Dans la nature avec le poète Maurice Rollinat

 

 

(Texte lu à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, le 5 décembre 2012 à Saint-Cyr-sur-Loire, dans le cadre de l’Association Art et Poésie de Touraine.)

 

 

Avant de nous promener virtuellement dans la nature avec Maurice Rollinat et ses poèmes, je vous propose de mieux le connaître à travers cette petite biographie :

Maurice Rollinat est né le 29 décembre 1846 à Châteauroux. Son père, avocat, est un grand ami de George Sand. Sa tante Julie Didion est sa marraine et non pas George Sand, comme on l’a souvent prétendu. Celle-ci peut être considérée comme sa « marraine littéraire » car elle lui a donné des conseils, en particulier elle lui a suggéré d’écrire des poèmes sur la nature et pour les enfants. Il fait ses études à Châteauroux et retourne chaque été, pour les vacances, dans le domaine familial de Bel-Air (acquis par son père en 1850), au Buret, près d’Argenton-sur-Creuse.

Il est le deuxième et dernier enfant ; son frère Émile étant son aîné de trois ans (né le 24 décembre 1843) (Régis Miannay, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, p. 35). Il sera toujours proche de son frère. Dans son poème « Les deux petits frères », c’est une scène de retour d’école dans la simplicité de la vie quotidienne qui intéresse Rollinat et lui rappelle certainement sa propre jeunesse.

LES DEUX PETITS FRÈRES

Ils s’en reviennent de l’école,
Un livre dans leur petit sac.
– Au loin, on entend le ressac
De la Creuse qui dégringole.

L’aîné rapporte une bricole,
De la chandelle et du tabac.
Ils s’en reviennent de l’école,
Un livre dans leur petit sac.

Mais la nuit vient ; dans sa rigole
La grenouille fait son coac,
Et tous les deux, ayant le trac
Et tirant leur pied qui se colle,
Ils s’en reviennent de l’école.

(Dans les Brandes, pp. 232 et 233) (Le Livre de la Nature, p. 16)

Clerc de notaire à Châteauroux, puis à Orléans (en 1867, année où meurt son père), il gagne Paris à la veille de la guerre qui le ramènera à Châteauroux. Grâce à George Sand et Emmanuel Arago, il obtient d’entrer dans les bureaux de l’Hôtel de Ville de Paris. Il rêve d’être édité ; George Sand l’encourage mais l’exhorte à écrire plutôt des poésies sur la nature et pour les enfants. Mais le sombre est déjà la teinte indélébile de son âme. Il publie des poésies dans diverses revues, collabore à un recueil tiré à un petit nombre d’exemplaires, Les Dizains réalistes (1876) et figure, la même année, dans Le Parnasse contemporain avec « Les Cheveux ». En 1877, il réussit à faire paraître à compte d’auteur, Dans les Brandes, son premier recueil qui reflète son amour pour la nature. Ce poème en est extrait :

LA CHÈVRE

Ma bonne chèvre limousine,
Gentille bête à l’œil humain,
J’aime à te voir sur mon chemin,
Loin de la gare et de l’usine.

Toi que la barbe encapucine.
Tu gambades comme un gamin,
Ma bonne chèvre limousine,
Gentille bête à l’œil humain.

Je vais à la ferme voisine,
Mais je te jure que demain
Tu viendras croquer dans ma main
Du sucre et du sel de cuisine,
Ma bonne chèvre limousine.

(Dans les Brandes, pp. 202 et 203)

Il se marie le 18 janvier 1878, à l’âge de trente-un ans. Sa femme, Marie Sérullaz en avait vingt-deux. Marie avait reçu l’éducation d’une jeune fille de la bourgeoisie : elle était très pieuse, instruite et savait dessiner, peindre, jouer du piano.

Au début de leur mariage, c’est le temps du refuge, de la découverte, de l’entente ; Rollinat crée des acrostiches à sa femme pour lui dire son amour. On peut par exemple citer « L’ange gardien » :

L’ANGE GARDIEN

Archange féminin dont le bel œil, sans trêve,
Miroite en s’embrumant comme un soleil navré,
Apaise le chagrin de mon cœur enfiévré,
Reine de la douceur, du silence et du rêve.

Inspire-moi l’effort qui fait qu’on se relève,
Enseigne le courage à mon corps éploré,
Sauve-moi de l’ennui qui me rend effaré,
Et fourbis mon espoir rouillé comme un vieux glaive.

