(Conférence lue à quatre voix avec des poèmes mis en valeur à la guitare par Michel Caçao, le 10 mai 2025, à 15 h 00, à la Microfolie du Pays Dunois, au sein de l’Espace Monet-Rollinat de Fresselines.)
Albert Liger, ami de Maurice Rollinat, a assisté à ses obsèques à Châteauroux le 26 octobre 1903, et raconte l’anecdote suivante vécue après la messe avant d’aller au cimetière : « Avant de me joindre au cortège, je demandais à un curieux : "Pourriez-vous me dire qui on enterre ? – Il paraît que c’est un nommé Rollinat, un fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse." » (Albert Liger, « L’enterrement d’un grand poète », Revue du Berry du 15 mars 1904, pages 94 à 96)
Maurice Rollinat était connu comme poète, musicien mais aussi pêcheur à la ligne ! Cette passion trouve son origine lors de ses séjours dans le domaine de Bel-Air, acquis par ses parents en avril 1850, sur la commune de Ceaulmont. Là, François Rollinat aimait venir s’y ressourcer et oublier son travail et ce fut un véritable paradis pour Maurice Rollinat enfant. Son père, lors des promenades, lui apprend à observer la nature. Il en gardera le souvenir toute sa vie. La Creuse est toute proche ; Maurice Rollinat adolescent aime y aller à la pêche comme il le dit dans le poème de jeunesse qui suit : |
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La pêche. La pêche me procure une volupté douce : mon claveau caché sous le ver. Dans le pays charmant, où se plût mon enfance, Sur les cailloux blancs du chemin. Ce frais chemin conduit aux rives de la Creuse Va chercher son frêle butin. L’oiseau chante gaiement tout le long de ma route ; Parfument l’air d’un pur encens. Aux bords des clairs ruisseaux des grenouilles timides, sitôt qu’on leur donne l’éveil. Parfois un paysan conduisant sa charrette Tord dans ses bras son linge blanc. |
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Quel plaisir, quand au loin, du haut de la colline, Roulant sur le sable argenté !… Je descends les coteaux dominant la rivière fredonnant parmi ses brebis. Sur le flanc des rochers, sont des chèvres mutines De son monotone aboîement. J’arrive au bord de l’eau : je me cherche
une place veuille bien mordre tout exprès. aussi, ma patience a toujours bonne aubaine : Frétille au bout du hameçon ! Et quand j’ai pris de quoi faire une ample friture, et la lune brille au ciel noir ! avril. (sans précision d’année) (Poèmes de jeunesse proposés par Catherine Réault-Crosnier et Régis Crosnier, pages 27 et 29) |
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Pendant sa période parisienne, il rêve de venir en vacances à Bel-Air et voici ce qu’il écrit à son ami Raoul Lafagette, le 28 octobre 1874 : « (…) Quelques années plus tard, il raconte ses vacances à Bel-Air à Raoul Lafagette et nous pouvons lire dans une lettre datée du 14 septembre 1877 : « (…) Cette passion lui inspire le poème suivant où on retrouve de nombreux points communs avec ses lettres comme la patience ou la pêche de goujons : |
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LE PÊCHEUR A LA LIGNE Mon liège fait plus d’un plongeon Et je tiens ma perche de jonc, Derrière moi, le vieux donjon ; (Dans les Brandes, pages 194 et 195) |
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Maurice Rollinat épouse Marie Sérullaz, le 19 janvier 1878 à Lyon. Et dès l’été suivant, le jeune couple vient en vacances à Bel-Air et voici sa « principale occupation » comme il le relate à Raoul Lafagette dans une lettre expédiée le 26 août 1878 : « (…)
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Sa vie devient plus difficile, les relations avec sa femme et sa belle-famille se dégradent. À Paris, les rapports avec d’autres poètes sont parfois teintés de jalousies… Alors, il pense à Bel-Air et aux joies que la pêche pourrait lui procurer, comme il l’écrit à Raoul Lafagette dans une lettre datée de juillet 1881 : « (…) J’ai été si ballotté par la vie, si déçu toujours,
que c’est seulement à Bel Air, dans ce pays primitif où l’agriculture
elle même a un caractère de sauvagerie, que je me sens redevenir doux et
placide à la façon des bêtes qui broutent. Maurice Rollinat a souvent des maux de tête et des migraines ; il a aussi des problèmes d’estomac et d’intestins. La méchanceté et la jalousie de certains hommes de lettres ou journalistes, le touchent. Aussi, à la fin du premier semestre 1883, désabusé et craignant pour sa santé, il décide de quitter Paris.
