« MAURICE ROLLINAT, LE MARCHEUR »

 

(Conférence lue à quatre voix avec des poèmes mis en valeur à la guitare par Michel Caçao, le 20 novembre 2021 à Argenton-sur-Creuse, dans le cadre de la soirée de poésie des journées annuelles de l’association des Amis de Maurice Rollinat.)

 

 

Maurice Rollinat (1849 – 1903), poète et musicien du fantastique, a été un grand marcheur toute sa vie. Il a parcouru des centaines de kilomètres à pied à la recherche de l’inspiration, dans sa jeunesse puis dans le bruit de la capitale. Durant les vingt dernières années de sa vie à Fresselines en Creuse, il reste en marche lors de longues promenades dans la nature, emportant toujours dans ses poches des carnets pour noter ses ébauches de poèmes, ses impressions, ses remarques, ses pensées.

Suivons maintenant son chemin de création.

Dès son enfance, Maurice Rollinat commence son parcours de poète. Le 19 septembre 1856, il crée deux quatrains d’une écriture appliquée. (Maurice Rollinat, Poèmes de jeunesse, publié en 2015 par Catherine Réault-Crosnier et Régis Crosnier, page 13) Très tôt, il joue du piano de manière rythmée comme ses pas.

La marche entretient encore chez lui, le jaillissement de l’inspiration comme dans son poème écrit à seize ans, « Une nuit » qui reflète son côté fantastique et morbide. Son talent est déjà indéniable ainsi que son sens du rythme par l’alternance de vers longs et de vers courts, d’octosyllabes et de trisyllabes (trois syllabes) pour augmenter l’effet d’angoisse :

Un soir, j’errais à l’aventure.

ma nature

est de m’égarer au hasard,

la nuit, tard.

la nuit était mélancolique

fantastique ;

le ciel était affreux à voir,

tout en noir.

parfois dans la plaine muette

la chouette

jetait son cri de mauvais sort

et de mort.

(…)

(Poèmes de jeunesse, page 21)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Une Nuit de Maurice Rollinat.

Il notait aussi ses idées sur de petits carnets qu’il avait toujours dans ses poches durant ses marches. Son ami Gustave Geoffroy le décrit minutieusement :

« Il part, son carnet et son crayon en poche, et c’est comme s’il avait avec lui les albums, les toiles et les couleurs. Il voit tout sur son chemin, mais il ne prend pas tout ce qu’il voit. Il a été frappé par un spectacle, il a choisi son sujet, il est en quête de tous les détails qui s’y rapportent. Il sortira dix fois, cent fois, avant d’avoir épuisé son effort, avant d’avoir réuni les détails essentiels de sa documentation de poète. »

(Gustave Geffroy, « Poète aux champs », Le Figaro – Supplément littéraire du dimanche du 9 février 1889, pages 22 et 23)

Son chemin d’écriture durera toute sa vie. Son champ d’inspiration était immense. Dans son premier recueil, Dans les brandes, paru en 1877 puis en 1883, son écriture est principalement liée à l’observation de la nature durant ses marches dans la campagne ou près d’une rivière. Son originalité est certaine. Il ne nous lasse jamais. Ses déambulations favorisaient chez lui, l’écriture poétique et des trouvailles littéraires comme celles en lien avec les animaux et la nature. Il remâchait ses idées en marchant puis il les lâchait sur le papier d’une manière bien rythmée, maintenant ainsi l’attention du lecteur comme dans son poème de vingt-trois quatrains, « A travers champs » dont voici deux extraits :

A TRAVERS CHAMPS

Hors de Paris, mon cœur s’élance.
Assez d’enfer et de démons :
Je veux rêver dans le silence
Et dans le mystère des monts.

Barde assoiffé de solitude
Et bohémien des guérets,
J’aurai mon cabinet d’étude
Dans les clairières des forêts.
(…)

Debout, la bergère chantonne
D’une douce et traînante voix
Une complainte monotone,
Avec son fuseau dans les doigts.