Rallume à ta gaîté mon pauvre rire éteint ;
Use en moi le vieil homme, et puis, soir et matin,
Laisse-moi t’adorer comme il convient aux anges !

Laisse-moi t’adorer loin du monde moqueur,
Au bercement plaintif de tes regards étranges,
Zéphyrs bleus charriant les parfums de ton cœur !

(Les Névroses, p. 21)

Revenu à Paris, il fréquente un milieu bohème d’artistes et d’écrivains. Il adhère au club des Hydropathes d’Émile Goudeau et commence à se tailler dans les salons et les cafés, un extraordinaire succès de pianiste et de chanteur, ce qui lui vaut un article retentissant de Barbey d’Aurevilly dans le Constitutionnel et, au lendemain d’une soirée chez Sarah Bernardt, un autre article, non moins retentissant, d’Albert Wolff dans le Figaro. Sa poésie à tendance fantastique et macabre plait beaucoup. Quand Les Névroses paraissent enfin, éditées par Charpentier, c’est la gloire et en même temps une campagne de dénigrement, où est dénoncé le cabotin, le plagiaire de Poe et de Baudelaire.

Sa femme Marie ne supporte pas sa vie de bohème et ils se séparent. Il quitte alors Paris. Le 11 septembre 1883, accompagné d’une comédienne, Cécile de Gournay (Pouettre de son vrai nom), il s’installe à Puy-Guillon, sur la commune de Fresselines, où le couple passera tout l’hiver, puis, en mars 1884, à la Pouge, humble demeure paysanne située à la sortie du village. Pendant près de vingt ans, le poète va y mener une vie retirée, recevant en toute simplicité ses hôtes des alentours et aussi des Parisiens. Claude Monet y vient de février à mai 1889 et en rapportera vingt-trois toiles.

Rollinat certainement influencé par le peintre et aussi parce qu’il aime jouer avec les teintes dans ses poèmes, met de petites touches de couleurs comme dans son poème « Le Champ de Blé » tel un tableau à la Monet. Mais à l’or des blés, le poète associe des notes sombres, des tons « cuivreux » et « violet » qui reflètent sa tendance au spleen.

(…)
Bluets, coquelicots, tiges entremêlées,
Ici, là, montaient haut presque jusqu’aux épis ;
Ailleurs, sous des chardons violets assoupis,
Le froment rabattait ses têtes barbelées.

Et muet et léger comme un zéphir d’été
Sur un étang cuivreux engourdi dans sa vase,
L’insecte nonchalant voltigeait en extase
Sur cette nappe d’or dans l’immobilité.
(…)

(La Nature, p. 16)

À la Pouge, vont être composés plusieurs autres recueils de poésie, marqués encore par le goût de l’étrange, du sombre, mais aussi des effets apaisants de la campagne creusoise : L’Abîme (1886), La Nature (1892), Les Apparitions (1896), Paysages et Paysans (1899), et un livre en prose En Errant (1903). Rollinat poursuit ses compositions musicales éditées par Heugel. Mais son état de santé se dégrade. En 1903, Cécile meurt. Rollinat tente alors par deux fois de se suicider. Le 21 octobre, il est transporté à Ivry-sur-Seine, dans la clinique du Docteur Moreau de Tours ; il y décède cinq jours après, d’un cancer, mais non, comme on l’a dit, d’un accès de folie. Il est inhumé à Châteauroux, au cimetière Saint-Denis. Il laisse d’importants inédits que Fasquelle publiera peu à peu : Ruminations (1904), Les Bêtes (1911) et Fin d’Œuvre (1919).

Dans la première partie du XXème siècle, Maurice Rollinat figurait dans le Larousse et ses poèmes ont été longtemps appris dans les écoles. D’ailleurs de temps à autre, certains internautes me demandent le texte d’un poème pour le retrouver. Voici « La Biche » et « La ballade du vieux baudet » figurant dans le livre de Maurice Rollinat, Le Livre de la Nature – Poésies pour les enfants :

LA BICHE

La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux :
Son petit faon délicieux
A disparu dans la nuit brune.

Pour raconter son infortune
A la forêt de ses aïeux,
La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux.

Mais aucune réponse, aucune,
A ses longs appels anxieux !
Et le cou tendu vers les cieux,
Folle d’amour et de rancune,
La biche brame au clair de lune.

