« L’INVISIBLE PRÉSENCE CHEZ MAURICE ROLLINAT »

 

 

(Conférence de Catherine Réault-Crosnier lue à quatre voix avec des poèmes mis en valeur à la guitare par Michel Caçao, le 19 novembre 2022 à Argenton-sur-Creuse, dans le cadre de la soirée de poésie des journées annuelles de l’association des Amis de Maurice Rollinat.)

 

 

Partons sur les chemins rollinatiens pour côtoyer les multiples manières de voir la présence même dans l’invisible comme les sentiments, le vent, la terre, le ressenti et tant d’autres aspects étonnants que Maurice Rollinat a mis à l’honneur avec talent dans ses livres.

Ce « Poète et musicien du fantastique », ainsi nommé dès le titre du livre de 596 pages de notre président précédent, Régis Miannay, n’a jamais fini de nous surprendre. En effet, Maurice Rollinat a mille-et-une manières de décrire le réel comme l’immatériel ou l’éphémère.

 

Tout d’abord, Maurice Rollinat nous envoûte et nous entraîne sur des sentiers inhabituels. Il met en valeur l’inaperçu ou le délaissé ou choisit un être, un fait d’apparence banale pour le mettre sur le devant de la scène comme une star. Suivons-le au fil de ses écrits.

Son premier recueil, Dans les Brandes, n’eut pas le succès qu’il escomptait et pourtant il retient notre attention car le poète décrit les gens simples au quotidien comme « La petite couturière » (p. 17) ou « Les gardeuses de boucs » (p 35). Il décrit aussi le pacage sous la forme d’une énorme couleuvre, là où existent de multiples vies pas toujours évidentes à repérer.

LE PACAGE

Couleuvre gigantesque il s’allonge et se tord,
Tatoué de marais, hérissé de viornes,
Entre deux grands taillis mystérieux et mornes
Qui semblent revêtus d’un feuillage de mort.

L’eau de source entretient dans ce pré sans rigole
Une herbe où les crapauds sont emparadisés.
Vert précipice, il a des abords malaisés
Tels, que l’on y descend moins qu’on n’y dégringole.

Ses buissons où rode un éternel chuchoteur
Semblent faits pour les yeux des noirs visionnaires ;
Chaque marais croupit sous des joncs centenaires
Presque surnaturels à force de hauteur.

A gauche, tout en haut des rocs du voisinage,
Sous un ciel toujours bas et presque jamais bleu,
Au fond de l’horizon si voilé quand il pleut,
Gisent les vieux débris d’un château moyen âge.
(…)

J’aimais à me trouver dans ce grand pré, tout seul,
Fauve et mystérieux comme un loup dans son antre,
Et je marchais, ayant de l’herbe jusqu’au ventre,
Cependant que la nuit déroulait son linceul.

Alors au fatidique hou-hou-hou des chouettes,
Aux coax révélant d’invisibles marais,
La croissante pénombre où je m’aventurais
Fourmillait vaguement d’horribles silhouettes.

Puis aux lointains sanglots d’un sinistre aboyeur
Les taureaux se ruaient comme un troupeau de buffles,
Et parfois je frôlais des fanons, et des mufles
Dont le souffle brûlant me glaçait de frayeur.

Et le morne donjon s’en allait en ténèbres,
La haie obscurcissait encor son fouillis,
Et sur les coteaux noirs la cime des taillis
Craquait sous la rafale avec des bruits funèbres !

(Dans les Brandes, pages 85 à 89)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Pacage de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat peut aussi dépeindre un tout petit animal habituellement non remarqué, tel ce crustacé isopode terrestre, à respiration aérienne, très commun dans les sols, les souches d’arbres, les lieux humides, sous les pierres. Il présente cette bête presque invisible jusqu’à nous donner le frisson.

LES CLOPORTES

Au bas d’un vieux mur qui s’écroule,
Par delà fermes et guérets,
Les cloportes, lents et secrets,
Rampaient, ignorés de la poule.

Je longeais un ruisseau qui coule,
Lorsque j’aperçus les pauvrets
Au bas d’un vieux mur qui s’écroule,
Par delà fermes et guérets.

– Comme ils étaient loin de la foule,
Dans ces gravats mornes et frais !
Je voulus les voir de plus près ;
Mais ils se roulèrent en boule
Au bas d’un vieux mur qui s’écroule.

