Maurice Rollinat, un fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse

 

(Conférence lue à quatre voix avec des poèmes mis en valeur à la guitare par Michel Caçao, le 10 mai 2025, à 15 h 00, à la Microfolie du Pays Dunois, au sein de l’Espace Monet-Rollinat de Fresselines.)

 

 

Albert Liger, ami de Maurice Rollinat, a assisté à ses obsèques à Châteauroux le 26 octobre 1903, et raconte l’anecdote suivante vécue après la messe avant d’aller au cimetière : « Avant de me joindre au cortège, je demandais à un curieux : "Pourriez-vous me dire qui on enterre ? – Il paraît que c’est un nommé Rollinat, un fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse." » (Albert Liger, « L’enterrement d’un grand poète », Revue du Berry du 15 mars 1904, pages 94 à 96)

Maurice Rollinat était connu comme poète, musicien mais aussi pêcheur à la ligne !

Cette passion trouve son origine lors de ses séjours dans le domaine de Bel-Air, acquis par ses parents en avril 1850, sur la commune de Ceaulmont. Là, François Rollinat aimait venir s’y ressourcer et oublier son travail et ce fut un véritable paradis pour Maurice Rollinat enfant. Son père, lors des promenades, lui apprend à observer la nature. Il en gardera le souvenir toute sa vie.

La Creuse est toute proche ; Maurice Rollinat adolescent aime y aller à la pêche comme il le dit dans le poème de jeunesse qui suit :

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier représentant le domaine de Bel-Air.

 

La pêche.

La pêche me procure une volupté douce :
à l’abri du soleil, sous un peuplier vert,
J’aime à jeter dans l’onde, étendu sur la mousse,

mon claveau caché sous le ver.

Dans le pays charmant, où se plût mon enfance,
La gibecière au dos, et la ligne à la main,
Je vais marcher enfin, écolier en vacances,

Sur les cailloux blancs du chemin.

Ce frais chemin conduit aux rives de la Creuse
où folâtrent la carpe, et le gougeon lutin ;
c’est à cette rivière, où ma ligne trompeuse

Va chercher son frêle butin.

L’oiseau chante gaiement tout le long de ma route ;
Et charme les échos de ses joyeux accents ;
Les fleurs, où la rosée a déposé sa goutte

Parfument l’air d’un pur encens.

Aux bords des clairs ruisseaux des grenouilles timides,
sur le gazon fleuri se chauffent au soleil ;
et rentrent d’un seul bond dans les grottes limpides

sitôt qu’on leur donne l’éveil.

Parfois un paysan conduisant sa charrette
Passe avec ses grands bœufs qui marchent lentement,
Parfois, près d’un lavoir, une blonde fillette

Tord dans ses bras son linge blanc.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Pêche de Maurice Rollinat.

 

Quel plaisir, quand au loin, du haut de la colline,
Je vois le vaste pont superbement jeté,
et que j’entends le bruit de l’onde cristalline,

Roulant sur le sable argenté !…

Je descends les coteaux dominant la rivière
Par de petits sentiers serpentant dans les bois ;
Toujours en descendant, je vois quelque bergère

fredonnant parmi ses brebis.

Sur le flanc des rochers, sont des chèvres mutines
qui broutent des brins d’herbe apportés par le vent.
Le chien fait retentir ses échos des collines

De son monotone aboîement.

J’arrive au bord de l’eau : je me cherche une place
ou règnent la fraicheur, le silence, et la paix,
et j’attends humblement, que le poisson vorace

veuille bien mordre tout exprès.

aussi, ma patience a toujours bonne aubaine :
je retire souvent un beau petit poisson,
qui, pris, sans le savoir par ma ligne inhumaine,

Frétille au bout du hameçon !

Et quand j’ai pris de quoi faire une ample friture,
Je regagne à pas lents, mon logis, vers le soir…
La brise à mon oreille apporte un doux murmure…

et la lune brille au ciel noir !

avril. (sans précision d’année)

(Poèmes de jeunesse proposés par Catherine Réault-Crosnier et Régis Crosnier, pages 27 et 29)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Pêche de Maurice Rollinat.

 

Pendant sa période parisienne, il rêve de venir en vacances à Bel-Air et voici ce qu’il écrit à son ami Raoul Lafagette, le 28 octobre 1874 :

« (…)
Et puis, je pourrai pêcher tout mon saoul ! J’aurai un complet arsenal d’ustensiles de pêche : hameçons, appâts préparés, canne à ligne, lignes de toute espèce, corde à anguilles, etc. Si vous n’aimez pas passionnément la pêche à la ligne, vous ne pouvez pas imaginer, mon cher ami, tout le charme qu’elle me donne à cet égard, je fais l’étonnement de ma mère, d’Émile, et de tous ceux qui me connaissent. On se demande comment le Maurice inquiet et si turbulent de nature peut s’immobiliser pendant des heures entières sur une berge monotone en face d’une eau toujours la même. Je n’essaierai pas d’expliquer ma passion pour la pêche à la ligne. J’en raffole, voilà tout ! – Pourquoi ? – sans doute, parce que je hume toute l’étrangeté qui se dégage d’une rivière dormante jusqu’à sembler morte, ou que les émanations rafraîchissantes d’une eau torrentueuse magnétisent et engourdissent mes névroses. C’est avec une perfidie si savoureuse que le pêcheur-poëte s’installe au bord d’une nappe d’eau inerte émaillée çà et là de nénuphars, en pleine solitude, sur un tertre semé de menthes sauvages, sous des ramées centenaires tamisant le flambant azur !...
(…) » (collection particulière).