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Le 11 septembre 1883, Maurice Rollinat et Cécile Pouettre, une actrice rencontrée au Chat noir, s’installent à l’hôtel du Lion d’Or à Saint-Sébastien (Creuse) et le lendemain, emmené par Alphonse Ponroy, ils partent visiter des maisons. La première est située au moulin de Puy-Guillon sur la commune de Fresselines, Maurice Rollinat est immédiatement enchanté par l’habitation, le site, le moulin, la rivière et son bruit, et décide de la louer au prix proposé par le propriétaire, le père Auxiette. Ils emménagent la semaine suivante et y resteront jusqu’au mois de mars 1884, pour ensuite s’installer à La Pouge, sur le plateau à la sortie du bourg de Fresselines. Pendant près de vingt ans, ils vont mener une vie tranquille, recevant en toute simplicité leurs amis.
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Maurice Rollinat aime aller à la pêche par exemple dans la Petite Creuse toute proche. Il en profite pour noter ses idées sur un petit carnet ou déclamer à haute voix ses vers pour tester leur musicalité. Albert Chantrier le décrit à la pêche aux poissons, mais aussi aux vers : « Et nos parties de pêche, les lignes de fond, qu’il plantait çà et là le long de la rive, avec un soin et une recherche sans égal. Puis en attendant, il arpentait le terrain, scandant des alexandrins par de grands gestes, façon de travailler qu’il affectionnait tout particulièrement et qui faisait dire aux habitants : "V’la M’ssieu Maurice qui plaide (sic)" ». (Albert Chantrier, « Souvenirs de Fresselines », Revue du Berry du 15 mars 1904, pages 73 à 85.) L’expression « qui plaide » ne renvoie pas à la profession de son père, mais en patois local signifie « qui parle tout seul ». Cette façon de travailler est aussi décrite par Gustave Geffroy : « (…) cette campagne familière [est] devenue le cabinet de travail du poète. (…) Il part, son carnet et son crayon en poche, et c’est comme s’il avait avec lui les albums, les toiles et les couleurs. (…) La réflexion devant un objet, un animal, pourra lui venir tout d’une venue, sous forme d’une strophe. (…) C’est également ainsi qu’il compose son inoubliable musique. (…) S’il est satisfait de son travail, il retourne à la pêche à la ligne, il fouette l’eau, il emploie la mouche artificielle, la cerise, le ver, le fromage. Il dévaste la rivière. Il descend à ce confluent des deux Creuses que les gens du pays appellent les Eaux-Semblantes. Il trouve là carpes et barbillons, goujons et chevennes, dits chaboisseaux. (…) » (Article « Poète aux champs », Le Figaro – Supplément littéraire du dimanche du samedi 9 février 1889, pages 22 et 23).
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Maurice Rollinat s’imprègne de la vie des habitants afin de mieux les décrire, comme il le raconte dans une lettre à Jules Barbey d’Aurevilly datée du 9 décembre 1883 : « Je connais deux ou trois braconniers, espèces de songeurs en blouse, qui ont un langage grogné, mimé, très furtif et coupé de longs silences. Leur gesticulation ressemble à des mouvements d’arbre, leurs yeux luisent comme ceux des loups, et leur son de voix tient assez de ce vague murmure qui sort des objets inanimés. Avec eux, j’excursionne, je chasse, je pêche au filet, et la nuit, qui vient sitôt maintenant, nous a surpris plus d’une fois sur des berges scabreuses ou dans des vallées inquiétantes. Chemin faisant, ils m’instruisent de leurs observations vulpesques et satanisent le paysage par les diableries qu’ils me content au bruit claquant, lourd et régulier de leurs grands pas saboteux. » (Fin d’Œuvre, pages 246 à 250). Maurice Rollinat utilise l’adjectif « vulpesque » vraisemblablement dérivé du nom latin « vulpus » qui se traduit par « renard ».