(Les Névroses, p. 219) (Le Livre de la Nature, p. 30)

 

BALLADE DU VIEUX BAUDET

En automne, à cette heure où le soir triomphant
Inonde à flots muets la campagne amaigrie,
Rien ne m’amusait plus, lorsque j’étais enfant,
Que d’aller chercher l’âne au fond d’une prairie
Et de le ramener jusqu’à son écurie.
En vain le vieux baudet sentait ses dents jaunir,
Ses sabots s’écailler, sa peau se racornir :
A ma vue il songeait aux galops de la veille,
Et parmi les chardons commençant à brunir,
Il se mettait à braire et redressait l’oreille.

Alors, je l’enfourchais, et ma blouse en bouffant
Claquait comme un drapeau dans la bise en furie
Qui, par les chemins creux, tantôt m’ébouriffant,
Tantôt me suffoquant sous la nue assombrie,
Déchaînait contre moi toute sa soufflerie.
Quel train ! Parfois ayant grand’ peine à me tenir,
J’aurais voulu descendre ou pouvoir aplanir
Ses reins coupants et d’une âpreté sans pareille ;
Mais lui, fier d’un jarret qui semblait rajeunir,
Il se mettait à braire et redressait l’oreille.

Nous allions ventre à terre, et l’églantier griffant,
Les ajoncs, les genêts, la hutte rabougrie,
Les mètres de cailloux, le chêne qui se fend,
La ruine, le roc, la barrière pourrie
Passaient et s’enfuyaient comme une songerie.
Et puis nous approchions : plus qu’un trot à fournir !
Dans l’ombre où tout venait se confondre et s’unir,
L’âne flairait l’étable avec son mur à treille,
Et sachant que sa course allait bientôt finir,
Il se mettait à braire et redressait l’oreille.

ENVOI.

Du fond de ma tristesse entends-moi te bénir,
O mon passé ! – Je t’aime, et tout mon souvenir
Revoit le vieux baudet dans la brume vermeille,
Tel qu’autrefois, lorsqu’en me regardant venir
Il se mettait à braire et redressait l’oreille.

(Les Névroses, pp. 175 et 176)

En ce début de XXIème siècle, il y a toujours des étudiants qui le choisissent comme thème, pour un mémoire, une thèse, il y a toujours des sites Internet sur cet homme et son époque. Ceci prouve que malgré un apparent délaissement, Maurice Rollinat retient toujours l’attention de chercheurs, de collectionneurs et d’amoureux de la poésie. Et bien sûr, il y a toujours l’association des Amis de Maurice Rollinat qui entretient son souvenir, par des manifestations, un prix de poésie et l’édition d’un Bulletin annuel d’environ cent-cinquante pages.

La poésie de Maurice Rollinat a sa propre originalité comme vous pourrez le constater. Ce poète est proche de Baudelaire par son goût du morbide et de la sensualité, d’Edgar Poe par son côté fantastique, de George Sand par sa facette champêtre. Rollinat cisèle ses vers en poésie classique avec beaucoup de finesse, d’inventivité, de beauté musicale, ce qui s’explique facilement car Rollinat était aussi un musicien qui pouvait chanter sur plusieurs octaves.

Passionné par la nature, Maurice Rollinat a donné une grande place à toutes sortes d’animaux. Il peut aussi bien consacrer un poème du plus repoussant au plus beau, du plus petit au plus grand de même qu’il a du plaisir à décrire des mares sinistres ou le ciel bleu, un coin intime de campagne ou un immense paysage.

Parmi les petits animaux, citons « Le ver luisant » (Fin d’œuvre, p 194) mais aussi « Le Ciron » qui est un acarien. Apprécions la beauté musicale, le rythme, l’ingénieuse créativité de Rollinat pour ce si petit animal. Dans « Le Ciron », Maurice Rollinat peut aussi faire sautiller les vers très courts de trois pieds alternés avec des vers légèrement plus longs de quatre pieds, créant un rythme presque endiablé, une impression saccadée par ce rythme alterné. Cet acarien, sous la plume de Maurice Rollinat, se promène et s’humanise :

Corps sensible,
Si vivant…
Décevant
D’invisible,

Pur fantôme
Du menu,
Pour l’œil nu
Presque atome,

Le ciron
Va, vient, cherche,
Descend, perche,
Sûr et prompt.
(…)

(Les Bêtes, pp. 33 et 34)

Maurice Rollinat sait aussi nous faire admirer à l’image des femmes volages, les libellules, fragiles insectes éphémères dans :

LES DEMOISELLES

Rasant la mare de leurs ailes
Que le soleil rend irisées,
Elles ne sont jamais posées,
Les inconstantes demoiselles.

