« L’INVISIBLE PRÉSENCE CHEZ MAURICE ROLLINAT »
(Conférence de Catherine Réault-Crosnier lue à quatre voix avec des poèmes mis en valeur à la guitare par Michel Caçao, le 19 novembre 2022 à Argenton-sur-Creuse, dans le cadre de la soirée de poésie des journées annuelles de l’association des Amis de Maurice Rollinat.)
Partons sur les chemins rollinatiens pour côtoyer les multiples manières de voir la présence même dans l’invisible comme les sentiments, le vent, la terre, le ressenti et tant d’autres aspects étonnants que Maurice Rollinat a mis à l’honneur avec talent dans ses livres.
Ce « Poète et musicien du fantastique », ainsi nommé dès le titre du livre de 596 pages de notre président précédent, Régis Miannay, n’a jamais fini de nous surprendre. En effet, Maurice Rollinat a mille-et-une manières de décrire le réel comme l’immatériel ou l’éphémère.
Tout d’abord, Maurice Rollinat nous envoûte et nous entraîne sur des sentiers inhabituels. Il met en valeur l’inaperçu ou le délaissé ou choisit un être, un fait d’apparence banale pour le mettre sur le devant de la scène comme une star. Suivons-le au fil de ses écrits.
Son premier recueil, Dans les Brandes, n’eut pas le succès qu’il escomptait et pourtant il retient notre attention car le poète décrit les gens simples au quotidien comme « La petite couturière » (p. 17) ou « Les gardeuses de boucs » (p 35). Il décrit aussi le pacage sous la forme d’une énorme couleuvre, là où existent de multiples vies pas toujours évidentes à repérer.
LE PACAGE Couleuvre gigantesque il s’allonge et se tord, L’eau de source entretient dans ce pré sans rigole Ses buissons où rode un éternel chuchoteur A gauche, tout en haut des rocs du voisinage, J’aimais à me trouver dans ce grand pré, tout seul, Alors au fatidique hou-hou-hou des chouettes, Puis aux lointains sanglots d’un sinistre aboyeur Et le morne donjon s’en allait en ténèbres, (Dans les Brandes, pages 85 à 89) |
Maurice Rollinat peut aussi dépeindre un tout petit animal habituellement non remarqué, tel ce crustacé isopode terrestre, à respiration aérienne, très commun dans les sols, les souches d’arbres, les lieux humides, sous les pierres. Il présente cette bête presque invisible jusqu’à nous donner le frisson.
LES CLOPORTES Au bas d’un vieux mur qui s’écroule, Je longeais un ruisseau qui coule, – Comme ils étaient loin de la foule, (Dans les Brandes, pages 248 et 249) |
Ce poète met aussi en valeur, un autre tout petit, invisible quand il dort mais facilement repéré autrement car il brille comme un trésor.
LE VER LUISANT Le petit ver luisant dans l’herbe Au doux âge où l’on est imberbe, Mais, dira le penseur acerbe : (Dans les Brandes, pages 151 et 152) |
En 1883, durant sa période parisienne, Maurice Rollinat a ensuite fait publier son livre, Les Névroses, qui a contribué à la reconnaissance de son talent. Bien sûr, cet état de fait a été contrebalancé par la haine féroce de ses détracteurs ce qui est le cas de très nombreux artistes connus. Les titres des chapitres reflètent à eux seuls, la diversité des thèmes abordés : « Les Âmes », « Les Luxures », « Les Refuges », « Les Spectres », « Les Ténèbres » et en final, « De profundis ».
Imprégnons-nous maintenant de l’atmosphère des différentes parties de ce recueil. Dans « Les Âmes », le poète reste ambivalent car il nous montre que la tentation reste plus forte et même très souvent incontrôlable face à notre volonté. Qui gagne, qui perd ? La lutte reste ardue et a poursuivi Maurice Rollinat durant toute sa vie comme dans le poème qui suit dont voici le début puis la fin. Il est très représentatif de son état d’esprit révélant ses pensées qui jaillissent invisibles et pourtant bien présentes.
LE FANTOME DU CRIME A Edmond Haraucourt. La mauvaise pensée arrive dans mon âme Satan ! dans la géhenne où tes victimes brûlent, O toi ! Cause première à qui l’effet remonte, L’homme est donc bien pervers, ou le ciel bien
féroce ! (Les Névroses, pages 3 à 5) |
Dans le chapitre « Les Luxures », Maurice Rollinat nous confie aussi les tentations et les pulsions sexuelles qui le hantent en retraçant sa vision du temps après la mort.