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Il varie ses techniques de pêche comme il l’écrit à Louis Mullem et Gustave Geffroy, dans une lettre datée du 17 août 1887 : « (…) Cécile et moi continuons nos promenades piscatoresques au bord de la Creuse. Je me suis mis à pratiquer la pêche à la sautille, et j’ai failli prendre un chevenne d’une bonne livre. Mais il faut laisser bien mordre, et ferrer juste à temps. Cela va me demander un certain apprentissage que facilitera ma patience. (…) » (Fin d’Œuvre, pages 265 à 268). Maurice Rollinat parle de « promenades piscatoresque », cet adjectif est vraisemblablement dérivé du nom latin « piscator » qui se traduit par « pêcheur ».
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Il a écrit un long texte en prose « Pêcheurs de truites » où il nous montre sa passion pour cette activité. En voici quelques extraits : « J’ai toujours eu la curiosité de l’eau, de
cette chose d’ombre vitreuse qui flue dans la terre, et, comme les astres
qu’elle répercute, brille, s’assombrit, se rallume, s’éteint. –
Équivoque d’aspect, de couleur, de bruit ; sommeillante, lisse, ou
plus ou moins désaplanie par ses mouvements de vif-argent, de ver et de
flamme. – N’ayant pas de corps, et pourtant si volumineuse et si lourde,
qu’on peut toucher, jamais étreindre, et pour laquelle on ne saurait
imaginer d’autre figuration que celle des gouffres ou des cavités qui la
contiennent. Et, durant des heures, et encore des heures, je la considère, je l’écoute cette redoutable hallucineuse de l’œil et de l’oreille, cette onde énigmatique où se trament les complots du vertige et de la mort, et qui dégage si capiteusement du frisson, du drame, du cauchemar, presque du fantastique dans la nature. Mais, si j’aime la poésie des rivières, j’aime non
moins la pêche à la ligne : deux passions semblant faites l’une
pour l’autre et cependant si inverses. En effet tandis que la
contemplation de l’eau n’exige rien du corps et de l’esprit, au
contraire, la pêche réclame l’éveil suraigu de leurs facultés qu’elle
accapare en en supprimant ce qui ne se rapporte pas strictement à elle. –
Hasardeuse, absorbante, à combinaisons comme le jeu, autant que lui elle
interdit l’inadvertance, nécessite le sang-froid et la perspicacité. Sa discipline régit l’individu entier, surtout la main
qui doit être l’âme damnée de l’œil, guetteuse de ses recherches,
tendue vers son arrêt fixe, anxieuse à froid de sa découverte,
immédiatement prête à son ordre ; avec cela, de l’observation, de
la patience et de l’adresse, un flair méthodique, une intuition
judicieuse, en s’imposant toujours la consigne formelle du silence et de
la précaution. L’idée jamais ailleurs qu’à la rivière, à ses
recels, à ses cachettes, avoir méticuleusement ourdi ce qu’on exécute,
y river son attention, souder sa convoitise aux captures que l’on poursuit !
