Maurice Rollinat, la nature

 

 

(Texte lu à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, le 16 novembre 2019 à Argenton-sur-Creuse, dans le cadre de la soirée de poésie des journées annuelles de l’association des Amis de Maurice Rollinat.)

NB : Dans cette conférence, il est fait référence à des poèmes préférés de Régis Miannay, ancien président de l’Association des Amis de Maurice Rollinat pendant trente ans. C’est parce qu’en 2019, c’est le dixième anniversaire de son décès.

 

Maurice Rollinat, cet artiste moderne par son style dynamique et très vivant, a toujours été à l’écoute de la nature. Suivons son cheminement au gré de ses créations. Ce « poète et musicien du fantastique », ainsi nommé dans le titre de la thèse de Régis Miannay, notre président pendant trente ans, auquel nous rendrons hommage ce dimanche 17 novembre 2019, (dix ans après sa mort), n’a jamais fini de nous captiver et de nous étonner.

Grand observateur, Maurice Rollinat n’a jamais cessé de mettre en valeur la nature de mille manières, de son recueil de 277 pages, Dans les brandes à son dernier Fin d’œuvre (1919) édité en posthume grâce à son ami Gustave Geffroy. Il l’a appréciée au cours de ses longues marches quotidiennes, ayant toujours un carnet et un crayon dans sa poche, pour noter ses idées au fur et à mesure qu’elles jaillissaient. Il a aussi décrit d’une multitude de manières, la nature des humains au long de leur vie sur terre.

Maurice Rollinat écrit en avant-propos de son livre Dans les brandes : « A la mémoire de George Sand, je dédie ces paysages du Berry » car elle l’a conseillé, aidé à Paris, sur son chemin de poésie avant qu’il ne soit connu.

De nombreux titres de ce recueil reflètent à eux seuls déjà, l’importance de la nature pour Maurice Rollinat dont « La promenade champêtre », « Le pacage », « La neige », « La gueule », « La mort du cochon », « Le petit coq », « Le pêcheur à la ligne », « La rainette », « Les mauvais champignons », « La loutre », « La tricoteuse »…

Choisissons trois poèmes de ce livre, montrant combien Maurice Rollinat apprécie les animaux de toute espèce et de toute taille, des dindons au ver luisant qu’il décrit avec beaucoup d’humour et d’idées en liant leur mode de vie à certains humains, « rentiers » ou « penseur acerbe » puis un autre moins connu alliant d’une manière étrange, la nature champêtre à travers les bouses de vaches à une femme esquissée, juste de passage, simple élément du paysage. Nous ne pouvons pas dire que Maurice Rollinat manque d’imagination créative !

LES DINDONS

Ils vont la queue en éventail,
A la file, par les sentiers,
Glougloutinant des jours entiers :
Aux champs, c’est le menu bétail.

Doux pèlerins, sans attirail,
Et béats comme des rentiers,
Ils vont la queue en éventail,
A la file, par les sentiers.

Parfois pour caravansérail
Ils ont de grands jardins fruitiers,
Et là, prenant des airs altiers,
Sans redouter l’épouvantail,
Ils vont la queue en éventail.

(Dans les Brandes, pp. 141 et 142)

 

LE VER LUISANT

Le petit ver luisant dans l’herbe
S’allume cette fois encor
A la même place ! Le cor
Pleure au loin ; la nuit est superbe.

Au doux âge où l’on est imberbe,
Je l’admirais comme un trésor.
– Le petit ver luisant dans l’herbe
S’allume cette fois encor.

Mais, dira le penseur acerbe :
« Tout ce qui reluit n’est pas or ! »
Moi, je réponds à ce butor,
Que j’aime, en dépit du proverbe,
Le petit ver luisant dans l’herbe.

(Dans les Brandes, pp. 151 et 152)

 

L’AMAZONE

Sur les grandes bouses de vache
Le soleil met un ton pourpré.
Elle chevauche au fond du pré
Avec un petit air bravache.

Elle effleure de sa cravache
Le cou d’un alezan doré.
Sur les grandes bouses de vache
Le soleil met un ton pourpré.