(Dans les Brandes, pages 248 et 249)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Cloportes de Maurice Rollinat.

Ce poète met aussi en valeur, un autre tout petit, invisible quand il dort mais facilement repéré autrement car il brille comme un trésor.

LE VER LUISANT

Le petit ver luisant dans l’herbe
S’allume cette fois encor
A la même place ! Le cor
Pleure au loin ; la nuit est superbe.

Au doux âge où l’on est imberbe,
Je l’admirais comme un trésor.
– Le petit ver luisant dans l’herbe
S’allume cette fois encor.

Mais, dira le penseur acerbe :
« Tout ce qui reluit n’est pas or ! »
Moi, je réponds à ce butor,
Que j’aime, en dépit du proverbe,
Le petit ver luisant dans l’herbe.

(Dans les Brandes, pages 151 et 152)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Ver luisant de Maurice Rollinat.

 

En 1883, durant sa période parisienne, Maurice Rollinat a ensuite fait publier son livre, Les Névroses, qui a contribué à la reconnaissance de son talent. Bien sûr, cet état de fait a été contrebalancé par la haine féroce de ses détracteurs ce qui est le cas de très nombreux artistes connus. Les titres des chapitres reflètent à eux seuls, la diversité des thèmes abordés : « Les Âmes », « Les Luxures », « Les Refuges », « Les Spectres », « Les Ténèbres » et en final, « De profundis ».

Imprégnons-nous maintenant de l’atmosphère des différentes parties de ce recueil. Dans « Les Âmes », le poète reste ambivalent car il nous montre que la tentation reste plus forte et même très souvent incontrôlable face à notre volonté. Qui gagne, qui perd ? La lutte reste ardue et a poursuivi Maurice Rollinat durant toute sa vie comme dans le poème qui suit dont voici le début puis la fin. Il est très représentatif de son état d’esprit révélant ses pensées qui jaillissent invisibles et pourtant bien présentes.

LE FANTOME DU CRIME

A Edmond Haraucourt.

La mauvaise pensée arrive dans mon âme
En tous lieux, à toute heure, au fort de mes travaux,
Et j’ai beau m’épurer dans un rigoureux blâme
Pour tout ce que le Mal insuffle à nos cerveaux,
La mauvaise pensée arrive dans mon âme.
(…)

Satan ! dans la géhenne où tes victimes brûlent,
Tu convoites un cœur qui n’est pas né pour toi ;
Souverain d’un empire où les peuples pullulent,
Qu’as-tu besoin encor d’un juste sous ton toit,
Satan ! roi des enfers où tous les damnés brûlent ?

O toi ! Cause première à qui l’effet remonte,
Aux yeux de Lucifer voile mon flanc si nu !
Et dans l’affreux danger qui parfois me démonte,
Je me sentirai fort si je suis soutenu
Par toi, Cause première à qui l’effet remonte !

L’homme est donc bien pervers, ou le ciel bien féroce !
Pourquoi l’instinct du mal est-il si fort en nous,
Que notre volonté subit son joug atroce
A l’heure où la prière écorche nos genoux ?…
L’homme est donc bien pervers, ou le ciel bien féroce !

(Les Névroses, pages 3 à 5)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Fantôme du crime de Maurice Rollinat.

Dans le chapitre « Les Luxures », Maurice Rollinat nous confie aussi les tentations et les pulsions sexuelles qui le hantent en retraçant sa vision du temps après la mort.

LA DERNIÈRE NUIT

Or, ce fut par un soir plein d’un funèbre charme,
Qu’après avoir suivi des chemins hasardeux
Ils s’assirent enfin dans un vallon hideux
Où maint reptile errant commençait son vacarme.

Et tandis que l’orfraie avec son cri d’alarme
Clapotait lourdement dans un vol anxieux,
Sous la compassion sidérale des cieux
Ils gémirent longtemps sans verser une larme.

Tout à coup, le buisson les vit avec stupeur
Unir dans un baiser leurs lèvres violettes
Ricanant à la fois de tendresse et de peur.

Et puis, les deux amants joignirent leurs squelettes,
Crispèrent leur étreinte en ne faisant plus qu’un
Et moururent ensemble au bord du fossé brun.