Plus vives que les hirondelles,
Elles voltigent, d’air grisées,
Rasant la mare de leurs ailes
Que le soleil rend irisées.

– « C’est l’image des infidèles
« Par qui nos âmes sont brisées ! »
Ainsi je songe à mes croisées
En regardant les toutes belles
Rasant la mare de leurs ailes.

(Dans les Brandes, pp. 198 et 199)

Maurice Rollinat est aussi un fameux pêcheur. Hugues Lapaire raconte l’anecdote suivante lors de son enterrement :

« Un poète (…) étant arrivé en retard, et craignant de se tromper, demanda à l’un des curieux qui regardaient passer le convoi :
– Savez-vous qui l’on enterre ?
– C’est un nommé Rollinat, répondit le bourgeois castelroussin.
Et il ajouta en homme bien renseigné :
– Un fameux pêcheur à la ligne ! »

(Hugues Lapaire, Rollinat, Poète et Musicien, page 229)

Dans « La grosse anguille », nous savourons l’aisance de Rollinat, jouant avec les coupures des phrases pour mieux faire ressortir un mot comme « torpide », nous faisant partager ses trouvailles comme lorsqu’il écrit le chiffre 8 et non en lettres puis les lettres S et Z en majuscule pour mieux dessiner cette bête. Quel esprit imaginatif ! Il ose aussi citer des variétés de poissons pour la friture comme le « goujonneau » ou le « véron » ! Une vraie partie de pêche et de plaisir !

LA GROSSE ANGUILLE

La grosse anguille est dans sa phase
Torpide : le soleil s’embrase.
Au fond de l’onde qui s’épand,
Huileuse et chaude, elle se case
À la manière du serpent :
Repliée en anse de vase,
En forme de 8, en turban,
En S, en Z : cela dépend
Des caprices de son extase.

Vers le soir, se désembourbant,
Dans son aquatique gymnase
Elle joue, elle va grimpant
De roche en roche, ou se suspend
Aux grandes herbes qu’elle écrase,

La grosse anguille.

L’air fraîchit, la lune se gaze ;
Moitié nageant, moitié rampant,
Alors elle chasse, elle rase
Sable, gravier, caillou coupant…
Gare à vous, goujonneau pimpant !
Gentil véron, couleur topaze !
Voici l’ogresse de la vase,

La grosse anguille !

(La Nature, pp. 71 et 72)

Restons dans l’eau avec « Le grand Chat pêcheur » où cette bête semble presque humaine et ivre de liberté tout comme le poète :

LE GRAND CHAT PÊCHEUR

Ichtyophage errant, braconnier jusqu’aux fibres,
Il suit rivière ou lac, ruisseaux pleins ou taris,
En scrutant les recoins de ses yeux vert-de-gris,
Entre l’ajonc qui rêve et le roseau qui vibre.
Penché sur l’onde, il sait garder son équilibre
Et prend de beaux poissons d’or fauve et d’argent gris,
Un peu de toute espèce et de tous les calibres,
Mais les vérons lui font ses repas favoris.
Vivent les goujons crus ! il les préfère aux frits
Qu’il laisse aux tristes chats trop vils pour être libres.
En lui-même il s’en veut, se raille, se dénigre,
Quand la glace l’oblige à manger des souris.
Il lui faut son fretin, sa blanchaille à tout prix !
Aussi, l’été venu, chaque jour il émigre
Aux bons ravins herbus, caillouteux et fleuris,

Où tel vieux paysan surpris

En le voyant s’exclame : « Bigre !

Allons-nous-en ! Ou me v’là pris !

C’grand matou, c’est p’têt’ben un tigre !... »

(Les Bêtes, pp. 77 et 78)

Parmi les animaux les plus doux, citons « Le petit renardeau », dans une scène d’intimité et d’amour maternel :

LE PETIT RENARDEAU

Au bord de l’étang, le petit renardeau
Suit à pas de loup sa mère la renarde,
Qui s’en va guettant, sournoise et goguenarde,
Le canard sauvage ou bien la poule d’eau.