Quelques années plus tard, il raconte ses vacances à Bel-Air à Raoul Lafagette et nous pouvons lire dans une lettre datée du 14 septembre 1877 :

« (…)
La pêche, dont je raffole, est ma principale occupation. J’ai des soupirs de remords à chaque poisson que j’enlève, mais je me dis qu’ils mangeaient le ver, lequel mangeait le sol, et me voilà absous de vouloir dévorer ces infortunés gougeons (sic), tant il est vrai que l’homme se sert de tous les prétextes pour justifier à ses propres yeux son abominable barbarie. (…) » (collection particulière).

Cette passion lui inspire le poème suivant où on retrouve de nombreux points communs avec ses lettres comme la patience ou la pêche de goujons :

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant la conférence Maurice Rollinat, un fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse.

 

LE PÊCHEUR A LA LIGNE

Mon liège fait plus d’un plongeon
Dans l’onde au lit de sable fin.
Ça mord à tout coup ; mais enfin
Je n’ai pas pris un seul goujon.

Et je tiens ma perche de jonc,
Patient comme un séraphin.
Mon liège fait plus d’un plongeon
Dans l’onde au lit de sable fin.

Derrière moi, le vieux donjon ;
Devant, un horizon sans fin.
Un brochet dort comme un dauphin
A fleur d’eau, près d’un sauvageon.
Mon liège fait plus d’un plongeon.

(Dans les Brandes, pages 194 et 195)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Pêcheur à la ligne de Maurice Rollinat.

 

Maurice Rollinat épouse Marie Sérullaz, le 19 janvier 1878 à Lyon. Et dès l’été suivant, le jeune couple vient en vacances à Bel-Air et voici sa « principale occupation » comme il le relate à Raoul Lafagette dans une lettre expédiée le 26 août 1878 :

« (…)
La pêche dont je raffole est ma principale occupation, et je dois vous dire que j’excelle à tirer ma ligne avec une opportune brusquerie. Je deviens un vrai pêcheur. J’en ai la patience et le mutisme, aussi les gougeons (sic) craquent-ils fréquemment sous les dents de ma femme qui les adore. – Jusqu’à présent, j’ai tellement travaillé que je n’ai pu m’adonner à la pêche du gros poisson, mais maintenant je vais m’y mettre, et comme un certain Moreau de Gargilesse, je veux capturer des barbillons de 5 livres.
(…) » (collection particulière).

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier représentant Maurice Rollinat et Marie Sérullaz.

 

Sa vie devient plus difficile, les relations avec sa femme et sa belle-famille se dégradent. À Paris, les rapports avec d’autres poètes sont parfois teintés de jalousies… Alors, il pense à Bel-Air et aux joies que la pêche pourrait lui procurer, comme il l’écrit à Raoul Lafagette dans une lettre datée de juillet 1881 :

« (…)
C’est pourquoi je vais m’enfuir dans mes brandes, muni d’une canne à pêche à six bâtons bien emboîtables, et d’hameçons irlandais pointus comme l’astuce et tortueux comme l’hypocrisie. Les 2 qualités abominables qu’il faut au pêcheur à la ligne pour accrocher le museau gougeonesque.

J’ai été si ballotté par la vie, si déçu toujours, que c’est seulement à Bel Air, dans ce pays primitif où l’agriculture elle même a un caractère de sauvagerie, que je me sens redevenir doux et placide à la façon des bêtes qui broutent.
(…) » (collection particulière).

Maurice Rollinat a souvent des maux de tête et des migraines ; il a aussi des problèmes d’estomac et d’intestins. La méchanceté et la jalousie de certains hommes de lettres ou journalistes, le touchent. Aussi, à la fin du premier semestre 1883, désabusé et craignant pour sa santé, il décide de quitter Paris.

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant la conférence Maurice Rollinat, un fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse.

 

Le 11 septembre 1883, Maurice Rollinat et Cécile Pouettre, une actrice rencontrée au Chat noir, s’installent à l’hôtel du Lion d’Or à Saint-Sébastien (Creuse) et le lendemain, emmené par Alphonse Ponroy, ils partent visiter des maisons. La première est située au moulin de Puy-Guillon sur la commune de Fresselines, Maurice Rollinat est immédiatement enchanté par l’habitation, le site, le moulin, la rivière et son bruit, et décide de la louer au prix proposé par le propriétaire, le père Auxiette. Ils emménagent la semaine suivante et y resteront jusqu’au mois de mars 1884, pour ensuite s’installer à La Pouge, sur le plateau à la sortie du bourg de Fresselines. Pendant près de vingt ans, ils vont mener une vie tranquille, recevant en toute simplicité leurs amis.

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant la conférence Maurice Rollinat, un fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse.