Mais son long voile bleu la cache,
Je ne puis la voir à mon gré ;
Et mon regard tombe navré,
Et machinalement s’attache
Sur les grandes bouses de vache.

(Dans les Brandes, pp. 153 et 154)

 

Continuons de suivre le parcours de Maurice Rollinat à travers son second livre, Les Névroses. Il a alors eu un succès retentissant à Paris, grâce à Sarah Bernhardt et à un article d’Albert Wolff. Compositeur, interprète et pianiste, il a alors été très connu et apprécié dans les salons parisiens et les cabarets dont Le Chat Noir (1883).

Dans le premier chapitre, « Les âmes », admirons l’art du poète oscillant entre fantastique, morbide, lumière, rêve, sensualité, par exemple dans :

LES REFLETS

A André Gill.

Mon œil halluciné conserve en sa mémoire
Les reflets de la lune et des robes de moire,
Les reflets de la mer et ceux des cierges blancs
Qui brûlent pour les morts près des rideaux tremblants.
Oui, pour mon œil épris d’ombre et de rutilance,
Ils ont tant de souplesse et tant de nonchalance
Dans leur mystérieux et glissant va-et-vient,
Qu’après qu’ils ont passé mon regard s’en souvient.
Leur fascination m’est douce et coutumière :
Ames de la clarté, soupirs de la lumière,
Ils imprègnent mon art de leur mysticité
Et filtrent comme un rêve en mon esprit hanté ;
Et j’aime ces baisers de la lueur qui rôde,
Qu’ils me viennent de l’onde ou bien de l’émeraude !

(Les Névroses, p. 11)

Ailleurs, dans « Les luxures », Maurice Rollinat nous entraîne dans la fourberie de la nature humaine à travers :

LA VENTOUSE

La Ventouse bâille et sourit,
Toujours neuve et toujours masquée
Pour notre œil fou, sage ou contrit ;
Corolle aspireuse, et braquée
Sur notre sang qui la fleurit.

Elle nous tente et nous flétrit
De son haleine âcre et musquée,
Puis, bientôt, elle nous tarit,

La Ventouse,

Jusqu’au fin fond de notre esprit
Sa succion est pratiquée :
La Mort, beaucoup moins compliquée,
Mange nos corps qu’elle pourrit ;
Mais c’est tout l’homme qui nourrit

La Ventouse !

(Les Névroses, p. 121)

Malgré tout, ce poète a toujours recherché « les refuges », titre d’un chapitre de ce livre. N’oublions pas qu’il était aussi un musicien novateur aux accents inhabituels ; il rejoint donc ce cornemuseux aux accents douloureux, exprimant le drame et la mort :

LA CORNEMUSE

Sa cornemuse dans les bois
Geignait comme le vent qui brame
Et jamais le cerf aux abois,
Jamais le saule ni la rame,
N’ont pleuré comme cette voix.

Ces sons de flûte et de hautbois
Semblaient râlés par une femme.
Oh ! près du carrefour des croix,

Sa cornemuse !

Il est mort. Mais, sous les cieux froids,
Aussitôt que la nuit se trame,
Toujours, tout au fond de mon âme,
Là, dans le coin des vieux effrois,
J’entends gémir, comme autrefois,

Sa cornemuse.

(Les Névroses, p. 201)

Maurice Rollinat maniait aussi l’art des ballades avec talent. Bien sûr, il garde sa personnalité, décrivant la nature très vivante, mouvante et aussi tourmentée, faisant pleurer la pluie. Dans ce poème, un des préférés de Régis Miannay, il utilise les oxymores de manière personnelle, tel celui situé juste avant l’envoi de ce poème avec « Du cerisier sanglant à l’ocreux peuplier, / Dans une paix mystique ».

BALLADE DE L’ARC-EN-CIEL

A François Captier

La végétation, les marais et le sol
Ont fini d’éponger les larmes de la pluie ;
L’insecte reparaît, l’oiseau reprend son vol
Vers l’arbre échevelé que le zéphyr essuie ;
Et l’horizon lointain perd sa couleur de suie.
Lors, voici qu’enjambant tout le coteau rouillé,
Irisant l’étang morne et le roc ennuyé,
S’arrondit au milieu d’un clair obscur étrange
Le grand fer à cheval du firmament mouillé,
Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange.