– Des nuages bruns couvrent d’un noir bandeau
Le soleil sanglant que l’âpre nuit poignarde.
Au bord de l’étang, le petit renardeau
Suit à pas de loup sa mère la renarde.

Sur un bois flottant qui lui sert de radeau,
Soudain la rôdeuse en tremblant se hasarde ;
Et moi, curieux et ravi, je regarde,
Caché par les joncs comme par un rideau,
Au bord de l’étang le petit renardeau.

(Dans les Brandes, p. 212)

Dans « L’écureuil », nous admirons l’art de Maurice Rollinat qui sait si bien traduire en mots, la souplesse et l’élégance de l’écureuil virevoltant dans l’ébauche d’un paysage de rêve.

L’ÉCUREUIL

Le petit écureuil fait de la gymnastique
Sur un vieux chêne morne où foisonnent les guis.
Les rayons du soleil, maintenant alanguis,
Ont laissé le ravin dans un jour fantastique.

Le paysage est plein de stupeur extatique ;
Tout s’ébauche indistinct comme dans un croquis.
Le petit écureuil fait de la gymnastique
Sur un vieux chêne morne où foisonnent les guis.

Tout à l’heure, la nuit, la grande narcotique,
Posera son pied noir sur le soleil conquis ;
Mais, d’ici là, tout seul, avec un charme exquis,
Acrobate furtif de la branche élastique,
Le petit écureuil fait de la gymnastique.

(Dans les brandes, pp. 155 et 156)

Si Maurice Rollinat se plait à décrire les animaux qui nous attirent, le renardeau, la biche ou l’écureuil, il ne dédaigne pas les mal aimés comme en témoignent le nombre de poèmes qu’il a écrits sur les serpents ou autres bêtes apparemment inhospitalières comme « Les corbeaux ».

LES CORBEAUX

Les corbeaux volent en croassant
Tout autour du vieux donjon qui penche ;
Sur le chaume plat comme une planche
Il se sont abattus plus de cent.

Un deuil inexprimable descend
Des arbres qui n’ont plus une branche.
Les corbeaux volent en croassant
Tout autour du vieux donjon qui penche.

Et tandis que j’erre en frémissant
Dans le brouillard où mon spleen s’épanche,
Tout noirs sur la neige toute blanche,
Avides de charogne et de sang,
Les corbeaux volent en croassant.

(Dans les brandes, pp. 236 et 237)

Dans « La chanson de la perdrix grise », le vol de l’oiseau permet de parcourir de vastes étendues « sous l’azur, dans l’air qui me grise » et de conduire à un enivrement onirique musical :

LA CHANSON DE LA PERDRIX GRISE

La chanson de la perdrix grise
Ou la complainte des grillons,
C’est la musique des sillons
Que j’ai toujours si bien comprise.

Sous l’azur, dans l’air qui me grise,
Se mêle au vol des papillons
La chanson de la perdrix grise
Ou la complainte des grillons.

Et l’ennui qui me martyrise
Me darde en vain ses aiguillons,
Puisqu’à l’abri des chauds rayons
J’entends sous l’aile de la brise
La chanson de la perdrix grise.

(Dans les Brandes, pp. 208 et 209)

« Le lamento des tourterelles » nous entraîne dans une atmosphère nostalgique avec les voix des tourterelles qui nous emportent dans la nuit. Le monde est animé de mouvement, « l’arbre s’effare et gesticule ». Les tourterelles sont alors des messagères pour nous conduire vers d’infinis paysages liés au déroulement du temps :

LE LAMENTO DES TOURTERELLES

Par les ombres du crépuscule
Et sous la lune de minuit,
Quelle tristesse au fond du bruit
Que la campagne inarticule,
Et comme alors il vous poursuit
De la ravine au monticule,
Ce râle exhalé par l’ennui

Des tourterelles !

L’arbre s’effare et gesticule
Aussi vaguement qu’il bruit ;
Dans l’herbe un frisson brun circule ;
L’eau n’est plus qu’un brouillard qui luit,
Et le vent tiède véhicule
À l’écho qui le reproduit
Le roucoulement minuscule

Des tourterelles !

Et moi, que la douleur conduit,
Je mêle à ces voix de la nuit
Ma plainte horrible où s’inocule
Tout le regret du temps qui fuit
Et du passé qui se recule.