Ainsi pratiquée, la pêche à la ligne est un véritable
labeur. Je suis donc un pêcheur à la ligne et je reste un flâneur de l’eau ; mais, j’ai trouvé le moyen d’accorder ces penchants qui se contrarient : je les subis l’un ou l’autre suivant mes caprices de somnolence ou d’activité. Souvent je me partage entre les deux à la fois en réalisant pour moi-même le type achevé du pêcheur distrait. (…) Mais si le pêcheur l’emporte, je deviens un carnassier cauteleux voulant trouver une proie. Cela m’arrive ordinairement lors de ces temps brumeux et tièdes qui grisaillent le sol, descendent le ciel et rapprochent les horizons, quand le feuillage inerte et prostré prend une telle couleur de rêve, une si féerique morosité que l’on croirait à l’ensorcellement de la campagne stupéfaite. (…) Je pratique la pêche de fond, calme et sédentaire, mais
en dépit des émotions que me donne parfois le petit liège colorié,
combien je préfère la pêche à la truite, scabreuse et cheminante, simple
d’apprêts, d’un exercice rude et si compliqué d’artifices. Pour
venir à bout d’un tel poisson qui doit avoir une loupe dans l’œil et
qui entend si fin, il faut arriver à convertir précisément chaque
obstacle en complice de ruse, en engin de dissimulation. Il s’agit de
savoir couler ses membres, ouater ses mouvements, féliniser ses pas, au
besoin ramper comme la vipère, et glisser comme l’insecte. Il est presque
nécessaire de se façonner une apparence de chose ou mieux encore d’essayer
de se rendre invisible à la lumière, à force de tasser, d’infléchir et
de traîner aplatie la tache qu’on y fait. Que rien de vous ne se dénonce
à la rivière ! Pas un écart de silence ! Surprendre la truite
sans qu’elle s’en doute, voilà le problème : il faut souffler son
ombre, il faut jouer au revenant avec cette bête-là. (Fin d’Œuvre, pages 3 à 25)
Dans ses poèmes, il ne se décrit pas lui-même, mais il observe les autres pêcheurs. Dans celui qui suit, il termine en laissant la parole au pêcheur avec une touche d’humour et de romantisme : |
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LE VIEUX PÊCHEUR Au fil de l’eau coulant sans bruit, Son extase mal contenue L’astre pur, à frissons follets, J’entendis l’homme chuchoter : (Paysages et Paysans, page 293) |
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Il faut appâter le poisson et la pêche peut alors être merveilleuse comme il le raconte à son cousin Saint-Pol Bridoux dans une lettre datée de janvier 1888 : « J’attends avec impatience le 1er février pour me servir de ta belle ligne. L’autre jour, pêche merveilleuse à la râclure de boyaux de porc. 5 livres de chaboisseaux en 11 minutes. (4 poissons ! dont un de 2 livres ½ : c’est ma plus belle capture de l’année !) (…) » (Revue du Berry, janvier 1905, pages 7 et 8). Et le 15 avril de la même année, il écrit à son cousin : « A tout à l’heure, n’est-ce pas ? mon
cher Saint-Paul. Profite du beau temps, et toi qui t’es improvisé si fin
pêcheur de truites, dis-toi bien qu’avril est la meilleure époque pour
les nombreux accrochements de ce joli poisson. Pas plus tard qu’hier dans
la Sedelle, Cécile en a pris une toute mignonne, mais bien dodue, dont ma
sauce au beurre chapeluré a fait un mets délectable.