Et je m’en reviens à la brune
Tout plein de calme et de sommeil,
Aux rayons vagues de la lune,
Ce mélancolique soleil !

(Dans les brandes, 1883, pages 10 à 16)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème A travers champs de Maurice Rollinat.

En 1871, adulte, il monte à Paris. Il est introduit dans les divers milieux artistiques. Il côtoie des poètes tout d’abord dans les cafés, les brasseries puis au cabaret du Chat Noir où il hypnotisait, ensorcelait le public par son art de la mise en scène qui l’a aidé à être célèbre. Il garda toujours son style très dynamique, personnel, étant à la fois au piano, chantant, déclamant.

Si les poèmes de Maurice Rollinat sont portés par l’emprise de la musique, sa voix étonnante, fascinante et presque impossible à reproduire, restait toujours en correspondance avec sa musique, rythmée comme ses pas. Seule la chanteuse Yvette Guilbert a eu grâce aux yeux du poète pour sa mise en valeur musicale de ses poèmes. Régis Miannay nous présente les impressions d’Yvette Guilbert face à l’artiste, poète et chanteur Rollinat : « elle voit en lui un "personnage de contes d’Hoffmann" et l’appelle "Le Paganini des cordes vocales" ». L’expression du visage, les gestes, la voix de Rollinat, (…) étaient associées et lui permettaient de traduire des émotions intenses, mais variées. » (Régis Miannay, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, page 306)

Rollinat a fait la connaissance de nombreux poètes et artistes reconnus dont certains sont devenus ses amis tels Charles Buet, Barbey d’Aurevilly, Sarah Bernhardt et tant d’autres.

Lors de la parution de son livre Les Névroses, il a un succès retentissant et devient célèbre. Il sillonne la ville de Paris pour rejoindre ses amis. Là encore, il conquiert son public par son art de la mise en scène et du mouvement comme dans ce poème rythmé où Maurice Rollinat fait concrètement marcher les cloches et les humanise.

LES CLOCHES

Les cloches de nos basiliques
S’esquivent tous les jeudis saints,
Et vont à Rome par essaims
Taciturnes et symboliques.

Quand leurs battants, à coups obliques,
Ont sonné de pieux tocsins,
Les cloches de nos basiliques
S’esquivent tous les jeudis saints.

Et dans leurs robes métalliques
A l’abri des regards malsains,
En rang, comme des capucins,
Elles s’en vont, mélancoliques,
Les cloches de nos basiliques.

(Les Névroses, page 45)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Cloches de Maurice Rollinat.

Même durant sa vie parisienne, Maurice Rollinat reste assoiffé de nature et n’oublie pas la Creuse qui lui manque. Il se remémore alors ses marches dans la campagne. Ses descriptions de paysages restent précises, dynamiques et la présence d’une femme fait partie intégrante du tableau.

SOUVENIR DE LA CREUSE

Tandis qu’au soleil lourd la campagne d’automne
Filait inertement son rêve de stupeur,
Nous traversions la brande aride et monotone
Où le merle envahi du spleen enveloppeur
Avait un vol furtif et tremblotant de peur.
Nous longions un pacage, un taillis, une vigne ;
Puis au fond du ravin que la ronce égratigne
Apparaissait la Creuse aux abords malaisés :
Alors tu t’asseyais, et j’apprêtais ma ligne
A l’ombre des coteaux rocailleux et boisés.

Lorsque j’avais trouvé dans l’onde qui moutonne,
Près d’un rocher garni d’écume et de vapeur,
L’endroit où le goujon folâtre et se cantonne,
Je fouettais le courant de mon fil agrippeur,
Et bientôt le poisson mordait l’appât trompeur.
Toi, sous un châtaignier majestueux et digne,
Aux coincoins du canard qui nageait comme un cygne,
Rêveuse, tu croquais des sites apaisés ;
Et je venais te voir quand tu me faisais signe,
A l’ombre des coteaux rocailleux et boisés.