(Dans les Brandes, pp. 268 et 269)

Pistolet fut le chien fidèle de Maurice Rollinat, celui qui le suivait partout, en promenade, à la pêche, celui qui savait aussi rester près de la cheminée à côté de son maître. Maurice Rollinat lui a rendu hommage dans quelques poèmes et l’a pleuré à sa mort comme un compagnon :

MORT DE PISTOLET

Mon fidèle partout, sûr en toute saison,
Par qui je ruminais des chimères meilleures,
Ma vraie âme damnée, humble à toutes les heures,
Mon ami des chemins comme de la maison.

Mon veilleur qui, pour moi, faisait guetter son somme,
Qui, par sa tendre humeur, engourdissait mon mal,
M’offrant sans cesse, au lieu du renfermé de l’homme,
Dans ses bons yeux parlants, son âme d’animal.

Il repose à jamais là, mangé par la terre,
Mais je l’ai tant aimé, d’un cœur si solitaire,
Que tout son cher aspect, tel qu’il fut, me revient.

L’appel de mon regret met toujours à mes trousses,
Retrottinant, câlin sous ses couleurs bruns-rousses,
Le fantôme béni de mon pauvre vieux chien.

(Les Bêtes, pp. 113 et 114)

Parfois le poète nous surprend en nous proposant un poème humoristique. Avec « Les dindons », Maurice Rollinat a réussi à nous représenter par sa musique des mots, ces bêtes à la queue leu leu, marchant en se dandinant et à nous faire rire en les comparant malicieusement à des rentiers béats.

LES DINDONS

Ils vont la queue en éventail,
A la file, par les sentiers,
Glougloutinant des jours entiers :
Aux champs, c’est le menu bétail.

Doux pèlerins, sans attirail,
Et béats comme des rentiers,
Ils vont la queue en éventail,
A la file, par les sentiers.

Parfois pour caravansérail
Ils ont de grands jardins fruitiers,
Et là, prenant des airs altiers,
Sans redouter l’épouvantail,
Ils vont la queue en éventail.

(Dans les Brandes, pp. 141 et 142)

Les paysages attirent aussi le poète lorsqu’il marche dans la campagne. Ses descriptions sont étonnantes. Il met côte à côte des impressions opposées pour agrandir l’expression de ses écrits à un monde plus large, vers l’infini des sensations et des émotions, en union avec la grande diversité de la nature. Il tend à nous donner même dans la précision du concret, une vision globale de l’espace. Il rêve de retrouver la paix comme dans le long poème romantique, « Les arbres » construit en alexandrins pour plus de solennité, nous rappelant aussi bien Alfred de Vigny que Lamartine :

LES ARBRES

Arbres, grands végétaux, martyrs des saisons fauves,
Sombres lyres des vents, ces noirs musiciens,
Que vous soyez feuillus ou que vous soyez chauves,
Le poète vous aime et vos spleens sont les siens.

Quand le regard du peintre a soif de pittoresque,
C’est à vous qu’il s’abreuve avec avidité,
Car vous êtes l’immense et formidable fresque
Dont la terre sans fin pare sa nudité.

De vous un magnétisme étrange se dégage,
Plein de poésie âpre et d’amères saveurs ;
Et quand vous bruissez, vous êtes le langage
Que la nature ébauche avec les grands rêveurs.

Quand l’éclair et la foudre enflent rafale et grêle,
Les forêts sont des mers dont chaque arbre est un flot,
Et tous, le chêne énorme et le coudrier grêle,
Dans l’opaque fouillis poussent un long sanglot.

Alors, vous qui parfois, muets comme des marbres,
Vous endormez, pareils à des cœurs sans remords,
Vous tordez vos grands bras, vous hurlez, pauvres arbres,
Sous l’horrible galop des éléments sans mors.

L’été, plein de langueurs, l’oiseau clôt ses paupières
Et dort paisiblement sur vos mouvants hamacs,
Vous êtes les écrans des herbes et des pierres
Et vous mêlez votre ombre à la fraîcheur des lacs.

Et quand la canicule, aux vivants si funeste,
Pompe les étangs bruns, miroirs des joncs fluets,
Dans l’atmosphère lourde où fermente la peste,
Vous immobilisez vos branchages muets.

Votre mélancolie, à la fin de l’automne,
Est pénétrante, alors que sans fleurs et sans nids,
Sous un ciel nébuleux où d’heure en heure il tonne,
Vous semblez écrasés par vos rameaux jaunis.