(Les Névroses, page 113)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La dernière Nuit de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat déploie sa fibre champêtre dans l’ensemble « Les Refuges », près de la nature avec « Le rossignol » (pages 147 à 149) ou ailleurs dans un espace de douceur et de la paix retrouvée. Là encore, le concret présent se mêle au rêve ou à l’invisible tel le vent.

LA TONNELLE

A André Lemoyne.

À l’heure où le grillon racle sa ritournelle,
Lorsque le jour s’en va du monde curieux,
La tonnelle profonde, au banc mystérieux,
Tressaille en regardant la montagne éternelle.

Là, mon rêve enivré d’une paix solennelle
Poursuit nonchalamment son vol silencieux,
Car tous les bruits du soir, rauques et gracieux,
Arrivent tamisés dans la bonne tonnelle.

Aux quatre coins du clos, le moindre vent rôdeur
Emporte la sauvage et résineuse odeur
Des branches de sapins dont elle est recouverte ;

Et de loin, le soleil qui meurt dans les cieux blancs,
A travers son treillis de feuillages tremblants
Jette un rayon pourpré dans sa pénombre verte.

(Les Névroses, page 158)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Tonnelle de Maurice Rollinat.

Dans l’ensemble « Les Spectres », Maurice Rollinat nous entraîne dans la facette morbide de son œuvre. Le poète exprime le mal d’être qui l’assaille et le hante si souvent et nous emporte près des revenants.

LE MIME

A Coquelin.

Par quelle fantaisie insolite et malsaine
En vins-je à grimacer devant ma glace, un soir,
Un soir de fin d’automne où Paris, morne et noir,
Pompait lugubrement les brouillards de la Seine ?

Le fait est que mêlant la tendresse à la haine,
La rage à la stupeur, le rire au désespoir,
Ma physionomie en face du miroir
Passa par tous les tons de la mimique humaine.

Et je me recueillais dans ma sincérité
Pour rendre avec une âpre et stricte vérité
Le rictus d’un démon qui maudit sa science,

Quand je vis dans l’éclair du miroir glauque et nu,
Au lieu de mon visage, un visage inconnu
Où se répercutait ma propre conscience !

(Les Névroses, page 269)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Mime de Maurice Rollinat.

Le dernier chapitre « Les Ténèbres » est plus court que les autres. Les titres des poèmes sont à eux seuls déjà représentatifs de l’angoisse qui l’envahit si souvent dans « Le Gouffre » (p. 347), « La Ruine » (p. 350), « Les Glas » (p. 376)… L’ensemble se termine par le poème « De Profundis » qui est une supplication revenant en leitmotiv, « Mon Dieu ! ».

DE PROFUNDIS !

Mon Dieu ! dans ses rages infimes,
Dans ses tourments, dans ses repos,
Dans ses peurs, dans ses pantomimes,
L’âme vous hèle à tout propos
Du plus profond de ses abîmes !

Quand la souffrance avec ses limes
Corrode mon cœur et mes os,
Malgré moi, je crie à vos cimes :

Mon Dieu !

Aux coupables traînant leurs crimes,
Aux résignés pleurant leurs maux,
Arrivent toujours ces deux mots,
Soupir parlé des deuils intimes,
Vieux refrain des vieilles victimes :

Mon Dieu !

(Les Névroses, page 391)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème De profondis de Maurice Rollinat.

 

Dans son livre L’Abîme (1886), Maurice Rollinat crie encore plus fort, des profondeurs de sa douleur, son mal d’être après avoir quitté Paris, ne supportant pas la remise en cause de son talent par ses détracteurs. Voici le poème final.

DERNIÈRE PAROLE

Une voix suit tout homme habile à se connaître
Et ricane ceci dans le fond de son être :

« Tu passeras ta vie a regretter ta mort,
A te pleurer toi-même en ton âme égoïste,
Cependant que ton rêve incurablement triste
Se verra devenir le routinier du sort.

« Ta gaieté ? le mensonge en sera le ressort.
Tu ne penseras pas ton dehors optimiste ;
Et ton cœur s’étant fait son propre anatomiste,
Retrouvera son deuil jusque dans son remord. »

Puis, quand l’homme a vécu l’existence prédite,
Sous terre il réentend l’horrible voix maudite :
– Enfin, t’y voilà donc ! tu vas dormir ?… Jamais !