« Ce soir, Rollinat, (…) nous joue ces morceaux. Il les interrompt, de temps en temps, nous faisant face par une virevolte du tabouret du piano, et nous parlant de sa vie plantureuse de là-bas, des chevennes de trois livres, qu’il met bien ficelés à la broche, et dont il arrose la peau craquante d’une livre de beurre, avouant que pour lui, « bien manger a une grande importance ». (…) » (Journal des Goncourt – Mémoires de la vie littéraire – Tome neuvième à la date du 4 février 1894). Comme nous venons de vous mettre l’eau à la bouche, voici maintenant cette fameuse recette de « poisson à la broche » : |
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« Il faut un gros poisson de rivière, dans les quatre à cinq livres : chevenne, carpe ou barbillon. Après l’avoir méticuleusement vidé, écaillé au ras de la peau, lavé, essuyé, séché, on l’assujettit sur une broche avec du fil de cuisine, en le ficelant, à tours nombreux et rapprochés, de la queue à la tête, mais de façon délicate, sans trop serrer, pour ne pas entamer la chair. On le place dans une vaste rôtissoire et on le fait griller devant un feu clair de rondins, en ayant soin, pendant tout le temps de sa cuisson, de l’arroser religieusement d’une pluie d’excellent beurre frais salé et poivré à point. C’est la qualité et la quantité du beurre qui donne à ce plat sa fine succulence et son onctueuse exquisité : il faut donc choisir le meilleur et ne pas craindre d’en dépenser une livre au moins si l’on veut que la carpe, imbibée telle qu’une éponge, soit juteuse au-dedans comme au dehors. Dix minutes avant de le sortir de la rôtissoire, quand on voit le poisson se recroqueviller insensiblement, se fendiller, blondir sous les gouttelures grasses, alors on ajoute au beurre un mélange d’échalotte et de persil, avec une pointe de cerfeuil, le tout haché menu, pour obtenir une sorte de purée, presque aussitôt dissoute, qui s’incorpore à la sauce dont elle devient l’âme et l’essence. J’insiste sur le hachis en question, qui pimente le beurre fondant d’arômes et de saveurs complexes, on ne peut plus charmeurs du goût et ravigoteurs de l’appétit. Vous continuez à arroser votre poisson, et, bientôt son aspect luisant, rissolé brun jaune et craquelé, vous dit qu’il aura sous la dent tout le tendre voulu, tout le croquant désirable. On flaire l’instant précis de la cuisson complète, et on retire son rôti, en se précautionnant contre la cassure que l’on évite presque toujours si on s’applique à le faire glisser en douceur de la broche dans le grand plat ovale qui devra le recevoir. Puis, tout du long, avec de fins ciseaux, on coupe le fil du dessus, qu’on enlève ainsi très commodément. On verse le beurre, et pour qu’il ne se fige pas, on sert sur un réchaud. Ce mets savamment confectionné, tente et corrompt les plus endurcis pratiquants du jeûne : j’ai vu des végétariens ascétiques, des prêtres timorés, d’intraitables pénitentes, qui couvaient ces friandises poissonnesques d’obliques œillades convoiteuses et qui, s’étant promis d’y goûter à peine, se laissaient si bien allécher par elles que, vrais possédés de leur gourmandise, ils se pâmaient à les déguster et y revenaient à outrance avec la plus cynique indiscrétion. » (Fin d’Œuvre, pages 225 à 227)
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Lorsque son état de santé se dégrade ou que les conditions atmosphériques ne sont pas bonnes, c’est au bord d’une rivière qu’il retrouve de la joie comme il le dit à Paul Bonnetain dans une lettre datée d’avril 1890 : « (…) Je suis très touché du vif intérêt que vous voulez bien me témoigner, et je vous en suis mille fois reconnaissant. Cet hiver, j’ai traversé tant d’épreuves de toute nature que, pour me distraire, j’ai vécu constamment dehors, faisant des lieues au bord de la Creuse, où je pêchais le chevenne à la ligne flottante. Aussi, ai-je dû renoncer à la Prose qui, au rebours de la Poésie, me condamne à l’emprisonnement dans ma chambre. (…) » (Fin d’Œuvre, pages 287 et 288). Ou encore à Georges Lenseigne le 31 mars 1897 : « Hélas ! je suis toujours souffrant, et
comme j’ai dû renoncer au travail intellectuel parce qu’il me fatiguait
trop, il m’arrive souvent de trouver la vie fade et le temps bien
long ! Heureusement, il me reste l’amour du plein air, le goût de la
promenade et la passion de la pêche à la ligne, qui me permet tout à la
fois d’exercer mon activité physique, et de cueillir au passage quelques
jolies rencontres et observations naturistes. Voici maintenant un poème où il décrit la pêche à l’anguille et on retrouve la même idée exprimée dans sa lettre à Raoul Lafagette que nous avons citée plus haut avec « des soupirs de remords à chaque poisson qu[’il] enlève ». Maurice Rollinat devient alors philosophe prenant le temps de méditer sur les sinuosités des remords et la désinvolture humaine devant la cruauté : |