 

Maurice Rollinat aime aller à la pêche par exemple dans la Petite Creuse toute proche. Il en profite pour noter ses idées sur un petit carnet ou déclamer à haute voix ses vers pour tester leur musicalité. Albert Chantrier le décrit à la pêche aux poissons, mais aussi aux vers :

« Et nos parties de pêche, les lignes de fond, qu’il plantait çà et là le long de la rive, avec un soin et une recherche sans égal. Puis en attendant, il arpentait le terrain, scandant des alexandrins par de grands gestes, façon de travailler qu’il affectionnait tout particulièrement et qui faisait dire aux habitants : "V’la M’ssieu Maurice qui plaide (sic)" ». (Albert Chantrier, « Souvenirs de Fresselines », Revue du Berry du 15 mars 1904, pages 73 à 85.)

L’expression « qui plaide » ne renvoie pas à la profession de son père, mais en patois local signifie « qui parle tout seul ». Cette façon de travailler est aussi décrite par Gustave Geffroy :

« (…) cette campagne familière [est] devenue le cabinet de travail du poète. (…) Il part, son carnet et son crayon en poche, et c’est comme s’il avait avec lui les albums, les toiles et les couleurs. (…) La réflexion devant un objet, un animal, pourra lui venir tout d’une venue, sous forme d’une strophe. (…) C’est également ainsi qu’il compose son inoubliable musique. (…) S’il est satisfait de son travail, il retourne à la pêche à la ligne, il fouette l’eau, il emploie la mouche artificielle, la cerise, le ver, le fromage. Il dévaste la rivière. Il descend à ce confluent des deux Creuses que les gens du pays appellent les Eaux-Semblantes. Il trouve là carpes et barbillons, goujons et chevennes, dits chaboisseaux. (…) » (Article « Poète aux champs », Le Figaro – Supplément littéraire du dimanche du samedi 9 février 1889, pages 22 et 23).

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant la conférence Maurice Rollinat, un fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse.

 

Maurice Rollinat s’imprègne de la vie des habitants afin de mieux les décrire, comme il le raconte dans une lettre à Jules Barbey d’Aurevilly datée du 9 décembre 1883 :

« Je connais deux ou trois braconniers, espèces de songeurs en blouse, qui ont un langage grogné, mimé, très furtif et coupé de longs silences. Leur gesticulation ressemble à des mouvements d’arbre, leurs yeux luisent comme ceux des loups, et leur son de voix tient assez de ce vague murmure qui sort des objets inanimés. Avec eux, j’excursionne, je chasse, je pêche au filet, et la nuit, qui vient sitôt maintenant, nous a surpris plus d’une fois sur des berges scabreuses ou dans des vallées inquiétantes. Chemin faisant, ils m’instruisent de leurs observations vulpesques et satanisent le paysage par les diableries qu’ils me content au bruit claquant, lourd et régulier de leurs grands pas saboteux. » (Fin d’Œuvre, pages 246 à 250).

Maurice Rollinat utilise l’adjectif « vulpesque » vraisemblablement dérivé du nom latin « vulpus » qui se traduit par « renard ».

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant la conférence Maurice Rollinat, un fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse.

 

Il varie ses techniques de pêche comme il l’écrit à Louis Mullem et Gustave Geffroy, dans une lettre datée du 17 août 1887 :

« (…) Cécile et moi continuons nos promenades piscatoresques au bord de la Creuse. Je me suis mis à pratiquer la pêche à la sautille, et j’ai failli prendre un chevenne d’une bonne livre. Mais il faut laisser bien mordre, et ferrer juste à temps. Cela va me demander un certain apprentissage que facilitera ma patience. (…) » (Fin d’Œuvre, pages 265 à 268).

Maurice Rollinat parle de « promenades piscatoresque », cet adjectif est vraisemblablement dérivé du nom latin « piscator » qui se traduit par « pêcheur ».

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant la conférence Maurice Rollinat, un fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse.

 

Il a écrit un long texte en prose « Pêcheurs de truites » où il nous montre sa passion pour cette activité. En voici quelques extraits :

« J’ai toujours eu la curiosité de l’eau, de cette chose d’ombre vitreuse qui flue dans la terre, et, comme les astres qu’elle répercute, brille, s’assombrit, se rallume, s’éteint. – Équivoque d’aspect, de couleur, de bruit ; sommeillante, lisse, ou plus ou moins désaplanie par ses mouvements de vif-argent, de ver et de flamme. – N’ayant pas de corps, et pourtant si volumineuse et si lourde, qu’on peut toucher, jamais étreindre, et pour laquelle on ne saurait imaginer d’autre figuration que celle des gouffres ou des cavités qui la contiennent.
(…)

Et, durant des heures, et encore des heures, je la considère, je l’écoute cette redoutable hallucineuse de l’œil et de l’oreille, cette onde énigmatique où se trament les complots du vertige et de la mort, et qui dégage si capiteusement du frisson, du drame, du cauchemar, presque du fantastique dans la nature.