Par des escarpements que le lierre festonne,
Un meunier s’en allait sur son baudet grimpeur ;
Des roulements pareils à ceux d’un ciel qui tonne
S’ébauchaient ; le pivert au bec dur et frappeur
Poussait un cri pointu dans l’air plein de torpeur.
Et nous, sans redouter la vipère maligne,
Avec des mots d’amour que le regard souligne,
Ayant pour seuls témoins les lézards irisés,
Nous causions tendrement sur la mousse bénigne,
A l’ombre des coteaux rocailleux et boisés.

ENVOI

O toi qui m’as grandi par ta candeur insigne,
Partout mon souvenir te cherche et te désigne ;
Et j’évoque le temps où j’avais les baisers
De ta bouche d’enfant, fraîche et couleur de guigne,
A l’ombre des coteaux rocailleux et boisés.

(Les Névroses, pages 235 et 236)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Souvenir de la Creuse de Maurice Rollinat.

N’acceptant pas la remise en cause de son talent par ses détracteurs, situation très fréquente chez les artistes reconnus, il quitte Paris en septembre 1883. Il part avec sa compagne Cécile Pouettre à Fresselines, tout d’abord au moulin de Puyguillon sur les bords de la Creuse, puis dans une maisonnette à la sortie du village. Sa vie et son chemin d’écriture sont rythmés par ses pas. Il habitera là, en Creuse, pendant les vingt dernières années de sa vie.

Souvent, il sortait le matin et l’après-midi et ne revenait que le soir. La marche déclenchait chez lui, des idées, des trouvailles qu’il notait sur un petit carnet. Elles sont à l’origine de ses créations poétiques, sources intarissables sur sa vision du monde durant toute sa vie.

Dans son premier livre écrit à Fresselines, L’Abîme (1886), Maurice Rollinat confie ses états d’âme très sombre, sa désillusion. La colère, n’est-elle pas la marche de l’esprit qui crache sa douleur ?

LA COLÈRE

Tous, les naissants et les adultes,
Les mûrissants et les vieillards,
Sont obscurcis par ses brouillards
Et sillonnés par ses tumultes.

Comme l’ouragan tient les mers,
La colère tient nos pensées
Toujours sitôt bouleversées
Dans leurs calmes toujours amers.

Elle est la passion tempête
Qui bat l’esprit, fouille les os :
Triple torrent, triple chaos
Du corps, de l’âme et de la tête.

Car tous trois subissent en bloc
L’instantané de son prestige
Qui les confond dans le vertige
Pour les ruer au même choc.

Voix, cheveux, mâchoires, vertèbres,
Elle prend tout l’individu
Et communique à l’œil perdu
La nuit rouge de ses ténèbres.
(…)

(L’Abîme, pages 57 à 63)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Colère de Maurice Rollinat.

Dans son livre La Nature (1892), Maurice Rollinat pénètre en marchant, dans des lieux peu fréquentés où la nature est inhospitalière pour l’humain. Tout oscille entre silence (page 101) et vengeance comme quand le poète parle des griffures de « l’énorme ronce agressive » (page 102). Ailleurs, par le dynamisme des pas, ce découvreur de recoins inconnus, crée un poème. Par exemple, « La Source » devient alors rencontre de la presque impossible présence.

LA SOURCE

En son recoin mystérieux
Dont l’ajonc hérisse l’approche,
La source filtre de la roche
Comme des pleurs furtifs des yeux,

D’une façon triste, aussi douce,
Avec le même cachement.
Aussi silencieusement
Puisqu’elle goutte sur la mousse.
(…)

Je vis près de l’humble fontaine
Un vieux mendiant paysan
Sur son bissac se reposant
De quelque marche très lointaine.