Les seules nuits de mai, sous les rayons stellaires,
Aux parfums dont la terre emplit ses encensoirs,
Vous oubliez parfois vos douleurs séculaires
Dans un sommeil bercé par le zéphyr des soirs.

Une brume odorante autour de vous circule
Quand l’aube a dissipé la nocturne stupeur,
Et, quand vous devenez plus grands au crépuscule,
Le poète frémit comme s’il avait peur.

Sachant qu’un drame étrange est joué sous vos dômes,
Par les bêtes le jour, par les spectres la nuit,
Pour voir rôder les loups et glisser les fantômes,
Vos invisibles yeux s’ouvrent au moindre bruit.

Et le soleil vous mord, l’aquilon vous cravache,
L’hiver vous coud tout vifs dans un froid linceul blanc,
Et vous souffrez toujours jusqu’à ce que la hache
Taillade votre chair et vous tranche en sifflant.

Partout où vous vivez, chênes, peupliers, ormes,
Dans les cités, aux champs, et sur les rocs déserts,
Je fraternise avec les tristesses énormes
Que vos sombres rameaux épandent par les airs.

(Dans les Brandes, pp. 112 à 115)

Maurice Rollinat aime aussi un certain romantisme magique, proche de la sorcellerie, du frisson, d’images d’un monde flottant entre le réel et l’imaginaire comme la brume d’un soir :

MAGIE DU SOIR

Par les effets de sa peinture
Qu’il tire du ciel et des airs,
Le Soir, surtout dans les déserts,
Est le sorcier de la Nature.

Son vague rend l’œil circonspect
Et l’esprit subit l’influence
De son mystérieux silence
Et de son murmure suspect.

Ses trames grises qu’il machine
Avec tant de solennité
Déguisent la réalité
Et montrent ce qu’on imagine.

Partout l’étrange Magicien
Pratique ses métamorphoses,
Pour grandir les petites choses
Nul autre charme que le sien !

Hier, dans une immensité verte,
J’admirais une flaque d’eau.
Par degrés il l’eût recouverte
D’un vaporeux petit rideau,

Puis, sa brise, mais si peu forte !...
Vint y mettre une feuille morte.
Alors, songeant au gouffre amer,
Dans la flaque je vis la Mer...
Où, tout seul, un canot sans voiles
Flottait au lever des étoiles.

(La Nature, pp. 250 et 251)

Après l’immensément grand, côtoyons le détail, « La mousse » qui attire aussi le poète en quête d’une minutie du détail.

LA MOUSSE

A Hippolyte Charlemagne.

La mousse aime le caillou dur,
La tour que la foudre électrise,
Le tronc noueux comme un fémur
Et le roc qui se gargarise
Au torrent du ravin obscur.

Elle est noire sur le vieux mur,
Aux rameaux du chêne elle est grise,
Et verte au bord du ruisseau pur,

La mousse.

Le matin, au temps du blé mûr,
Ce joli végétal qui frise
Souffle un parfum terreux qui grise ;
Il boit les larmes de l’azur,
Et le papillon vibre sur

La mousse.

(Les Névroses, p. 182)

Maurice Rollinat a été attiré par l’eau, qu’elle soit croupie ou limpide, torrent ou étendue plate. Lisons « La Fontaine », poème représentatif de son amour des coins tranquilles et de son observation fine des détails. Ce n’est pas pour la rime qu’il nous dit lire Virgile et le bon La Fontaine. Ce sont deux auteurs qu’il aimait beaucoup dès sa jeunesse.

LA FONTAINE

À Georges Charpentier.

La fontaine du val profond
Luit au bas des vieilles tourelles
Dont les toitures se défont
Et dont les girouettes grêles
Vont et viennent, viennent et vont.

Jamais la mousse de savon
N’a troublé ses plissements frêles :
Elle est limpide jusqu’au fond,

La fontaine.

Sur ses bords les saules me font
Des éventails et des ombrelles ;
Et là, parmi les sauterelles,
J’arrête mon pas vagabond
Pour lire Virgile et le bon

La Fontaine.

