Claude Monet et Maurice Rollinat – 1889 en Creuse
« Entre ciel et ravin »
MAURICE ROLLINAT ENTRE CIEL ET RAVIN, EN POÉSIE
Cette conférence de Catherine Réault-Crosnier, a été lue à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, en première partie de l’après-midi littéraire organisé par l’association des Amis de Maurice Rollinat, le 3 mars 2012, à la Bibliothèque Francophone Multimédia de Limoges.
Maurice Rollinat est arrivé à Fresselines en 1883. Il y est resté vingt ans. Sa poésie est donc imprégnée de ces paysages. Claude Monet est venu rendre visite à Maurice Rollinat à Fresselines de février à juin 1889. Monet et lui, ont rendu chacun avec art, leurs impressions face à cette nature sauvage.
Lors des séjours successifs de Monet à Fresselines en 1889, ces deux artistes ont partagé leurs pensées, leurs recherches. Je laisserai Jean-François Demeure, spécialiste de la technique picturale de Monet, vous présenter les points importants du questionnement de Monet en Creuse. Pour ma part, j’essaierai d’aborder les points de convergence et de divergence entre eux, à travers le livre de Rollinat, La Nature, entièrement écrit à Fresselines et paru en 1892, il y a donc cent-dix ans cette année, en 2012.
Que ressent Rollinat face à ces paysages ? Comment décrit-il le ciel, les ravins qui fascineront aussi le peintre ? Choisissons certains poèmes représentatifs par leur thème, en les classant par unité d’idées en gardant à l’esprit le but de cette démarche, revenir sur les pas du poète proche du peintre, en 1889 et redécouvrir avec eux, ces paysages fascinants. Laissons place au souffle de Rollinat dans le vent, la tempête, au crépuscule, à sa pensée qui s’arrête sur les blocs de rochers et au bord des ravins. Laissons-nous guider par son rythme qui nous emporte dans sa marche champêtre dans l’immensité ou près de l’infiniment petit.
L’hiver, le froid
Rollinat souhaitait rencontrer Monet. Il écrit en juin 1888 à Gustave Geffroy, pour qu’il l’aide dans cette démarche. Il renouvelle sa demande en janvier 1889. (Bulletins des Amis de Maurice Rollinat, n° 2 p. 19 ou 46 p. 10). Émile Vinchon nous dit : « Cette fois, Claude Monet se met en route malgré l’hiver. La campagne creusoise est sous la neige (…). » (id., n° 2 p. 19). Claude Monet qui approchait de la cinquantaine, arrive à Fresselines, pour travailler. Il fait froid, l’air est humide. Maurice Rollinat s’est souvent plaint de ce climat rigoureux dans lequel il a vécu vingt ans. Le paysage ressemble certainement à celui que le poète décrit dans « Impression d’Hiver ». Rollinat n’enjolive jamais ses descriptions. Il traduit en couleurs et en mots, cette région « solitaire » et cette saison inhospitalière qui ont aussi fasciné Monet qui a voulu les peindre.