Les champignons pointus gonflent leur parasol
Qui semble regretter l’averse évanouie ;
Le grillon chante en ut et la rainette en sol ;
Et mêlant à leur voix sa stupeur inouïe,
Le soir laisse rêver la terre épanouie.
Puis, sous l’arche de pont du ciel émerveillé
Un troupeau de brouillards passe tout effrayé ;
Le donjon se recule et de vapeur se frange,
Et le soleil vaincu meurt lentement noyé,
Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange.

Tandis que dans l’air pur grisant comme l’alcool
Montent l’acre fraîcheur de la mare bleuie
Et les hennissements des poulains sans licol,
Le suprême sanglot de la lumière enfuie
Va s’exhaler au fond de la nue éblouie,
Et sur l’eau que le saule a l’air de supplier,
Du cerisier sanglant à l’ocreux peuplier,
Dans une paix mystique et que rien ne dérange,
On voit s’effacer l’arc impossible à plier
Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange.

ENVOI.

O toi, le cœur sur qui mon cœur s’est appuyé
Dans l’orage du sort qui m’a terrifié,
Quand tu m’es apparue en rêve comme un ange,
Devant mes yeux chagrins l’arc-en-ciel a brillé,
Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange.

(Les Névroses, pp. 128 et 129)

Dans le chapitre « Les spectres », Maurice Rollinat déploie sa veine fantastique, proche d’Edgar Poe mais aussi en lien avec les éléments réels, simples feuilles, fleurs. Notons aussi sa facette grandiose et ses trouvailles quand il humanise la lune lui donnant « un sourire ondoyant ».

LA CLAIRIERE

L’Engoulevent rôdait avec la souris chauve,
Lorsque sur la clairière au tapis verdoyant
La lune décocha son sourire ondoyant
Et mit à chaque feuille un glacis d’argent mauve.

Et j’envoyais du fond de cette forêt fauve
Un regard de mon cœur à l’astre chatoyant
Qui promenait sur l’herbe un reflet vacillant
Ainsi qu’une veilleuse au milieu d’une alcôve :

Soudain, je vis un être horriblement fluet
Qui cueillait çà et là des fleurs, d’un doigt muet.
Et tous les bruits du soir qui me semblaient si simples,

Ce bois stupéfié, cette lune dessus,
Me firent tressaillir, lorsque je m’aperçus
Que j’avais devant moi la chercheuse de Simples.

(Les Névroses, p. 338)

 

Après son succès parisien puis son choix de quitter ce monde menteur, Maurice Rollinat s’installe en octobre à Fresselines avec une comédienne, Cécile Pouettre. Dans son livre L’Abîme (1886), il exprime l’immensité de son mal d’être, envahissant sa vie. Pourtant n’oublions pas qu’il se remet en cause et que les mots « âme », « ciel » peuvent côtoyer ses fantômes.

L’EMPOISONNEUR

L’homme est le timoré de sa vicissitude,
Creuseur méticuleux de ses mauvais effrois,
Il s’invente un calvaire, il se forge des croix
Et reste prisonnier de son inquiétude.

C’est pourquoi sa détresse emplit la solitude ;
Il opprime l’espace avec son propre poids,
Et dans l’immensité, comme dans de la poix,
Traîne son infini dont il a l’habitude.

Contagieux d’ennui, de fiel et de poison,
Il insuffle son âme au ciel, à l’horizon,
Qui deviennent un cadre où vit sa ressemblance.

Et retrouvé partout, son fantôme qu’il fuit,
Contaminant le jour et dépravant la nuit,
Fait frissonner le calme et grincer le silence.

(L’Abîme, pp. 225 et 226)

 

Dans son livre La Nature (1892), le poète revit près de l’immensité, des éléments immenses tel le vent, des animaux inhabituels, mis à l’honneur comme les vipères, les chats-huants, ou encore près de l’à peine perceptible, l’écume, le foin… Il peut aussi montrer l’univers, eau, soleil en lien avec la nature humaine et la souffrance.