Immobile tel qu’un objet
Devant la source minuscule,
En attendant le crépuscule
Pour terminer son long trajet,

Il contemplait la forme ronde
De ces luisantes perles d’eau.
– Enfin, il reprit son fardeau
Dans la même stupeur profonde,

Puis, au creux de sa maigre main,
A deux genoux dans le mystère,
Il but de ces pleurs que la Terre
Versait là comme un être humain.

Et mon souvenir déjà sombre
Revoit d’un œil tendre et mouillé
Ce vieux buvant agenouillé,
Vague, à la Source pleine d’ombre.

(La Nature, pages 101 à 104)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Source de Maurice Rollinat.

Dans son livre Les Apparitions (1896), n’est-il pas encore une fois, écœuré par la remise en cause de son talent à Paris ? Il se décharge de sa rancœur et traduit son état d’esprit dans un poème décrivant un torrent fougueux. N’est-ce pas encore un peu lui qui oscille et se bat entre réel et songe ?

LA MAGIE DU TORRENT

Cela roulant ses plis, ses baves, ses poussières
Dans l’énorme rumeur de son croulant parler,
Parfois, par votre nom semble vous appeler,
De mots syllabisés bat les échos des pierres.

A longuement fixer l’onde qui va sans trêve,

Gouffre ailé, lumière et brouillard,

On est comme emporté partout et nulle part

Dans l’inconscience d’un rêve.

Puis, toujours plus cette eau diverse et monotone

S’empare de l’âme et des yeux,

Les rive à son train sinueux

Qui se creuse, bondit, tourne, oscille et moutonne.

De tout ce fugitif d’aspects, de voix sans nombre,

Emane un ensorcèlement

Par lequel on n’a plus, sans corps ni sentiment,

Que la pure extase d’une ombre.

On est tellement hors l’espace,
Au dedans, comme à la surface,
De soi-même on est si sorti…

Que l’on ne pourrait, sans mensonge,
Dire ce que l’on a senti
Pendant cette ivresse de songe !

(Les Apparitions, pages 126 et 127)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Magie du torrent de Maurice Rollinat.

Dans son livre Paysages et Paysans (1899), le pas de Maurice Rollinat retentit de tout côté par exemple sur ce pont à qui il donne la première place.

LE VIEUX PONT

Ce bon vieux pont, sous ses trois arches,
En a déjà bien vu de l’eau
Passer verte avec du galop
Ou du rampement dans sa marche.

Il connaît le pas, la démarche
De l’errant qui porte un ballot,
Du petit berger tout pâlot
Et du mendiant patriarche.

Au creux de ce profond pays,
Entre ces grands bois recueillis
Où l’ombre humide a son royaume,

Le jour, à peine est-il réel !…
Le soir, sous l’œil rouge du ciel,
Il devient tout à fait fantôme.

(Paysages et Paysans, page 93)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le vieux Pont de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat a préparé son livre en prose, En Errant paru en 1903, une semaine après sa mort, à partir de textes écrits durant les quinze dernières années de sa vie. Le titre de ce livre En Errant est à lui seul représentatif de sa marche, celle de son corps et celle de l’esprit.

Dans son histoire vécue, La lanterne sourde, il reste un marcheur en esprit, décrivant ses déambulations de manière très dynamique, imprégnée de sa philosophie de vie, se suffisant de peu. Il reste toujours prêt à découvrir l’inattendu, l’oscillation entre fixation et mouvance, étrangeté, extase et pleurs. Nous apprécions son sens de la narration et sa connaissance du monde grandiose ou minuscule. Il peut nous parler de la marche du temps qui change notre manière de voir les choses et les gens.

LA LANTERNE SOURDE

Certes ! un des meilleurs charmes de ma solitaire existence, c’est, par les nuits claires, de contempler la grande coupole tranquille, si mystiquement illuminée, – corne d’argent ou d’or, boule de sang ou face blême, – la Lune, me fascinant peut-être plus encore quand elle y est perdue toute seule, que lorsqu’elle y trône fixement, dans son cortège infini de clignotantes étoiles.