Mais, si j’aime la poésie des rivières, j’aime non moins la pêche à la ligne : deux passions semblant faites l’une pour l’autre et cependant si inverses. En effet tandis que la contemplation de l’eau n’exige rien du corps et de l’esprit, au contraire, la pêche réclame l’éveil suraigu de leurs facultés qu’elle accapare en en supprimant ce qui ne se rapporte pas strictement à elle. – Hasardeuse, absorbante, à combinaisons comme le jeu, autant que lui elle interdit l’inadvertance, nécessite le sang-froid et la perspicacité.
(…)

Sa discipline régit l’individu entier, surtout la main qui doit être l’âme damnée de l’œil, guetteuse de ses recherches, tendue vers son arrêt fixe, anxieuse à froid de sa découverte, immédiatement prête à son ordre ; avec cela, de l’observation, de la patience et de l’adresse, un flair méthodique, une intuition judicieuse, en s’imposant toujours la consigne formelle du silence et de la précaution. L’idée jamais ailleurs qu’à la rivière, à ses recels, à ses cachettes, avoir méticuleusement ourdi ce qu’on exécute, y river son attention, souder sa convoitise aux captures que l’on poursuit ! Ainsi pratiquée, la pêche à la ligne est un véritable labeur.
(…)

Je suis donc un pêcheur à la ligne et je reste un flâneur de l’eau ; mais, j’ai trouvé le moyen d’accorder ces penchants qui se contrarient : je les subis l’un ou l’autre suivant mes caprices de somnolence ou d’activité. Souvent je me partage entre les deux à la fois en réalisant pour moi-même le type achevé du pêcheur distrait. (…)

Mais si le pêcheur l’emporte, je deviens un carnassier cauteleux voulant trouver une proie. Cela m’arrive ordinairement lors de ces temps brumeux et tièdes qui grisaillent le sol, descendent le ciel et rapprochent les horizons, quand le feuillage inerte et prostré prend une telle couleur de rêve, une si féerique morosité que l’on croirait à l’ensorcellement de la campagne stupéfaite. (…)

Je pratique la pêche de fond, calme et sédentaire, mais en dépit des émotions que me donne parfois le petit liège colorié, combien je préfère la pêche à la truite, scabreuse et cheminante, simple d’apprêts, d’un exercice rude et si compliqué d’artifices. Pour venir à bout d’un tel poisson qui doit avoir une loupe dans l’œil et qui entend si fin, il faut arriver à convertir précisément chaque obstacle en complice de ruse, en engin de dissimulation. Il s’agit de savoir couler ses membres, ouater ses mouvements, féliniser ses pas, au besoin ramper comme la vipère, et glisser comme l’insecte. Il est presque nécessaire de se façonner une apparence de chose ou mieux encore d’essayer de se rendre invisible à la lumière, à force de tasser, d’infléchir et de traîner aplatie la tache qu’on y fait. Que rien de vous ne se dénonce à la rivière ! Pas un écart de silence ! Surprendre la truite sans qu’elle s’en doute, voilà le problème : il faut souffler son ombre, il faut jouer au revenant avec cette bête-là.
(…) »

(Fin d’Œuvre, pages 3 à 25)

 

Dans ses poèmes, il ne se décrit pas lui-même, mais il observe les autres pêcheurs. Dans celui qui suit, il termine en laissant la parole au pêcheur avec une touche d’humour et de romantisme :

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le texte en prose Pêcheur de truites de Maurice Rollinat.

LE VIEUX PÊCHEUR

Au fil de l’eau coulant sans bruit,
Triste et beau comme un vieux monarque,
Perche en main, debout dans sa barque,
Le pêcheur aspirait la nuit.

Son extase mal contenue
Rivait, pleins de larmes, ses yeux
Au grand miroir mystérieux
Où tremblait l’ombre de la nue.

L’astre pur, à frissons follets,
Jetait prodigue ses reflets
A cette transparence brune ;

J’entendis l’homme chuchoter :
« C’te nuit ! fait-i’ bon d’exister !
Pour voir l’eau s’ens’mencer d’la lune ».

(Paysages et Paysans, page 293)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le vieux Pêcheur de Maurice Rollinat.

Il faut appâter le poisson et la pêche peut alors être merveilleuse comme il le raconte à son cousin Saint-Pol Bridoux dans une lettre datée de janvier 1888 :

« J’attends avec impatience le 1er février pour me servir de ta belle ligne. L’autre jour, pêche merveilleuse à la râclure de boyaux de porc. 5 livres de chaboisseaux en 11 minutes. (4 poissons ! dont un de 2 livres ½ : c’est ma plus belle capture de l’année !) (…) » (Revue du Berry, janvier 1905, pages 7 et 8).

Et le 15 avril de la même année, il écrit à son cousin :

« A tout à l’heure, n’est-ce pas ? mon cher Saint-Paul. Profite du beau temps, et toi qui t’es improvisé si fin pêcheur de truites, dis-toi bien qu’avril est la meilleure époque pour les nombreux accrochements de ce joli poisson. Pas plus tard qu’hier dans la Sedelle, Cécile en a pris une toute mignonne, mais bien dodue, dont ma sauce au beurre chapeluré a fait un mets délectable.
(…) » (Fin d’Œuvre, pages 270 à 272).

Et nous voyons là son plaisir à cuisiner lui-même les produits de la rivière. Lorsqu’il se rend à Paris, il raconte ses pêches comme en témoigne Edmond de Goncourt :

« Ce soir, Rollinat, (…) nous joue ces morceaux. Il les interrompt, de temps en temps, nous faisant face par une virevolte du tabouret du piano, et nous parlant de sa vie plantureuse de là-bas, des chevennes de trois livres, qu’il met bien ficelés à la broche, et dont il arrose la peau craquante d’une livre de beurre, avouant que pour lui, « bien manger a une grande importance ». (…) » (Journal des Goncourt – Mémoires de la vie littéraire – Tome neuvième à la date du 4 février 1894).