LE CASSEUR DE PIERRES

Par un de ces midis qui barrent toute issue
A la fraîcheur que l’eau souffle à peine à ses bords,
Un de ces jours ardents où, pas même aperçue,
La sauterelle cuit, les jambes sans ressorts…
Quand les oiseaux n’ont plus d’essors
Et que la mouche tient sur la bête pansue,
Il cognait, l’œil brûlé des pourpres et des ors

Dont l’atmosphère était tissue.
Voûté sur la pierre moussue,
Le vieux arrachait ses efforts,
Crispant ses doigts noueux et tors
Au manche usé de sa massue.

Je garderai toujours en moi comme un remords

L’impression que j’ai reçue

Lorsque causant tout seul, il gémit : « Sort des sorts !
« Mon existence ! ah oui je la sue et resue,
« Ou qu’est-ce qu’il faut faire alors !…

« Le travail est une sangsue
« Qui boit tout le sang de mon corps…

« Quand donc que de ma chair et de mes os bien morts

« La terre enfin sera bossue !… »

(La Nature, pp. 124 et 125)

Nous pouvons aussi citer un des poèmes préférés de Régis Miannay. Nous remarquons combien Maurice Rollinat est peintre avec des mots tellement il dépose de petites touches de couleurs par ci, par là, à bon escient sans omettre de semer des traces dramatiques avant de s’élever en opposition avec une note mystique près de la rivière :

AU CRÉPUSCULE

Le soir, couleur cendre et corbeau,
Verse au ravin qui s’extasie
Sa solennelle poésie
Et son fantastique si beau.

Soudain, sur l’eau morte et moisie
S’allume, comme un grand flambeau
Qui se lève sur un tombeau,
La lune énorme et cramoisie.

Et, tandis que dans l’air sanglant,
Tout sort de l’ombre : moulin blanc,
Pont jauni, verte chènevière,

On voit entre les nénuphars
Moitié rouges, moitié blafards,
Flotter l’âme de la rivière.

(La Nature, pp. 167 et 168)

 

Dans son recueil Les Apparitions, tout se mêle et reflète ses états d’âme « Les choses », « La fée », « Les quatre fous », « Le spectre », « Les poisons », « La dame peinte » mais aussi « Effet de soleil couchant », « Le serpent », « L’herbe », « L’azur ». Encore une fois, le poète fait jaillir comme par magie, un univers oscillant entre spectre, revenants et limpidité.

Choisissons un poème peu remarqué mais étonnant car Maurice Rollinat reste l’ami des arbres qu’ils humanisent souvent. Il leur donne un droit de vengeance même en mourant. Il les réhabilite et les place plus haut que l’homme qui les saccage, les détruit.

LE GÉANT ET LE NAIN

C’est à l’aube parmi d’innocentes forêts
Où l’oiseau se réveille aux pleurs de la rosée ;
La lumière renaît, humide, tamisée
Par l’amas engourdi des grands feuillages frais.

Un chêne est là dressé, la tête près des nues.
Survient un nain, tenant entre ses mains menues
Quelque chose qui jette au loin des éclairs froids…
Puis, quand il a flairé cet arbre plusieurs fois,

Il s’en rapproche, ainsi qu’une bête à venin,
Et lui tranche le pied avec un air de haine.
Mais, le Géant s’écroule en écrasant le Nain !

Juste revanche ! L’un à tomber fut plus prompt
Que l’autre à fuir ! Ainsi, souvent, le bûcheron
Expie au fond des bois l’assassinat du chêne.

(Les Apparitions, pp. 240 et 241)

Proposons deux poèmes que Régis Miannay appréciait, « L’Inutile » et « La nature et l’art ». Dans le premier, Maurice Rollinat montre combien la vanité humaine envahit nos vies et combien l’homme se prend pour le centre de la terre. Nous oublions que nous sommes peu de choses dans l’univers et le poète nous rappelle à travers des exemples bien choisis combien est vaine cette attitude.