IMPRESSION D’HIVER L’herbe tombe en décrépitude, Ironique par ce temps rude Ce verdoiement noircit le froid, Car ils semblents maudits, l’hiver, (La Nature, pp. 34 et 35) |
Il y a convergence de pensée entre Monet et Rollinat, fascination devant les blocs de pierre. Deux quatrains extraits de « Les Feuilles Mortes » de Rollinat nous rappellent les rochers peints par Monet dans leur impressionnante nudité hivernale. Mais avec Rollinat la réalité se transforme en vision spectrale tandis que dans le poème « Le Froid », cette vision côtoie l’inhospitalité de la terre :
LES FEUILLES MORTES (…) Les visions diminuées (La Nature, pp. 43 et 47) |
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LE FROID (…) On voit les vallons, les montagnes Les granits font le froid des marbres, Tous les creux, toutes les empreintes Des chardons morts à blanche mèche, La rivière à l’état solide (La Nature, pp. 181, 182 et 184) |
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Les paysages
Dans le poème « Le Vent », c’est la fin de l’automne et un autre paysage apparaît. Rollinat change de rythme, alterne les octosyllabes avec tous les quatre vers, un vers de quatre pieds, qui claque comme un couperet :
LE VENT (…) Mais avec le temps automnal, Les hauteurs, la plaine, le val, Sont pris d’un frisson végétal A l’improviste ; On se retourne en maint endroit Sur un coup subit qu’on reçoit… C’est le vent aigre, presque froid Et déjà triste. (…) (La Nature, p. 4 et 5) |
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Dans « Paysage Triste », Rollinat nous montre un univers qui s’efface pour laisser place à la neige ; les couleurs grisâtres et brumeuses, « brouillées » sont celles que Monet a voulu rendre dans ses tableaux :
PAYSAGE TRISTE Un ciel blanc qui sur un val gris Aux trois autres horizons sombres Ici, tout droits, sveltes et hauts, Là, d’une fatidique approche, C’est tout ! mais quelle impression Vous causent dans ce coin désert (La Nature, pp. 306 et 307) |
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Certains Creusois disent que les automnes se prolongent, donnant une arrière saison agréable, tandis que les hivers semblent s’éterniser. Le printemps est souvent tardif certainement à cause de la proximité du Massif Central. Rollinat attend impatiemment le renouveau, un « Message de Printemps ». Il est à l’écoute du moindre bruissement ou chant qui pourrait confirmer son espoir alors il s’extasie de voir revivre et s’accoupler deux batraciens :
MESSAGE DU PRINTEMPS Bien que l’hiver soit accompli, Un cri vitreux et délicat, La bruine a couché le vent : Béni soit le nombreux sanglot L’astre mourant sur des forêts Longtemps ma curiosité Et je pars, laissant à fleur d’eau (La Nature, pp. 231 à 233) |
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Vers l’infiniment petit
À travers les descriptions précises d’insectes, Rollinat a une démarche de passage de l’infiniment grand du paysage vers l’infiniment petit. Le détail peut avoir alors la place principale, les insectes dans « Les Libellules » (La Nature, p. 219), « L’Insecte Aquatique » (id., p. 263), « Journée d’une Cigale » (id., p. 267), « Les Ephémères » (id., p. 338), d’autres animaux dans « Les Chats-Huants » (id., p. 73), « L’Escargot » (id., p. 336). Je ne pense pas que cette démarche existe chez Monet.
Le ciel
Après l’immensité dans la nature, côtoyons celle du ciel à perte de vue, qui contraste avec les blocs de rochers qui bouchent l’horizon. Le ciel a une place de choix dans l’œuvre de Rollinat car il est un paysage à lui tout seul. Il rend encore plus la réalité de l’immensité dans laquelle nous vivons.
Le crépuscule est une période qui attire Rollinat et qu’il aime observer. Dans « Magie du Soir », la fascination domine, alors que dans « Au Crépuscule », nous trouvons une des caractéristiques essentielles de Rollinat, son attrait pour le fantastique et le morbide.
MAGIE DU SOIR Par les effets de sa peinture Son vague rend l’œil circonspect Ses trames grises qu’il machine Partout l’étrange Magicien Hier, dans une immensité verte, Puis, sa brise, mais si peu forte !... (La Nature, pp. 250 et 251) |
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AU CRÉPUSCULE Le soir, couleur cendre et corbeau, Soudain, sur l’eau morte et moisie Et, tandis que dans l’air sanglant, On voit entre les nénuphars (La Nature, pp. 167 et 168) |
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Les rocs, le ravin
Nous pouvons opposer la transparence presque invisible du ciel aux blocs de pierres dures, l’impalpable aérien au « malaise opprimant », au « noir et bronzé » du roc. Ce rocher, ne ressemble-t-il pas à celui que Monet nous montre dans ces tableaux creusois ?