LA DERNIÈRE NUIT Or, ce fut par un soir plein d’un funèbre charme, Et tandis que l’orfraie avec son cri d’alarme Tout à coup, le buisson les vit avec stupeur Et puis, les deux amants joignirent leurs squelettes, (Les Névroses, page 113) |
Maurice Rollinat déploie sa fibre champêtre dans l’ensemble « Les Refuges », près de la nature avec « Le rossignol » (pages 147 à 149) ou ailleurs dans un espace de douceur et de la paix retrouvée. Là encore, le concret présent se mêle au rêve ou à l’invisible tel le vent.
LA TONNELLE A André Lemoyne. À l’heure où le grillon racle sa ritournelle, Là, mon rêve enivré d’une paix solennelle Aux quatre coins du clos, le moindre vent rôdeur Et de loin, le soleil qui meurt dans les cieux blancs, (Les Névroses, page 158) |
Dans l’ensemble « Les Spectres », Maurice Rollinat nous entraîne dans la facette morbide de son œuvre. Le poète exprime le mal d’être qui l’assaille et le hante si souvent et nous emporte près des revenants.
LE MIME A Coquelin. Par quelle fantaisie insolite et malsaine Le fait est que mêlant la tendresse à la haine, Et je me recueillais dans ma sincérité Quand je vis dans l’éclair du miroir glauque et nu, (Les Névroses, page 269) |
Le dernier chapitre « Les Ténèbres » est plus court que les autres. Les titres des poèmes sont à eux seuls déjà représentatifs de l’angoisse qui l’envahit si souvent dans « Le Gouffre » (p. 347), « La Ruine » (p. 350), « Les Glas » (p. 376)… L’ensemble se termine par le poème « De Profundis » qui est une supplication revenant en leitmotiv, « Mon Dieu ! ».
DE PROFUNDIS ! Mon Dieu ! dans ses rages infimes, Quand la souffrance avec ses limes Mon Dieu ! Aux coupables traînant leurs crimes, Mon Dieu ! (Les Névroses, page 391) |
Dans son livre L’Abîme (1886), Maurice Rollinat crie encore plus fort, des profondeurs de sa douleur, son mal d’être après avoir quitté Paris, ne supportant pas la remise en cause de son talent par ses détracteurs. Voici le poème final.
DERNIÈRE PAROLE Une voix suit tout homme habile à se connaître « Tu passeras ta vie a regretter ta
mort, « Ta gaieté ? le mensonge en sera le ressort. Puis, quand l’homme a vécu l’existence prédite, « Il fallait pratiquer l’illusion ravie : (L’Abîme, pages 286 et 287) |
Lorsqu’il était jeune, George Sand lui conseilla d’écrire sur la nature et pour les enfants. Maurice Rollinat fait publier en 1892, son recueil La Nature et l’année suivante Le Livre de la Nature, Choix de poésies pour les enfants avec une lettre-préface de George Sand. N’oublions pas que ses poèmes animaliers et champêtres ont été appris dans les écoles primaires pendant la première partie du XXe siècle et que beaucoup d’adultes les apprécient car ils sont toujours dynamiques et retiennent notre attention par la force de leur message. Ils font partie intégrante de son œuvre.
Ce n’est pas un hasard si Maurice Rollinat a mis en tête de son livre La Nature, le poème « Le vent » qui avec lui, reste très vivant. Le poète nous emporte dans un autre univers où l’invisible présence garde la première place et domine tout du début à la fin de ce poème étalé sur dix pages. Voici deux extraits :
LE VENT Elément fantôme, ondoyant, Toutes les forces, Tous les volumes, tous les poids, Droites et torses… Le vent ! Protée aérien, Constamment prête ! Le vent ! frôleur du liseron, De la tempête ! (…) |
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Les océans sont rendus fous Remonte aux cimes… Et rebouleversant les flots, Dans les abîmes. Il met le feuillage en haillons, La tord, la hache ; Il livre même des combats Il les arrache !… Et, toujours, par tout l’univers, Passe et repasse, Tour à tour tendre et furieux Ou de l’espace ! (La Nature, pages 1 à 10) |
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Maurice Rollinat rend très souvent hommage à la nature, aux animaux. Il peut aussi exprimer sa souffrance comme par exemple, dans le poème qui termine ce recueil dont voici le début puis la fin.
LA PRIÈRE Plus que le genou qui fléchit On est vraiment religieux La périssable créature Jouir, Souffrir, Penser les choses Et surtout grande est la prière (La Nature, pages 342 à 345) |
Dans son livre Les Apparitions paru en 1896, Maurice Rollinat exprime son désespoir profond. Il peut exceptionnellement exprimer quelques visions de beauté calme mais elles sont très vite contrebalancées par l’emprise du mal qui règne en vainqueur.