Alors aussi, il m’est délectable d’admirer les hautes fleurs rafraîchies qui se pâment sous les voltigements des sphinx, de voir au loin se spectraliser les chaumières, et, à bonne longueur de mon regard, de considérer, surgissants plus graves et grandis, les horizons de rocs et d’arbres.

Mais, je crois vraiment que j’aime encore mieux, par les humides et tièdes nuits noires, m’en aller, à pas de caoutchouc, voûté, une lanterne sourde à la main, les yeux rivés au sol pour observer ce qui s’y passe.

Les pâles et dansants reflets du falot vitré éclairent ombreusement d’un jour cabalistique les coins de terre et d’herbe où les êtres et les choses semblent vaciller, tout humectés de bruine, en prenant des colorations fantomales et des attitudes enchantées.

La surveillance, la précaution que j’apporte dans la façon discrète de présenter ma lanterne, dans la rareté de mes gestes, dans la tenue de ma respiration, dans le traînement si rampant de ma marche, d’une ouverture de compas si courte, ajoutent encore du secret à ma guetteuse curiosité, m’enveloppent pour moi-même d’une étrangeté mystérieuse qui s’harmonise blafardement avec toute celle qui m’environne.

Cette impression m’est si sensible que les moindres frissons de bruit s’accentuent pour mon oreille avec une intensité singulière, et que, lorsque, tout à coup, je trébuche sur une pierre, ou que je suis accroché par une branche, j’entendrais parfois battre mon cœur au milieu de la taciturnité des choses qui, alors, boivent si extatiquement les pleurs de la nue, les relents du sol, la langueur de l’air et l’informe des ténèbres. (pages 151 à 153)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le texte La lanterne sourde de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat a préparé de son vivant, son livre en prose, Ruminations, paru en 1904 (un an après sa mort). Dans de courts paragraphes, il nous transmet à travers des images fortes, ses pensées profondes. Les passages en lien avec la marche sont rares. Voici deux exemples. Dans le premier, Maurice Rollinat décrit sa marche dans une sorte de rêve éveillé, sinistre, mêlé à des gémissements, expression de son mal d’être qui est toujours resté conscient comme son retour sur terre en final, en témoigne.

Par une compacte obscurité, vous êtes perdu dans une vallée hostile où la pierre vous repousse, où la ronce vous accroche, où le cloaque vous embourbe. Pas un point de repère ! Vous sentez, vous frôlez l’arbre, d’apparence totalement insoupçonnable, enseveli qu’il est, d’en haut comme d’en bas, dans la poix d’une nuit moite, la plus hermétique : en ce labyrinthe de l’ombre, vous marchez donc boiteusement, d’un pas alarme, défiant et peureux… Tout à coup, vos mains touchent des buissons qu’elles reconnaissent façonnés, des piquets de bois, reliés ensemble, qui forment une barrière indéfinie : vous êtes devant une ligne de chemin de fer de la plus sinistrement noire et terrifiante solitude ! et certes ! à n’en plus douter ! car, dans les airs, ces sourdes plaintes, macabrement vibreuses comme celles de flottants spectres éplorés, ce sont les tremblements gémis des fils chagrins du télégraphe dont le vent pluvieux s’est fait la harpe de l’espace, pour bercer avec ses geignements la sauvage horreur du silence. (pages 203 et 204)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant un extrait du livre Ruminations de Maurice Rollinat.

Dans un autre passage, Maurice Rollinat se réfère indirectement à la marche, à travers les bienfaits que la nature lui apporte.

La nature agit toujours sur l’homme, parce qu’en elle et par elle, il retrouve sa destination première, qu’il s’y sent dans la vérité de son être et de son milieu.

Aussi, on dirait qu’au sortir des villes, il s’y désopprime de tout cet artificiel vécu à la hâte, dans l’agitation et la fièvre, qui, en lui infligeant tant de maux, ne lui a guère donné que des joies à fleur d’âme et des bonheurs de surface.