Comme nous venons de vous mettre l’eau à la bouche, voici maintenant cette fameuse recette de « poisson à la broche » :

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant la conférence Maurice Rollinat, un fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse.

 

« Il faut un gros poisson de rivière, dans les quatre à cinq livres : chevenne, carpe ou barbillon.

Après l’avoir méticuleusement vidé, écaillé au ras de la peau, lavé, essuyé, séché, on l’assujettit sur une broche avec du fil de cuisine, en le ficelant, à tours nombreux et rapprochés, de la queue à la tête, mais de façon délicate, sans trop serrer, pour ne pas entamer la chair. On le place dans une vaste rôtissoire et on le fait griller devant un feu clair de rondins, en ayant soin, pendant tout le temps de sa cuisson, de l’arroser religieusement d’une pluie d’excellent beurre frais salé et poivré à point.

C’est la qualité et la quantité du beurre qui donne à ce plat sa fine succulence et son onctueuse exquisité : il faut donc choisir le meilleur et ne pas craindre d’en dépenser une livre au moins si l’on veut que la carpe, imbibée telle qu’une éponge, soit juteuse au-dedans comme au dehors.

Dix minutes avant de le sortir de la rôtissoire, quand on voit le poisson se recroqueviller insensiblement, se fendiller, blondir sous les gouttelures grasses, alors on ajoute au beurre un mélange d’échalotte et de persil, avec une pointe de cerfeuil, le tout haché menu, pour obtenir une sorte de purée, presque aussitôt dissoute, qui s’incorpore à la sauce dont elle devient l’âme et l’essence.

J’insiste sur le hachis en question, qui pimente le beurre fondant d’arômes et de saveurs complexes, on ne peut plus charmeurs du goût et ravigoteurs de l’appétit.

Vous continuez à arroser votre poisson, et, bientôt son aspect luisant, rissolé brun jaune et craquelé, vous dit qu’il aura sous la dent tout le tendre voulu, tout le croquant désirable. On flaire l’instant précis de la cuisson complète, et on retire son rôti, en se précautionnant contre la cassure que l’on évite presque toujours si on s’applique à le faire glisser en douceur de la broche dans le grand plat ovale qui devra le recevoir.

Puis, tout du long, avec de fins ciseaux, on coupe le fil du dessus, qu’on enlève ainsi très commodément.

On verse le beurre, et pour qu’il ne se fige pas, on sert sur un réchaud.

Ce mets savamment confectionné, tente et corrompt les plus endurcis pratiquants du jeûne : j’ai vu des végétariens ascétiques, des prêtres timorés, d’intraitables pénitentes, qui couvaient ces friandises poissonnesques d’obliques œillades convoiteuses et qui, s’étant promis d’y goûter à peine, se laissaient si bien allécher par elles que, vrais possédés de leur gourmandise, ils se pâmaient à les déguster et y revenaient à outrance avec la plus cynique indiscrétion. »

(Fin d’Œuvre, pages 225 à 227)

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant la recette de poisson à la broche de Maurice Rollinat.

Lorsque son état de santé se dégrade ou que les conditions atmosphériques ne sont pas bonnes, c’est au bord d’une rivière qu’il retrouve de la joie comme il le dit à Paul Bonnetain dans une lettre datée d’avril 1890 :

« (…) Je suis très touché du vif intérêt que vous voulez bien me témoigner, et je vous en suis mille fois reconnaissant. Cet hiver, j’ai traversé tant d’épreuves de toute nature que, pour me distraire, j’ai vécu constamment dehors, faisant des lieues au bord de la Creuse, où je pêchais le chevenne à la ligne flottante. Aussi, ai-je dû renoncer à la Prose qui, au rebours de la Poésie, me condamne à l’emprisonnement dans ma chambre. (…) » (Fin d’Œuvre, pages 287 et 288).

Ou encore à Georges Lenseigne le 31 mars 1897 :

« Hélas ! je suis toujours souffrant, et comme j’ai dû renoncer au travail intellectuel parce qu’il me fatiguait trop, il m’arrive souvent de trouver la vie fade et le temps bien long ! Heureusement, il me reste l’amour du plein air, le goût de la promenade et la passion de la pêche à la ligne, qui me permet tout à la fois d’exercer mon activité physique, et de cueillir au passage quelques jolies rencontres et observations naturistes.
(…) » (Fin d’Œuvre, pages 298 et 299).

Voici maintenant un poème où il décrit la pêche à l’anguille et on retrouve la même idée exprimée dans sa lettre à Raoul Lafagette que nous avons citée plus haut avec « des soupirs de remords à chaque poisson qu[’il] enlève ». Maurice Rollinat devient alors philosophe prenant le temps de méditer sur les sinuosités des remords et la désinvolture humaine devant la cruauté :

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant la conférence Maurice Rollinat, un fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse.