(Les Névroses, p. 159)

Maurice Rollinat aimait parler avec les petites gens qu’il rencontrait dans ses promenades. Dans son livre Dans les Brandes, Rollinat décrit « La petite gardeuse d’oies » (p. 129), « La bouchère » (p. 149), « L’amazone » (p. 153), « La cuisinière » (p. 163), « Le facteur rural » (p. 196), « La fille aux pieds nus » (p. 206), « Le rebouteux » (p. 242), « Le solitaire » (p. 256) et d’autres personnages. Dans son livre Paysages et Paysans, nous côtoyons « Le Vieux Pâtre » (p. 34), « Le Vieux Chaland » (p. 51), « L’Abandonnée » (p. 69), « Le Bon Fou » (p. 72), « Domestique de peintre » (p. 105), « La Ressusciteuse » (p. 220), « Le Roi des buveurs » (p. 117), « Le Braconnier » (p. 279), « Le Vieux Pêcheur » (p. 293). Ainsi les gens d’autrefois revivent à travers ses descriptions minutieuses, animées et prises sur le vif.

LE BRACONNIER

Contre sa jambe, à plat, collant sa canardière,
Voûtant son maigre buste au veston de droguet,
Silencieux glisseur, l’œil et l’oreille au guet,
Il longe un des plus creux dormants de la rivière,

Lorsqu’en face du bois surgit, brusque, un gendarme
Et puis un autre encore avec le brigadier.
« A trois vous n’m’aurez pas ! ouf ! Mon outil l’premier ! »
Dit l’homme qui, d’un bond, dans l’onde suit son arme.

D’un nagement de loutre il file entre deux eaux,
Atteint la berge, et, là, debout dans les roseaux,
Aux trois stupéfiés d’en face, alors il crie :

« Eh ben ! vous avez vu que je n’plong’ pas qu’un peu.
Je r’pêch’rai mon fusil lequel, moyennant Dieu,
F’ra du service encor… bonsoir la gendarm’rie ! »

(Paysages et Paysans, p. 279)

 

LE VIEUX PÊCHEUR

Au fil de l’eau coulant sans bruit,
Triste et beau comme un vieux monarque,
Perche en main, debout dans sa barque,
Le pêcheur aspirait la nuit.

Son extase mal contenue
Rivait, pleins de larmes, ses yeux
Au grand miroir mystérieux
Où tremblait l’ombre de la nue.

L’astre pur, à frissons follets,
Jetait prodigue ses reflets
À cette transparence brune ;

J’entendis l’homme chuchoter :
« C’te nuit ! fait-i’ bon d’exister !
Pour voir l’eau s’ens’mencer d’la lune ».

(Paysages et Paysans, p. 293)

Au cours de cette promenade virtuelle avec Maurice Rollinat, nous sommes allés à la rencontre des petites gens et des animaux que Rollinat nous a présentés dans la spontanéité de leurs vies quotidiennes avec beaucoup de minutie et de délicatesse. Apprécions la diversité de son inspiration, lui qui sait si bien contempler la nature, la décrire pour le plaisir de tous, petits et grands. Oui, Maurice Rollinat est vraiment le poète du monde champêtre.

 

Novembre 2012/Décembre 2012

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Bibliographie

Livres de Maurice Rollinat utilisés :

Rollinat Maurice, Les Névroses, G. Charpentier, Paris, 1883, 399 pages

Rollinat Maurice, Dans les Brandes, poèmes et rondels, G. Charpentier, Paris, 1883, 281 pages

Rollinat Maurice, La Nature, poésies, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, 350 pages

Rollinat Maurice, Paysages et Paysans, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1899, 332 pages

Maurice Rollinat, Les Bêtes, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1911, 234 pages

Rollinat Maurice, Fin d’Œuvre, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1919, 341 pages

 

Livres sur Maurice Rollinat :

Hugues Lapaire, Rollinat, Poète et Musicien, Librairie Mellottée, Paris, 1930, 267 pages

Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, imprimerie Badel, Châteauroux, 1981, 596 pages

 

Autres documents :

Réault-Crosnier Catherine, conférence « Maurice Rollinat, Couleur femme », document polycopié daté de février 2010, 20 pages.

Réault-Crosnier Catherine, conférence « Maurice Rollinat et l’eau », document polycopié daté d’octobre 2010, 13 pages.

Réault-Crosnier Catherine, conférence « Maurice Rollinat, d’infinis paysages », document polycopié daté de mars 2011, 24 pages.

Réault-Crosnier Catherine, conférence « Maurice Rollinat, Enfances », document polycopié daté de janvier 2012, 20 pages.

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter sur le présent site, le dossier qui leur est consacré.