« Il fallait pratiquer l’illusion ravie :
Tu n’as pas su, tant pis ! sache que désormais
Tu passeras ta mort a regretter ta vie ! »

(L’Abîme, pages 286 et 287)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Dernière parole de Maurice Rollinat.

 

Lorsqu’il était jeune, George Sand lui conseilla d’écrire sur la nature et pour les enfants. Maurice Rollinat fait publier en 1892, son recueil La Nature et l’année suivante Le Livre de la Nature, Choix de poésies pour les enfants avec une lettre-préface de George Sand. N’oublions pas que ses poèmes animaliers et champêtres ont été appris dans les écoles primaires pendant la première partie du XXe siècle et que beaucoup d’adultes les apprécient car ils sont toujours dynamiques et retiennent notre attention par la force de leur message. Ils font partie intégrante de son œuvre.

 Ce n’est pas un hasard si Maurice Rollinat a mis en tête de son livre La Nature, le poème « Le vent » qui avec lui, reste très vivant. Le poète nous emporte dans un autre univers où l’invisible présence garde la première place et domine tout du début à la fin de ce poème étalé sur dix pages. Voici deux extraits :

LE VENT

Elément fantôme, ondoyant,
Impalpable, invisible, ayant
La soudaineté, le fuyant,

Toutes les forces,

Tous les volumes, tous les poids,
Tous les touchers, toutes les voix,
Toutes les fougues, à la fois

Droites et torses…

Le vent ! Protée aérien,
Surveillant, quand il ne dit rien,
Sa métamorphose qu’il tient

Constamment prête !

Le vent ! frôleur du liseron,
Du grain de sable, du ciron,
Et, tout à coup, le bûcheron

De la tempête !

(…)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Vent de Maurice Rollinat.

Les océans sont rendus fous
Par les plongements de ses coups,
Il redescend au fond des trous,

Remonte aux cimes…

Et rebouleversant les flots,
Précipite encor son chaos
Des escarpements les plus hauts

Dans les abîmes.

Il met le feuillage en haillons,
Sabre les blés sur les sillons,
Prend l’herbe dans ses tourbillons,

La tord, la hache ;

Il livre même des combats
Aux vieux arbres de haut en bas,
Et quand il ne les pourfend pas,

Il les arrache !…

Et, toujours, par tout l’univers,
Par les continents et les mers,
Les champs, les cités, les déserts,

Passe et repasse,

Tour à tour tendre et furieux
Ce grand souffle mystérieux :
La respiration des cieux

Ou de l’espace !

(La Nature, pages 1 à 10)

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Vent de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat rend très souvent hommage à la nature, aux animaux. Il peut aussi exprimer sa souffrance comme par exemple, dans le poème qui termine ce recueil dont voici le début puis la fin.

LA PRIÈRE

Plus que le genou qui fléchit
Sur les dalles froides d’un temple,
L’œil est pieux lorsqu’il contemple
Et qu’en lui tout se réfléchit.

On est vraiment religieux
Si, devant l’Aube qui se lève,
On a des larmes plein son rêve
Et du sourire plein les yeux.

La périssable créature
Qui s’émeut d’un soleil couchant
Bénit d’un hommage touchant
L’Eternité de la Nature.
(…)

Jouir, Souffrir, Penser les choses
Tour à tour joyeuses, moroses,
C’est implorer l’Être inconnu :

Et surtout grande est la prière
Sans autres témoins que l’air nu,
Le ciel et l’eau, l’arbre et la pierre.

(La Nature, pages 342 à 345)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Prière de Maurice Rollinat.

 

Dans son livre Les Apparitions paru en 1896, Maurice Rollinat exprime son désespoir profond. Il peut exceptionnellement exprimer quelques visions de beauté calme mais elles sont très vite contrebalancées par l’emprise du mal qui règne en vainqueur.

LES PAYSAGES

La Nature ne rend heureux
Que les innocents et les sages
Parce que regardant en eux
Ils retrouvent ses paysages.

La vision de sa beauté
Douce ou grave se continue
En leur conscience ingénue
Réfléchissant sa pureté.

Mais le pervers, lui, n’a point d’yeux
Pour le roc, l’eau, l’arbre et les cieux :
Il contemple en son être infâme

Le cauchemar plein de frissons
Et le stagnant dégoût qui sont
Les paysages de son âme.