Là, au milieu des profondes campagnes, ses poumons jubilent d’aspirer l’air pur, les souffles vierges, comme ses mains de caresser des fleurs, de frôler des feuilles, comme ses pas d’arpenter le verdoyant moelleux, craquant ou raboteux du sol, comme ses yeux de pomper la nuance et l’expression, le frémissement ou la torpeur des paysages. Tout ce qu’il entend, respire, subodore, c’est de la tendre allégresse, de la saine mélancolie, de la bonne langueur de charme. Et toutes ces chères impressions qu’il reçoit des solitudes, semblant vouloir fêter sa bienvenue chez elles, inclinent son cœur à des souvenirs d’enfance, à des évocations d’amitiés naïves, d’amours ingénus, à des rêveries fraîches, couleur d’espérance, fleuries et lumineuses, trouvant leur épanouissement dans leur vague même, si délicieux, et qui donnent à tout son individu cette sensation, à la fois sourde et triomphale, enivrante et confuse : que, dans des hamacs faits de lumière, d’azur et de nuages, d’haleines et de reflets, de murmures et d’aromes, il flotte épars à travers la vie des choses, et, qu’en humant leur âme, il en goûte mieux son être et se savoure exister ! (pages 282 et 283)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant un extrait du livre Ruminations de Maurice Rollinat.

 

Maurice Rollinat, observateur étonnant, garde toujours un regard attentif en marchant. Par son talent, il traduit le mouvement, la danse donc les pas. Les vers s’animent, marchent, valsent.

Par exemple, il peut faire danser le ciron, acarien vivant dans les détritus, les matières alimentaires dont les fromages. Cette bête à peine visible devient la star, elle entre dans une sarabande tourbillonnante et magique.

LE CIRON

Corps sensible,
Si vivant…
Décevant
D’invisible,

Pur fantôme
Du menu,
Pour l’œil nu
Presque atome,

Le ciron
Va, vient, cherche,
Descend, perche,
Sûr et prompt.

Miniature
Du petit
Que nantit
La nature,

D’abondance,
De sens clair,
Et d’un flair
De prudence,

Il pâture
Où qu’il soit,
Reste coi,
S’aventure.

Être, objet,
Rugueux, lisse,
Il y glisse
Son trajet.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Ciron de Maurice Rollinat.

Il a tout :
Attitudes,
Habitudes,
Humeurs, goût,

Genre, usage…
S’il lui plait,
Il est sage
Ou follet.

Il se livre
Au secret
Si discret
Des vieux livres.

Solitaire,
Clos, casé,
Tout grisé
De mystère,

Il vit là,
Dans leurs feuilles,
Se recueille
Bien à plat.

Sans témoin,
Dans cette ombre,
Dont s’encombre
Son recoin,

Tout poudreux
Des années,
Passe heureux
Ses journées.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Ciron de Maurice Rollinat.

Tel il est,
Particule,
Minuscule
Ou fluet.

Tel il erre,
Brin du brin,
Moins qu’un grain
De poussière.

Joli rien,
Rêve, existe,
Dors, subsiste,
Tenant bien

Ton manège,
Inconnu…
L’exigu
Te protège.

Mais, pressens
Les sévères
Ronds de verres
Grossissants,

Garde un doute,
Un frisson
De soupçon !…
Crains, redoute

Que sur toi,
La lentille
N’écarquille
Son œil froid.

(Les Bêtes, pages 33 à 38)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Ciron de Maurice Rollinat.

 

En conclusion, Maurice Rollinat est resté toute sa vie un poète, un chercheur et un marcheur aux multiples facettes, déployant son talent de l’immensément grand au monde presque invisible. Dans tous ses livres, nous trouvons l’empreinte de ses pas, déclencheur essentiel dans sa création.

 

Septembre / novembre 2021

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.