie de la campagne, des gens et des animaux, pris sur le vif, animés de mouvements, les faisant revivre par leur langage, leurs attitudes si bien décrites, comme dans son plus célèbre poème animalier :

LA BICHE

La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux :
Son petit faon délicieux
A disparu dans la nuit brune.

Pour raconter son infortune
À la forêt de ses aïeux,
La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux.

Mais aucune réponse, aucune,
À ses longs appels anxieux !
Et le cou tendu vers les cieux,
Folle d’amour et de rancune,
La biche brame au clair de lune.

(Maurice Rollinat, Les Névroses, page 219)

 

Octobre 2016

Catherine Réault-Crosnier

 

Bibliographie :

– George Sand, Histoire de ma vie, Michel Lévy frères libraires-éditeurs, Paris, 10 tomes, 1856.
– George Sand, La Mare au Diable, in Œuvres illustrées de George Sand, tome 1, édition J. Hetzel, Librairie Blanchard et Librairie Marescq et Cie, 1852.
– Lettre de Maurice Rollinat à George Sand, datée du 4 avril 1871. Publiée dans le Bulletin de la Société "Les Amis de Maurice Rollinat", n° 53 – Année 2014, pages 79 et 80.
– Lettre de George Sand à Maurice Rollinat, datée du 21 janvier 1873. Publiée dans le Bulletin de la société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 6 d’avril 1966, pages 4 et 5.
– Lettre de George Sand à Maurice Rollinat, datée du 18 avril 1874. Publiée dans le Bulletin de la société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 7 de juin 1967, pages 4 à 7.
– Maurice Rollinat, Dans les Brandes, poëmes et rondels, Librairie Sandoz et Fischbacher, 1877, 288 pages.
– Maurice Rollinat, Les Névroses, G. Charpentier, Paris, 1883, 399 pages
– Maurice Rollinat, Dans les Brandes, poèmes et rondels, G. Charpentier, Paris, 1883, 281 pages.
– Maurice Rollinat, La Nature, poésies, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, 350 pages.
– Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1899, 332 pages.
– Maurice Rollinat, Les Bêtes, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1911, 222 pages
– Maurice Rollinat, Œuvres I. Dans les brandes, Lettres modernes Minard, Paris, 1971, 232 pages.
– Maurice Rollinat, Choix de poésies du Livre de la Nature par Mary C. McDonnell, Imprimerie Lecerf, Rouen, 1982, 87 pages.

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter sur le présent site, le dossier qui leur est consacré.