LE GRAND ROCHER Que la couleur du temps le fourbisse ou le plombe, Car, ambigu pour l’œil, surtout quand la nuit tombe, Marbreux, noir et bronzé, rouillé comme du fer, Et j’admire l’horreur de ce monstre éternel. (La Nature, pp. 201 et 202) |
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L’eau
L’eau prend toute la place dans « Pluie dans un ravin ». Tout s’efface pour devenir un dégoulinage incessant qui noie le monde. Monet a exprimé dans ses lettres, son désespoir devant cette pluie qui ne voulait pas cesser, et Rollinat à travers ses poèmes :
PLUIE DANS UN RAVIN Au ravin du lierre et du houx Compacte, égale, sans courroux, Elle tombe. – Sable et cailloux Des joncs, hauts comme des bambous, Les feuillages deviennent mous, (La Nature, pp. 236 et 237) |
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Pour Rollinat, l’eau peut être celle de la source, celle du ciel ou celle de l’écume qui fuit à l’image de notre vie. Elle passe, s’accroche au paysage immobile, nous entraîne dans le gouffre, la mort ou le rêve. Rollinat a alors des accents baudelairiens et nous transmet son spleen. Une note de couleur le rapproche de Monet mais pour le poète, tout vacille entre le gris et le jaune.
L’ÉCUME DE L’EAU Il a beau fuir, le flot qui fume, Triste mousse qui luit, s’embrume, Et cependant, rien que cela Laisse un peu d’elle à l’eau qui dort, (La Nature, pp. 199 et 200) |
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Le vent
Saisir l’invisible, le fugace, le fuyant, Monet et Rollinat ont cherché à le faire. Rollinat exprime bien son ressenti dans un poème de onze pages « Le Vent » dont nous citerons des extraits. Il nous montre la puissance du vent, sa force, sa vitesse qui nous entraîne dans un tourbillon. À côté de la tempête, Rollinat rejoint aussi l’infiniment petit, le grain de sable, le ciron.
LE VENT Élément fantôme, ondoyant, Impalpable, invisible, ayant La soudaineté, le fuyant, Toutes les forces, Tous les volumes, tous les poids, Tous les touchers, toutes les voix, Toutes les fougues, à la fois Droites et torses... Le vent ! Protée aérien, Surveillant, quand il ne dit rien, Sa métamorphose qu’il tient Constamment prête ! Le vent ! frôleur du liseron, Du grain de sable, du ciron, Et, tout à coup, le bûcheron De la tempête ! (…) (La Nature, pp. 1 et 2) |
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Le vent est le mouvement permanent, le changement incessant ; il peut aussi annoncer l’hiver : « C’est le vent aigre, presque froid / Et déjà triste. » (id., p. 5).
Le vent peut animer les feuilles de mouvement. Avec Rollinat, elles s’envolent dans la tempête jusqu’à nous donner le vertige. Le poète essaie de fixer cette mouvance avec des mots, de traduire ses impressions, la danse des feuilles dans le vent, leur vieillissement, leur souffrance devant leur détérioration, leurs craquements. N’est-ce pas aussi l’expression du passage du temps dans la vie humaine ?
Les feuilles cessant de stagner
Commencent à dodeliner,
On voit très au loin moutonner
Toute leur masse ;
Un trouble parcourt le gazon,
La girouette, le buisson
Gesticulent à leur façon,
Et l’eau grimace.
Quand la tempête se produit,
Le vent hurle. C’est toujours lui
Qui la devance, la conduit
Et la présage ;
Et son mauvais surgissement
Fait sentir plus spectralement
Le livide assombrissement
Du paysage.
(…)
Il met le feuillage en haillons,
Sabre les blés sur les sillons,
Prend l’herbe dans ses tourbillons,
La tord, la hache ;
Il livre même des combats
Aux vieux arbres de haut en bas,
Et quand il ne les pourfend pas,
Il les arrache !...
Et, toujours, par tout l’univers,
Par les continents et les mers,
Les champs, les blés, les déserts,
Passe et repasse.
Tour à tour tendre et furieux
Ce grand souffle mystérieux :
La respiration des cieux
Ou de l’espace !
(id., pp. 5, 6 et 10)
Les feuilles
Elles unissent Monet et Rollinat qui tous deux, sont sensibles à leur variation au fil des saisons, permettant de donner une autre image du passage du temps et de la fugacité de chaque instant. Concrètement, « le feuillage en haillons » dans le poème « Le Vent » peut nous rappeler la démarche de Monet qui a fait effeuiller un arbre pour avoir le temps de terminer son tableau dans un cadre identique. Il a voulu fixer un moment précis. Certains ont même dit qu’il avait fait venir son coiffeur sur place, pour lui couper les cheveux, pour ne pas perdre de temps mais ce deuxième fait n’est qu’une anecdote humoristique sans fondement.