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LE PÊCHEUR A LA LIGNE Tout à l’heure ravi, le cœur faisant toc toc, « Bah ! fait-il retendant au même endroit
du lac, Sans vouloir donner des raisons Sa conscience ne se prête Et lorsque son regard descend Mais le sournois pêcheur surveille en s’accusant. (Fin d’Œuvre, pages 91 et 92) La pêche est aussi le moment d’observer la nature et la vie dans la rivière comme dans ce poème : |
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LE FOND DE L’EAU Il fait une journée ardente, Déjà claire par elle-même, Mais c’est surtout à cette place Pour l’anguille vorace et fourbe Elle est tellement diaphane Son lit s’étale, trembleux, lisse, Ces cailloux dont la vue égaie, Miniature poissonnesque, |
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On suit leur allure petiote Soudain, on reconnait la truite Entre deux carpes solennelles Le soir vient gazer l’atmosphère… Toujours queue et flanc, tête et râble Les ors, les irisés, les moires Luisent ! sur ces miettes de roche Mais, par degrés, l’ombre s’allonge, Puis, après le rêve, le somme (La Nature, pages 148 à 152) Voici maintenant « La bonne Rivière » lieu de vie intense pour les petits poissons : |
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LA BONNE RIVIÈRE Heureux gardons, heureux barbeaux, Là, sur ce fond bien au repos, Tous avalez à tout propos L’été rallumant ses flambeaux, Car, joncs, roseaux, buis sont si beaux Que moucherons, grands et nabots C’est le calme plat des tombeaux, Qui, certains soirs, flûteurs dispos, Nul voisinage de hameaux ! Vos témoins sont de vieux ormeaux, Goûtez la paix ! sous vos rameaux Que le Temps y tanne vos peaux ! Ayez des enfants par troupeaux, (La Nature, pages 278 à 280) |
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Jusqu’à la fin de sa vie, la pêche fut un plaisir et en juillet 1903, il raconte à son ami Charles Frémine, cette partie de pêche :
« Quel malheur que tu ne sois pas resté un jour de plus à Fresselines. Tu aurais assisté avec plaisir et émotion à la prise d’un poisson magnifique que j’ai accroché au pont de Puy-Guillon, dans la grande nappe où le docteur avait pris ses anguilles. Oui, mon ami, le lendemain de ton départ, le dimanche par conséquent, j’étais allé à Puy-Guillon, en compagnie du cadavéreux Morphina – comme j’appelle notre étrange médecin vestonné de cuir – ; l’eau était forte, très troublée et tourmentée, avec des petites vagues tournoyantes qui se rabattaient et se creusaient sous les coups de rafale ; j’ai eu comme l’intuition d’une capture ; j’ai démouliné presque tout mon fil et je l’ai lancé le plus loin que j’ai pu avec une pierre bien calibrée. Le courant qui bouillonnait devant la masse du remous m’empêchait, en dérangeant ma ligne, de voir l’effet d’une traction directe sur le scion et le moulinet, mais à un moment donné, m’apercevant que mon fil, tout là-bas, changeait de place et remontait vers les piles du pont, je ferrai vigoureusement à tout hasard, et je sentis une résistance reculeusement lourde et vivante. J’appelai le docteur qui prenant l’épuisette, pariait pour une grosse anguille, alors que moi, je l’avoue, j’espérais mieux, en tirant toujours avec une prudence inquiète et la plus stricte précaution. Enfin, le poisson fut visible à fleur d’eau ! Je
ne m’étais pas trompé ! C’était une truite superbe, qu’empocha
prestement l’épuisette et qu’au milieu de l’admiration de tous les
passants de rencontre, je rapportai heureux et fier à la maison. Elle
pesait deux livres, était saumonée de peau et de chair, fut
cuisinée onctueusement par Victorine, et nous a fait vivement regretter ton
absence par la toute particulière exquisité de son goût, dont tu te
serais pourléché comme une chatte. |
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Toute son existence, Maurice Rollinat a eu la pêche comme source de plaisir, de délassement, on peut même dire comme passion. C’est dans ces moments-là qu’il trouve souvent l’inspiration pour ses poésies qu’il n’hésite pas à déclamer en attendant que le poisson morde. S’il est fatigué, s’il a mal de tête, il part à la pêche. Des amis ou des connaissances parisiennes viennent le voir, il les emmène au bord de la petite Creuse toute proche ou au Confluent des deux Creuses, pour une partie de pêche. Et il a un vrai plaisir à cuisiner lui-même les poissons qu’il a pris et de les faire déguster à ses invités. Pas étonnant qu’il ait été qualifié de « fameux pêcheur à la ligne dans la Creuse ».