LES PAYSAGES La Nature ne rend heureux La vision de sa beauté Mais le pervers, lui, n’a point d’yeux Le cauchemar plein de frissons (Les Apparitions, pages 119 et 120) |
Dans Paysages et Paysans, Maurice Rollinat déploie sa veine proche de la campagne et des petites gens, par exemple à travers deux poèmes « Le Mirage » puis « Les Pierres » où, par magie, les paysages changent, semblent vivre, s’exprimer, s’effacer par le talent du poète qui devient aussi un peintre des mots. Tout est fugace, tout part, revient, s’estompe ou renaît paisiblement.
LE MIRAGE Le ciel ayant figé ses grands nuages roses, Dans l’onde, sous le souffle errant des vents follets, La voûte et lui fondus, ne faisant qu’un ensemble, Tel était le pouvoir du plus beau des mirages (Paysages et Paysans, page 21)
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LES PIERRES Par monts, par vaux, près des rivières, Sous le vert froid des houx, des lierres, Mais sitôt qu’on voit les chaumières (Paysages et Paysans, page 76) |
Ailleurs, Maurice Rollinat met à la première place une église devenue une ruine. Par son talent, il la fait vivre, l’unit à la nature qui l’envahit, lui redonne une certaine force, un charme, étonnamment accentué par sa déchéance.
L’ÉGLISE ABANDONNÉE Au soleil bas, l’église a saigné derechef ; (Paysages et Paysans, page 299) |
Dans le poème « La vraie Joie », par la magie des couleurs, des jeux d’ombre et de lumière, les paysages apparaissent puis s’estompent, disparaissent puis reviennent en final. Tout vit en symbiose, apportant une paix inattendue.
LA VRAIE JOIE Au printemps ramenant sa joie, (Paysages et Paysans, pages 313 et 314) |
Dans son recueil, En Errant – Proses d’un solitaire paru en 1903, peu de temps après sa mort, Maurice Rollinat, continue d’explorer le monde concret et ses pensées comme dans cet ensemble sur « Le Feu » dont voici un extrait caractéristique où se mêlent le fugace, le visible et l’invisible. Il centre sa recherche hors des sentiers battus, sur des sujets brûlants, à la fois concrets et abstraits comme le feu part ensuite en fumée avant de s’évanouir au sens propre comme au figuré !
Quelle vision d’horrible magnificence lorsque, la nuit, au fond des campagnes, le feu se meut à son aise, s’élève et se déploie, libre dans l’espace, à plein ciel, ayant pour pâture une forêt entière et pour soufflerie les quatre haleines du vent ! Alors il cramoisit les nuages, de bas en haut, à droite, à gauche, autour de lui, partout, il éblouit l’obscurité. (En Errant, page 55)
Ailleurs, il aborde le feu de manière indirecte par exemple à travers un simple ouvrier noirci par la poussière et dont on parle rarement. Il le met au premier plan avec délicatesse, au travail, à la fois présent et si rarement remarqué ; il le décrit avec humanité.
Un pauvre petit ramoneur dans une cheminée figure bien un triste et doux repentir dans une conscience. (En Errant, « Nature et Fantastique », page 201)
Dans son livre préparé de son vivant et paru un an après sa mort, Ruminations – Proses d’un solitaire, Maurice Rollinat a regroupé ses pensées écrites sur de petits carnets durant ses longues promenades dans la campagne. Il les saisit au bond quand elles apparaissent. Elles représentent la force démultipliée de ses interrogations, de ses états d’âme variant au fil de ses réflexions dont par exemple dans ces deux citations très différentes qui se suivent :
Les beaux et bons regards sont les clairs reflets expressifs, les muets confidents des âmes lumineuses. Jaillissants fluides, luisantes et magnétiques émanations d’un esprit libre, d’un cœur pur, d’une conscience en allégresse, ils sont des songes frais qui flottent, des sentiments ingénus qui voltigent, des pensées blanches qui se promènent : aussi, par les nuits radieuses, invitant leur contemplation de la nue aux élancements de l’extase, peuvent-ils communier fraternellement, en toute limpide et suave mysticité, avec les rayons de la lune et les scintillements des étoiles ! (Ruminations, pages 14 et 15)
La nature console de l’injustice des hommes, et la fière pratique de la solitude rend inaccessible et invulnérable à toutes les chiures et piqûres de mouches de la société. (Ruminations, page 15) |
En conclusion, au fil de ses livres, Maurice Rollinat, créateur aux multiples facettes, a abordé le visible comme l’invisible, le concret comme l’abstrait, ses pensées qui ont jailli au cours de ses promenades ou durant ses errances solitaires dans la campagne. Sa force de création est restée étonnamment puissante durant toute sa vie.
Alors, n’hésitons pas à lire et relire les livres de Maurice Rollinat pour mieux connaître son œuvre car ce poète ne nous lasse jamais, nous intrigue, nous captive et ne nous laisse jamais indifférent. Avec lui, revisitons le monde pour voir côte à côte, le visible, le concret et l’invisible suggéré.
Novembre 2022.
Catherine RÉAULT-CROSNIER
NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.
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