L’INUTILE

Tel fou que son orgueil torture
Pense intéresser à son sort
L’Univers, et veut que sa mort
Devienne un deuil pour la nature,

Et, tandis que dans sa misère
Il se croit le centre de tout,
Une voix lui dit tout à coup :
« Pas un être n’est nécessaire.

Malgré tous les regrets moroses
Qu’il s’ingénie à leur prêter
L’homme est seul à se regretter
Dans l’indifférence des choses.

Ciel vide, astre en feu, terre noire
L’air et l’eau, chacun dans sa gloire,
Se suffit immuablement.

La vie est une ombre futile,
Et, pour l’éternel élément
Tout ce qui passe est inutile. »

(Les Apparitions, pp. 280 et 281)

Dans le second, « La nature et l’Art », le poète nous interpelle dès le début pour une approche philosophique du corps et de l’esprit. Il nous emporte loin, loin dans notre conscience près des remords, sur la pente du néant et pourtant… après tant d’efforts vains, il trace une ligne de vie possible et positive en final.

LA NATURE ET L’ART

I

Prêtant à l’onde, à l’arbre, au vent
Sa grande voix mystérieuse,
La nature, grave ou joyeuse,
Ainsi l’interpellait souvent :

« Crois à ton corps qui veut m’étreindre,
Me sentir, m’avoir, me humer,
A ton instinct qui veut m’aimer.
C’est ton seul esprit qu’il faut craindre !…

Fuis le rêve ! ou malheur à toi !…
Tu saurais, enfreignant ma loi,
La pire horreur, la plus amère.

Mort à la curiosité,
Végète ma réalité
Au lieu de vivre ta chimère. »

 

II

Mais lui, restant son propre émule,
Il tordait son esprit, son cœur,
Passait le suc de son labeur
A tous les cribles du scrupule.

Voici que dans le gouffre avide
Qu’il crut combler, le malheureux !
Il s’engloutit, toujours plus creux,
Se débat, vidé, dans le vide.

Ah ! la Nature avait raison !
Son rêve est devenu poison.
Ci-gît sa muse trépassée

Sur tous les fiels qu’elle a vomis.
A présent, qu’il passe au tamis
Les ténèbres de sa pensée !…

III

Cette fois, le grinçant poète
Trouve en lui le désert béant
Et s’aperçoit que le Néant
Est le monarque de sa tête.

Sans mordre au sujet il se ronge,
Il se perd dans la nuit des mots ;
Horreur ! tel que les animaux,
Il sent, il considère, il songe.

Puis, quand l’orgueil à la torture,
Il s’est désespéré, maudit,
Un jour, à la longue, il se dit
Au froid conseil de la Nature :

« L’Art sans trêve était ton bourreau !
Tu ne béniras jamais trop
L’épuisement qui t’en délivre.

Fais donc fête à ton corps qui rit,
Et simple d’âme, enfant d’esprit,
Vis ! pour le seul bonheur de vivre ! »

(Les Apparitions, pp. 302 à 305)

Les astres ont une place importante dans l’œuvre de Maurice Rollinat. À travers eux, il exprime ses états d’âme, par exemple dans « Lune de songe », en utilisant les mots « éteinte », « mystérieux », « taciturne », « gazé » et ses talents de coloriste en poésie créant un tableau distillant en final l’émeraude.

LUNE DE SONGE

D’abord indécise et couverte,
La lune glisse, par degrés,
Au ras des nuages cendrés,
Puis, en arc, reluit toute verte.

Des airs, du sol, pas un atome
Qui, dans la nuit, subitement,
N’ait verdi par l’enchantement
Du reflet de l’astre fantôme !

Elle-même, la nue éteinte,
Au-dessus des ravins boisés,
Des champs, des lacs vert-de-grisés,
Se rallume en prenant leur teinte.

Et dans l’immensité nocturne,
La couleur verte joue aux yeux,
Symphonique et mystérieux,
Son frais spectacle taciturne.

Les murs blancs, la jaune chaumière
Montrent fondus, dans le tableau,
Les verts des feuilles et de l’eau
Tout glacés d’ombre et de lumière.

Et rocs, troncs d’arbres à la ronde,
Tremblent humides et vitreux,
Olivâtres et vaporeux,
Sous la lueur qui les inonde.