 

LE PÊCHEUR A LA LIGNE

Tout à l’heure ravi, le cœur faisant toc toc,
Barbare du plaisir, aveugle à sa torture,
De l’anguille il fouettait le tronc d’arbre et le roc.
Ce meurtre maintenant lui gâte sa capture.

« Bah ! fait-il retendant au même endroit du lac,
Prise, c’était pour être morte !
J’ai mieux fait d’agir de la sorte
Que de la laisser vivre à souffrir dans mon sac.

Sans vouloir donner des raisons
Au méchant remords qui m’oppresse,
Je dis qu’en tuant cette ogresse
J’ai vengé beaucoup de poissons. »

Sa conscience ne se prête
A rien, et puis l’appelle hypocrite à présent.
Les choses tout autour le jugent lâche, il sent
Peser sur lui leur blâme honnête.

Et lorsque son regard descend
A ses deux mains pleines de sang,
Honteux l’assassin de la bête
Rougit, pâlit, baisse la tête.

Mais le sournois pêcheur surveille en s’accusant.
Ça mord : une autre anguille. Il la prend, quelle fête !
Et la massacre encor d’un air très innocent.
Tant est féroce en nous l’orgueil de la conquête !

(Fin d’Œuvre, pages 91 et 92)

La pêche est aussi le moment d’observer la nature et la vie dans la rivière comme dans ce poème :

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Pêcheur à la ligne de Maurice Rollinat.

LE FOND DE L’EAU

Il fait une journée ardente,
Mais, sans lourdeur, torride à point :
Tout flambe, sommet, creux, recoin,
Dans une lumière fondante.

Déjà claire par elle-même,
Fourbie encore par un tel feu,
La rivière, sous le ciel bleu,
Est d’une transparence extrême.

Mais c’est surtout à cette place
Qu’entre ses bords sans arbrisseaux,
Dépourvus même de roseaux,
Elle forme une immense glace,

Pour l’anguille vorace et fourbe
Là, nul repaire où se cacher !
C’est aussi net que du rocher,
Sans une apparence de bourbe.

Elle est tellement diaphane
La masse d’eau de ce profond
Que l’œil, en détaillant le fond,
Lumineusement s’y pavane.

Son lit s’étale, trembleux, lisse,
Montrant les scintillants micas
De ses beaux galets délicats
Où, trébuchant, le regard glisse.

Ces cailloux dont la vue égaie,
Plats ou bombés, ovales, ronds,
Figurent billes, macarons,
Gros sous et petite monnaie.

Miniature poissonnesque,
Les vérons, topazes des eaux,
Brillent : ceux-ci mignons fuseaux,
Et ceux-là filiformes presque.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Fond de l'eau de Maurice Rollinat.

On suit leur allure petiote
En vitesse comme en lenteur ;
On voit le mouvement téteur
De leur bouchette qui baillotte.

Soudain, on reconnait la truite
Aux taches roses de sa peau
A l’instant même où leur troupeau
Devant son éclair prend la fuite.

Entre deux carpes solennelles
Un gardon passe, corps d’argent
Dont les membranes vont nageant,
Rouges vif comme les prunelles.

Le soir vient gazer l’atmosphère…
Mais voici du gravier poli
Visible sous l’eau sans un pli
Comme un plancher gris sous du verre.

Toujours queue et flanc, tête et râble
Des jolis goujons gracieux
Restent en relief pour les yeux
Sur ce fin dallage de sable.

Les ors, les irisés, les moires
Des écailles, jusqu’aux nageoires,
Jusqu’aux moustaches du museau

Luisent ! sur ces miettes de roche
On les voit droits comme en biseau
Suivant que chacun rôde ou pioche.

Mais, par degrés, l’ombre s’allonge,
Et, dans un silence enchanté,
Revêt de sa lividité
Toute la campagne qui songe.

Puis, après le rêve, le somme
Prend les choses, l’onde s’enduit
Du grand mystère de la nuit
Impénétrable à l’œil de l’homme.

(La Nature, pages 148 à 152)

Voici maintenant « La bonne Rivière » lieu de vie intense pour les petits poissons :

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Fond de l'eau de Maurice Rollinat.

LA BONNE RIVIÈRE

Heureux gardons, heureux barbeaux,
Aucun souci ne vous effleure
Dans la rivière des crapauds !

Là, sur ce fond bien au repos,
Pas de gravier qui vous écœure,
Heureux gardons, heureux barbeaux,

Tous avalez à tout propos
Du limon gras comme du beurre
Dans la rivière des crapauds.

L’été rallumant ses flambeaux,
Vous avez pâture meilleure,
Heureux gardons, heureux barbeaux !

Car, joncs, roseaux, buis sont si beaux
Et puis si bon tout cela fleure
Dans la rivière des crapauds

Que moucherons, grands et nabots
Viennent s’y noyer à toute heure…
Heureux gardons, heureux barbeaux !

C’est le calme plat des tombeaux,
La bonne joie intérieure
Dans la rivière des crapauds,

Qui, certains soirs, flûteurs dispos,
Vous jouent leur musique mineure…
Heureux gardons, heureux barbeaux !

Nul voisinage de hameaux !
Pas un danger ne vous épeure
Dans la rivière des crapauds.

Vos témoins sont de vieux ormeaux,
Vos bruits, ceux du rocher qui pleure…
Heureux gardons, heureux barbeaux !