Et pour terminer sur une histoire amusante, voici une partie de pêche racontée par Charles Frémine :
« Au fond de la Creuse, je m’y revois cet été, ce mois de juin, dans un de ses vallons les plus ombreux, les plus resserrés, à l’abri d’une haute roche surplombante sous laquelle je m’étais réfugié pendant qu’une averse cinglante fouettait la rivière. C’était à Fresselines, au joli village qu’habite le poète et qu’il a déjà rendu célèbre. Nous étions tous les deux à la pêche à la ligne. Chez Rollinat la pêche est devenue une passion, qui souvent l’emporte sur la poésie et la musique. Sans m’avoir jamais aussi complètement possédé que lui, elle ne laissait pas autrefois de me tracasser fortement et encore aujourd’hui il suffit d’une occasion – une bonne – pour la raviver. Nous étions donc à la pêche à la ligne. Rollinat, familier de la rivière, armé d’engins formidables, à grelots, à tourniquets, qu’il manœuvre et déploie avec une dextérité remarquable, s’en était allé tâter les grosses pièces – la truite et le saumon, la carpe et le barbillon – du côté de Puyguillon, et depuis pas mal de temps déjà, je l’avais vu disparaître sous une noire cépée de grands aulnes, me laissant tout seul dans le creux de ma roche, mais à portée toutefois d’une superbe canne à pêche dont la ligne immergée sous un saule gibbeux attendait sans trop d’impatience la morsure d’un goujon. Et pendant que l’averse continuait, du fond de ma caverne, je regardais le paysage à travers la pluie, le vieux moulin sur l’arche du pont, le château crénelé sur la colline, et la Creuse assombrie, écumeuse, fuyant sous des écroulements de rochers et de verdures, entre sa double ligne d’âpres escarpements, de coteaux effarés, ravinés, comme figés dans la stupeur de leur perpétuel vis-à-vis. Et je pensais que c’était là haut, dans cette chaumière isolée au bord de la route, à l’écart du village, que Rollinat vivait depuis tantôt vingt ans, loin de Paris et loin des villes, et j’admirais son esprit de sagesse, sa force de résistance et de volonté, à mener cette existence de travail et de solitude, sans un moment de découragement et d’ennui, au milieu de ces rudes campagnes qui virent éclore tant de beaux vers, et qu’il ne se lasse pas plus de chanter que d’étudier et d’admirer : Homme, cache ta vie et répands ton esprit ! Il revint au bout d’une heure, tout trempé et tout ému : – Tiens ! regarde, me dit-il, ce qui vient de m’arriver, mon hameçon cassé net… un monstre ! Et cinquante brasses de corde au fil de l’eau ! Tout brisé, tout rompu. Non ! on ne sait pas les bêtes qu’il y a dans cette rivière ! Il s’assit sur un pliant à côté de moi, et comme il me racontait, par le menu, son aventure, en roulant une cigarette : – Tiens ! regarde, fis-je à mon tour, ma canne à pêche qui s’en va à la dérive ! – Les eaux ont grossi ; c’est le courant qui l’entraîne. – Et peut-être un poisson. Mais la canne – une canne de près de six mètres de long – se mit tout-à-coup à remonter le courant. – Diable ! fit Rollinat en se levant et courant à la rivière, voilà qui devient intéressant ! Nous étions tous les deux sur la berge, allant et venant, ne sachant que dire, mieux qu’étonnés, émerveillés du phénomène. Et c’était en effet une chose extraordinaire