Les bœufs pâturant au travers
Autant que les herbes sont verts…
Vert aussi le hibou qui rôde !

Gazé de vague et de secret,
Comme en songe vous apparaît
Ce paysage d’émeraude.

(Les Apparitions, pages 158 à 160)

 

Dans Paysages et Paysans (1899), nous côtoyons ce poète, ami des petits, des gens de la campagne dans tous leurs états. Il les met en valeur dans leur vie de tous les jours, « Le Vieux Pâtre », « Le vieux chaland » sans omettre de nous questionner. Il rend aussi hommage à la nature champêtre par exemple avec « Frère et sœur » :

FRÈRE ET SŒUR

Frère et sœur, les petiots, se tenant par la main,
Vont au rythme pressé de leurs bras qu’ils balancent ;
Des hauteurs et des fonds de grands souffles s’élancent,
Devant eux le soir lourd assombrit le chemin.

Survient l’orage ! avec tout l’espace qui gronde,
Avec le rouge éclair qui les drape de sang,
Les barbouille de flamme en les éblouissant ;
Enfin, la nuit les perd dans la forêt profonde.

Ils ont peur des loups ! mais, bientôt,
Ils s’endorment. Et, de là-haut,

La lune qui verdit ses nuages de marbre
Admire en les gazant ces deux êtres humains

Sommeillant la main dans la main,
Si petits sous les si grands arbres !

(Paysages et Paysans, p. 57)

 

Nous partons aussi dans une ambiance féérique avec « La forêt magique », « Les pierres », « Coucher de soleil », « Vapeurs de mares », et aussi dans deux poèmes préférés par Régis Miannay « A quoi pense la nuit ? » et « Extase du soir » :

A QUOI PENSE LA NUIT ?

A quoi pense la Nuit, quand l’âme des marais
Monte dans les airs blancs sur tant de voix étranges,
Et qu’avec des sanglots qui font pleurer les anges
Le rossignol module au milieu des forêts ?…

A quoi pense la Nuit, lorsque le ver luisant
Allume dans les creux des frissons d’émeraude,
Quand murmure et parfum, comme un zéphyr qui rôde,
Traversent l’ombre vague où la tiédeur descend ?…

Elle songe en mouillant la terre de ses larmes
Qu’elle est plus belle, ayant le mystère des charmes,
Que le jour regorgeant de lumière et de bruit.

Et – ses grands yeux ouverts aux étoiles – la Nuit
Enivre de secret ses extases moroses,
Aspire avec longueur le magique des choses.

(Paysages et Paysans, p. 12)

 

EXTASE DU SOIR

Droits et longs, par les prés, de beaux fils de la Vierge
Horizontalement tremblent aux arbrisseaux.
La lumière et le vent vernissent les ruisseaux,
Et du sol, çà et là, la violette émerge.

Comme le ciel sans tache, incendiant d’azur
Les grands lointains des bois et des hauteurs farouches,
La rivière, au frisson de ses petites mouches,
A dormi, tout le jour, son miroitement pur.

Dans l’espace, à présent voilé sans être sombre,
Des morceaux lumineux joignent des places d’ombre,
Du ciel frais tombe un soir bleuâtre, extasiant.

Et, tandis que, pâmé, le peuplier s’allonge,
Le soleil bas, dans l’eau, fait un trou flamboyant
Où le regard brûlé s’abîme avec le songe.

(Paysages et Paysans, p. 155)

 

N’oublions pas que le poète Maurice Rollinat aimait aussi écrire en prose, sur des petits carnets, souvent au cours de ses longues promenades.

Dans En Errant : Proses d’un solitaire (1903), il nous emporte au fil de dix-sept histoires : « Pêcheurs de Truites », « La grande Cheminée », « Le Feu », « Sentiments de la Nature », « Les deux Bohémiens », « Le Manoir tragique », « Les Enfants bizarres », « Le Calvaire de la Couleur », « Musique », « L’Étang rouge », « Les Mains », « La Lanterne sourde », « L’Innocent », « Prairies enchantées », « Nature et Fantastique », « Ce que dit la Vie », « Ce que dit la Mort ». Les titres à eux seuls nous permettent de cerner les pensées qu’il développe en lien avec la nature, l’eau, les petites gens, la beauté des paysages et une certaine philosophie de vie.