Rollinat ajoute souvent des feuilles d’arbres dans ces paysages comme dans son poème de douze pages « Les Feuilles Mortes » qui allie le temps qui détruit la feuille à la captation de l’instant présent. Dans cette vision poétique sombre à la Rollinat, nous retrouvons les teintes que Monet a aussi essayé de capter dans ses tableaux lors de son séjour à Fresselines.
LES FEUILLES MORTES Avec les progrès de l’automne La méditation du ciel Et, lugubrement, se prolonge, Un murmure bas se produit A la longue, toute la masse Puis, rafales, froid, ciel en pleurs ! On dirait qu’avant la froidure Ces doux pastels qui se défont, (La Nature, pp. 36 à 38) |
Les couleurs
Rollinat a toujours mis une palette de couleurs pour présenter son univers champêtre par petites touches de poésie. « bruns roux violets » (La Nature, p. 145), « noir si sombre » (id., p. 146), contrastent avec « Les ors, les irisés, les moires / Des écailles » de poissons (id., p. 151). Piquetés de couleurs, notes sombres, éclats d’or et de bleu sont parsemés dans ses poèmes.
Le changement des couleurs de la nature, autre exemple de la fuite des jours, a retenu l’attention du peintre comme du poète. Rollinat décrit très bien cette atmosphère en demi-teintes dans :
LA COULEUR DU TEMPS Ainsi qu’il vernit les feuillages, L’arbre au froid parait en souci L’idée indécise qui vague, Tour à tour, l’âme influencée (La Nature, pp. 172, 174 et 176) |
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Parfois Rollinat emploie des couleurs gaies comme dans « Le Champ de Blé » tel un tableau à la Monet. Mais à l’or des blés, le poète associe des notes sombres, des tons « cuivreux » et « violet » qui reflètent sa tendance au spleen.
(…) Et muet et léger comme un zéphir d’été (La Nature, p. 16) |
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Conclusion
La poésie de Rollinat à Fresselines a bien des points de comparaison avec les tableaux de Monet réalisés en Creuse. Chacun a sa ligne de route mais leurs chemins se sont croisés entre ciel et ravin.
Même si Monet ne revint pas à Fresselines, leur amitié dura et ils s’écrivirent. Voici le début d’une lettre de Monet du 17 janvier 1891 :
« Mon cher Rollinat,
Combien il y a de temps que je veux vous écrire, j’espérais toujours pouvoir vous annoncer ma venue avec l’ami Geffroy, mais vous savez qu’il est difficile de mettre ses projets à exécution (…). » Mais Monet qui ne désespère pas de revenir un jour à Fresselines, se rappelle les bons moments passés : « Nous parlons souvent de vous entre amis, (…) nous nous plaisons à nous remémorer notre séjour à Fresselines (…). » (Bulletin des Amis de Maurice Rollinat, n° 2 p. 20)
Une véritable amitié était donc née entre eux, depuis le séjour de Monet à Fresselines. Monet et Rollinat étaient deux êtres passionnés par leur art, attirés par la transparence de l’air et la dureté des rochers, chercheurs de lumière et de sombre, d’observation fine, d’amour de la nature, de couleurs. Monet représentait en série le paysage avec des variations là où Rollinat ne se lassait pas de décrire dans ses poèmes, les endroits qu’il connaissait, les mêmes et toujours changeants au fil du temps et des saisons. Tous deux voulaient saisir l’instant dans sa fugacité pour le rendre à l’éternité. Ils ne pouvaient qu’être amis dans la passion de leur création.
Janvier 2012
Catherine RÉAULT-CROSNIER
Bibliographie
Livre de Maurice Rollinat utilisé :
Rollinat Maurice, La Nature, poésies, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, 350 pages
Autres documents :
Miannay Régis, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, imprimerie Badel, Châteauroux, 1981, 596 pages
Bulletin de la Société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 2, 1956, 31 pages
Bulletin de la Société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 24, 1985, 40 pages
NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.
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