Goûtez la paix ! sous vos rameaux
Que jamais l’homme ne vous leurre
Dans la rivière des crapauds !

Que le Temps y tanne vos peaux !
Que vos squelettes y demeurent…
Heureux gardons, heureux barbeaux !

Ayez des enfants par troupeaux,
Et qu’ils naissent, vivent et meurent,
Heureux gardons, heureux barbeaux,
Dans la rivière des crapauds !

(La Nature, pages 278 à 280)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La bonne Rivière de Maurice Rollinat.

Jusqu’à la fin de sa vie, la pêche fut un plaisir et en juillet 1903, il raconte à son ami Charles Frémine, cette partie de pêche :

« Quel malheur que tu ne sois pas resté un jour de plus à Fresselines. Tu aurais assisté avec plaisir et émotion à la prise d’un poisson magnifique que j’ai accroché au pont de Puy-Guillon, dans la grande nappe où le docteur avait pris ses anguilles. Oui, mon ami, le lendemain de ton départ, le dimanche par conséquent, j’étais allé à Puy-Guillon, en compagnie du cadavéreux Morphina – comme j’appelle notre étrange médecin vestonné de cuir – ; l’eau était forte, très troublée et tourmentée, avec des petites vagues tournoyantes qui se rabattaient et se creusaient sous les coups de rafale ; j’ai eu comme l’intuition d’une capture ; j’ai démouliné presque tout mon fil et je l’ai lancé le plus loin que j’ai pu avec une pierre bien calibrée.

Le courant qui bouillonnait devant la masse du remous m’empêchait, en dérangeant ma ligne, de voir l’effet d’une traction directe sur le scion et le moulinet, mais à un moment donné, m’apercevant que mon fil, tout là-bas, changeait de place et remontait vers les piles du pont, je ferrai vigoureusement à tout hasard, et je sentis une résistance reculeusement lourde et vivante. J’appelai le docteur qui prenant l’épuisette, pariait pour une grosse anguille, alors que moi, je l’avoue, j’espérais mieux, en tirant toujours avec une prudence inquiète et la plus stricte précaution.

Enfin, le poisson fut visible à fleur d’eau ! Je ne m’étais pas trompé ! C’était une truite superbe, qu’empocha prestement l’épuisette et qu’au milieu de l’admiration de tous les passants de rencontre, je rapportai heureux et fier à la maison. Elle pesait deux livres, était saumonée de peau et de chair, fut cuisinée onctueusement par Victorine, et nous a fait vivement regretter ton absence par la toute particulière exquisité de son goût, dont tu te serais pourléché comme une chatte.
(…) » (lettre publiée dans Le Siècle du 24 octobre 1903, page 2, dans article « Maurice Rollinat » non signé).

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant la conférence Maurice Rollinat, un fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse.

 

Toute son existence, Maurice Rollinat a eu la pêche comme source de plaisir, de délassement, on peut même dire comme passion. C’est dans ces moments-là qu’il trouve souvent l’inspiration pour ses poésies qu’il n’hésite pas à déclamer en attendant que le poisson morde. S’il est fatigué, s’il a mal de tête, il part à la pêche. Des amis ou des connaissances parisiennes viennent le voir, il les emmène au bord de la petite Creuse toute proche ou au Confluent des deux Creuses, pour une partie de pêche. Et il a un vrai plaisir à cuisiner lui-même les poissons qu’il a pris et de les faire déguster à ses invités. Pas étonnant qu’il ait été qualifié de « fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse ».

Et pour terminer sur une histoire amusante, voici une partie de pêche racontée par Charles Frémine :

« Au fond de la Creuse, je m’y revois cet été, ce mois de juin, dans un de ses vallons les plus ombreux, les plus resserrés, à l’abri d’une haute roche surplombante sous laquelle je m’étais réfugié pendant qu’une averse cinglante fouettait la rivière. C’était à Fresselines, au joli village qu’habite le poète et qu’il a déjà rendu célèbre.

Nous étions tous les deux à la pêche à la ligne. Chez Rollinat la pêche est devenue une passion, qui souvent l’emporte sur la poésie et la musique. Sans m’avoir jamais aussi complètement possédé que lui, elle ne laissait pas autrefois de me tracasser fortement et encore aujourd’hui il suffit d’une occasion – une bonne – pour la raviver.

Nous étions donc à la pêche à la ligne. Rollinat, familier de la rivière, armé d’engins formidables, à grelots, à tourniquets, qu’il manœuvre et déploie avec une dextérité remarquable, s’en était allé tâter les grosses pièces – la truite et le saumon, la carpe et le barbillon – du côté de Puyguillon, et depuis pas mal de temps déjà, je l’avais vu disparaître sous une noire cépée de grands aulnes, me laissant tout seul dans le creux de ma roche, mais à portée toutefois d’une superbe canne à pêche dont la ligne immergée sous un saule gibbeux attendait sans trop d’impatience la morsure d’un goujon.