Dans « Musique », Maurice Rollinat, écrivain et pianiste, nous transporte dans un autre univers très dynamique, empli de la fougue de la création, lieu où il se ressource :

Certes ! J’aime et j’admire ses prodigieuses musiques polyphoniques, où, avec toutes les intonations du drame et de la passion, tout l’expressif des gloires et des triomphes, ondule et se déploie orageusement, comme des vagues foisonnantes, l’innombrable fourmillement des notes, tour à tour isolées, molles, tranchantes – rapprochées, lointaines – combinées et fondues. Je me laisse emporter pas leurs flots élastiques et compacts, écrasants et frôleurs, roulants et précipités, qui tourbillonnent et se balancent, se creusent et se bombent, se ramassent et se déchaînent ! Mon âme se baigne, nage, s’envertigine et plonge dans ces ouragans harmonieux qui la brassent, la tordent, l’engloutissent aux gouffres pour la resoulever jusqu’aux cimes !

(En Errant : Proses d’un solitaire, p. 120).

De plus, n’oublions pas qu’il donne une place à l’âme, mot retrouvé au fil de ses écrits, par exemple dans un espace du ciel, près de la lune et du rêve comme dans ce texte :

La lune remplit le ciel sans son cortège d’étoiles, et la profondeur des nuits est peut-être plus solennisée de cette solitude de son astre : ainsi, un seul chant divin suffit à combler le vide d’une âme, à peupler magnifiquement le désert d’un cœur ! (id., p. 121)

 

Dans Ruminations : Proses d’un solitaire (1904), il écrit ses pensées dans des petits paragraphes indépendants les uns des autres. Il les sépare d’un trait noir en gras. Là encore la nature est présente dans tous ses états, au sens concret et aussi littéraire ou philosophique.

Par exemple, cet ami de toutes les bêtes, nous emporte près des abeilles, comparant leur travail et celui du poète qui cherche à exprimer la force de ses idées et tend comme elles, vers la perfection.

Pour composer le miel de la poésie, il faut que l’âme, essaim d’abeilles du songe, pompe avidement les sucs des idées en fleurs dont les mots rigoureusement adaptés seront les parfaites alvéoles. (Ruminations, pp. 92 et 93)

Ce poète a aussi l’art de nous donner en deux lignes, une pensée forte, chemin de vie : « Dans l’amour de la seule nature on trouve de quoi bénir la vie. » (id., p. 93)

Maurice Rollinat est en accord avec la nature qui l’entoure. Il ne se lasse jamais de la contempler et de la décrire de manière très vivante :

De même quelles exigent l’immobilité, la rareté ou la solennité des gestes s’accordant avec ceux des arbres, les solitudes commandent le recueillement et le silence : les plus savoureuses causeries s’émoussent à la contemplation qui finit par les interrompre, ou bien elles baissent comme la voix, hésitent, saccadées, traînantes, confusément ne s’échangent et ne sont écoutées qu’à travers le langage des choses. (id., pp. 178 et 179)

Ailleurs, il nous ouvre en quelques mots, les portes de l’éternité à sa manière :

Quand à l’âge d’homme, au lieu d’être l’élève du style et des pensées des autres, on refait l’école buissonnière, c’est que l’on est devenu studieux des choses éternelles, et qu’on sait lire couramment dans le grand livre de la nature. (id., pp. 219 et 220)

 

Alors n’hésitons pas à partir avec Maurice Rollinat, hors des sentiers battus près de la nature dans tous ses états. Elle nous dévoile tant d’univers insoupçonnés concrets et philosophiques. Restons admiratifs devant la diversité de la beauté, si changeante au fil des saisons, empreinte de vie et source perpétuelle d’inspiration pour les humains !

 

11 juillet 2019 / novembre 2019

Catherine Réault-Crosnier.

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter sur le présent site, le dossier qui leur est consacré.