que cette canne à pêche, que cette longue tige de bois qui marchait, qui se dirigeait sur l’eau à l’encontre de toutes les lois de la nature. Par moment, elle s’arrêtait, comme hésitante, piquait de l’avant, s’enfonçait à demi, puis reprenait résolument sa course. De plus en plus surpris, nous la regardions filer. Avec ses nœuds de bambou, ses viroles de cuivre, sa couleur luisante, d’un brun marron, on aurait pu la prendre pour quelque étrange reptile, et, par instants, elle nous apparaissait comme une couleuvre démesurément allongée, glissant et fuyant sur la rivière embrumée de pluie. Elle remonta ainsi le courant sur un parcours d’environ deux cents mètres, puis, virant de bord, se dirigea vers l’autre rive. – Nous ne l’aurons pas, me dit Rollinat. En cet endroit la rivière est profonde, dangereuse ; tout à l’heure, ce sera un torrent, Nous ne pouvons songer à nous mettre à l’eau. Et puis voilà la nuit qui vient et la pluie qui redouble. C’est un vrai guignon ! Justement, au roulement d’une carriole qui dégringolait la côte en face de nous, la canne à pêche revint de notre côté. – Attention, dis-je tout bas à Rollinat, ne faisons pas de bruit, c’est une canne qui a des oreilles ; prends une de tes cordes, la plus longue, la plus solide, attaches-y un fort caillou et quand la canne sera bien à ta portée, qu’elle se présentera par le travers, lance-le, de manière à l’envelopper. En deux tours de main, l’engin fut prêt. Fort habilement, Rollinat le lança au bon endroit, ramena la corde de façon à prendre la canne par le milieu et, doucement, le caillou traînant au fond de l’eau, formant fil-à-plomb, attira le tout à soi. La canne plongeait maintenant désespérément, cherchait à se dérober. Rollinat la saisit vivement, souleva la ligne. Une truite était au bout – une truite énorme, déjà lassée, montrant à fleur d’eau son dos tigré, son flanc piqué de rubis. – L’épuisette ! donne moi l’épuisette ! cria Rollinat. Adroitement présentée, la bête s’y laissa prendre. – Hardi ! enlève ! cette fois tu la tiens ! Et nous voilà riant, courant au milieu du pré. Nous nous arrêtons, nous regardons : Et la truite ? Disparue, fondue, évanouie ! L’épuisette était vide ! – Hein ? me dit Rollinat, devenu soudain très pâle, n’est-ce pas fantastique ? Et sommes-nous assez mystifiés ? Car enfin, tu l’as vue comme moi, tu m’as vu la sortir de l’eau, l’emporter dans le filet ! Et puis plus rien ! Comment t’expliques-tu l’escamotage ? L’explication, peut-être pourrait-on la trouver dans ce fait – reconnu à l’examen – que l’épuisette était percée – un trou à fourrer le poing ; mais il n’y a pas d’effet sans cause, et malgré l’évidente matérialité de celle-ci, encore maintenant, quand je pense à cette histoire, au paysage qui l’encadrait, à cette promenade singulière de ma canne à pêche sur l’eau fouettée de la rivière, je ne puis m’empêcher de croire qu’il ne s’y mêlât un grain de sorcellerie. » (Article « Promenades & rencontres – La canne à pêche », Le XIXe siècle du 1er janvier 1900, page 1). |
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Le 13 mars 2025.
Régis Crosnier et Catherine Réault-Crosnier.
NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.
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