Et pendant que l’averse continuait, du fond de ma caverne, je regardais le paysage à travers la pluie, le vieux moulin sur l’arche du pont, le château crénelé sur la colline, et la Creuse assombrie, écumeuse, fuyant sous des écroulements de rochers et de verdures, entre sa double ligne d’âpres escarpements, de coteaux effarés, ravinés, comme figés dans la stupeur de leur perpétuel vis-à-vis. Et je pensais que c’était là haut, dans cette chaumière isolée au bord de la route, à l’écart du village, que Rollinat vivait depuis tantôt vingt ans, loin de Paris et loin des villes, et j’admirais son esprit de sagesse, sa force de résistance et de volonté, à mener cette existence de travail et de solitude, sans un moment de découragement et d’ennui, au milieu de ces rudes campagnes qui virent éclore tant de beaux vers, et qu’il ne se lasse pas plus de chanter que d’étudier et d’admirer :

Homme, cache ta vie et répands ton esprit !

Il revint au bout d’une heure, tout trempé et tout ému :

– Tiens ! regarde, me dit-il, ce qui vient de m’arriver, mon hameçon cassé net… un monstre ! Et cinquante brasses de corde au fil de l’eau ! Tout brisé, tout rompu. Non ! on ne sait pas les bêtes qu’il y a dans cette rivière !

Il s’assit sur un pliant à côté de moi, et comme il me racontait, par le menu, son aventure, en roulant une cigarette :

– Tiens ! regarde, fis-je à mon tour, ma canne à pêche qui s’en va à la dérive !

– Les eaux ont grossi ; c’est le courant qui l’entraîne.

– Et peut-être un poisson.

Mais la canne – une canne de près de six mètres de long – se mit tout-à-coup à remonter le courant.

– Diable ! fit Rollinat en se levant et courant à la rivière, voilà qui devient intéressant !

Nous étions tous les deux sur la berge, allant et venant, ne sachant que dire, mieux qu’étonnés, émerveillés du phénomène.

Et c’était en effet une chose extraordinaire que cette canne à pêche, que cette longue tige de bois qui marchait, qui se dirigeait sur l’eau à l’encontre de toutes les lois de la nature. Par moment, elle s’arrêtait, comme hésitante, piquait de l’avant, s’enfonçait à demi, puis reprenait résolument sa course. De plus en plus surpris, nous la regardions filer. Avec ses nœuds de bambou, ses viroles de cuivre, sa couleur luisante, d’un brun marron, on aurait pu la prendre pour quelque étrange reptile, et, par instants, elle nous apparaissait comme une couleuvre démesurément allongée, glissant et fuyant sur la rivière embrumée de pluie.

Elle remonta ainsi le courant sur un parcours d’environ deux cents mètres, puis, virant de bord, se dirigea vers l’autre rive.

– Nous ne l’aurons pas, me dit Rollinat. En cet endroit la rivière est profonde, dangereuse ; tout à l’heure, ce sera un torrent, Nous ne pouvons songer à nous mettre à l’eau. Et puis voilà la nuit qui vient et la pluie qui redouble. C’est un vrai guignon !

Justement, au roulement d’une carriole qui dégringolait la côte en face de nous, la canne à pêche revint de notre côté.

– Attention, dis-je tout bas à Rollinat, ne faisons pas de bruit, c’est une canne qui a des oreilles ; prends une de tes cordes, la plus longue, la plus solide, attaches-y un fort caillou et quand la canne sera bien à ta portée, qu’elle se présentera par le travers, lance-le, de manière à l’envelopper.

En deux tours de main, l’engin fut prêt. Fort habilement, Rollinat le lança au bon endroit, ramena la corde de façon à prendre la canne par le milieu et, doucement, le caillou traînant au fond de l’eau, formant fil-à-plomb, attira le tout à soi.

La canne plongeait maintenant désespérément, cherchait à se dérober.

Rollinat la saisit vivement, souleva la ligne.

Une truite était au bout – une truite énorme, déjà lassée, montrant à fleur d’eau son dos tigré, son flanc piqué de rubis.

– L’épuisette ! donne moi l’épuisette ! cria Rollinat.

Adroitement présentée, la bête s’y laissa prendre.

– Hardi ! enlève ! cette fois tu la tiens !

Et nous voilà riant, courant au milieu du pré.

Nous nous arrêtons, nous regardons : Et la truite ? Disparue, fondue, évanouie ! L’épuisette était vide !

– Hein ? me dit Rollinat, devenu soudain très pâle, n’est-ce pas fantastique ? Et sommes-nous assez mystifiés ? Car enfin, tu l’as vue comme moi, tu m’as vu la sortir de l’eau, l’emporter dans le filet ! Et puis plus rien ! Comment t’expliques-tu l’escamotage ?

L’explication, peut-être pourrait-on la trouver dans ce fait – reconnu à l’examen – que l’épuisette était percée – un trou à fourrer le poing ; mais il n’y a pas d’effet sans cause, et malgré l’évidente matérialité de celle-ci, encore maintenant, quand je pense à cette histoire, au paysage qui l’encadrait, à cette promenade singulière de ma canne à pêche sur l’eau fouettée de la rivière, je ne puis m’empêcher de croire qu’il ne s’y mêlât un grain de sorcellerie. »

(Article « Promenades & rencontres – La canne à pêche », Le XIXe siècle du 1er janvier 1900, page 1).

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant la conférence Maurice Rollinat, un fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse.

 

Le 13 mars 2025.

Régis Crosnier et Catherine Réault-Crosnier.

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.