(Les Apparitions, pages 119 et 120)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Paysages de Maurice Rollinat.

 

Dans Paysages et Paysans, Maurice Rollinat déploie sa veine proche de la campagne et des petites gens, par exemple à travers deux poèmes « Le Mirage » puis « Les Pierres » où, par magie, les paysages changent, semblent vivre, s’exprimer, s’effacer par le talent du poète qui devient aussi un peintre des mots. Tout est fugace, tout part, revient, s’estompe ou renaît paisiblement.

LE MIRAGE

Le ciel ayant figé ses grands nuages roses,
Émeraudés, lilas, cuivreux et violets,
L’étang clair, miroitant dans la douceur des choses,
Renvoya leur image avec tous ses reflets.

Dans l’onde, sous le souffle errant des vents follets,
Gardant leur infini, leurs airs d’apothéoses,
Leur éclat, leur magique et leur lointain complets,
Ils dormaient, invoilés, la langueur de leurs poses.

La voûte et lui fondus, ne faisant qu’un ensemble,
L’étang, du même bleu lisse et profond qui tremble,
Autant qu’elle, vivait ses décors glorieux :

Tel était le pouvoir du plus beau des mirages
Que j’admirais le ciel, sans relever les yeux,
Prenant l’eau pour l’azur avec tous ses nuages.

(Paysages et Paysans, page 21)

 

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Mirages de Maurice Rollinat.

LES PIERRES

Par monts, par vaux, près des rivières,
Les frimas font à volonté
Des blocs d’ombre et d’humidité
Avec le gisement des pierres.

Sous le vert froid des houx, des lierres,
Sous la ronce maigre, – à côté
Du chardon dévioletté
Cela dort dans les fondrières,
Plein d’horreur et d’hostilité,
Donnant aux brandes familières
Une lugubre étrangeté.

Mais sitôt qu’on voit les chaumières
Refumer bleu dans la clarté,
C’est le soleil ressuscité
Qui refait couleurs et lumières,
De la vie et de la gaieté
Avec le gisement des pierres.

(Paysages et Paysans, page 76)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Pierres de Maurice Rollinat.

Ailleurs, Maurice Rollinat met à la première place une église devenue une ruine. Par son talent, il la fait vivre, l’unit à la nature qui l’envahit, lui redonne une certaine force, un charme, étonnamment accentué par sa déchéance.

L’ÉGLISE ABANDONNÉE

Au soleil bas, l’église a saigné derechef ;
Puis, sa clarté se perd, se rencogne, s’élague,
Et l’ombre, par degrés, de ses rampantes vagues,
Envahit voûte, murs, pavés, le chœur, la nef.
Le jour des coins, des trous ? les ténèbres le draguent
Le mystère et la mort triomphent dans leur fief.
Mais, au vitrail fendu, là-bas, en forme d’F,
La lune luit, soudain, ronde comme une bague ;
On revoit, morne, aux pieds du Christ penchant son chef,
Tout percé par les clous, par la lance et la dague,
La Madone exhalant son chagrin qui divague ;
Puis, plus loin, renfrogné, sous un grand bas-relief,
Juste dans le tremblant de la lueur qui vague,
Un maigre saint Bruno ruminant un grief,
Et, dans sa niche, en face, un bon vieux saint Joseph
Qui joint ses longues mains et sourit d’un air vague.

(Paysages et Paysans, page 299)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'Église abandonnée de Maurice Rollinat.

Dans le poème « La vraie Joie », par la magie des couleurs, des jeux d’ombre et de lumière, les paysages apparaissent puis s’estompent, disparaissent puis reviennent en final. Tout vit en symbiose, apportant une paix inattendue.

LA VRAIE JOIE

Au printemps ramenant sa joie,
Le Juste au cœur tendre et meurtri
Savoure, ivre en dedans, sans cri,
La félicité qui le noie.
Devant ce feuillage nourri
Qui, si frais, tremble et se déploie
Il faut que son espoir aigri
Se réillusionne et croie !
Au bruit du ruisseau qu’il côtoie
Sa raison même s’attendrit,
Le vent qui court, l’eau qui tournoie,
Insecte, oiseau, tout le festoie.
Il régale son corps guéri
De la lumière qui flamboie,
Fraternellement il coudoie
Le vieil arbre désamaigri,
En lui le regret se flétrit,
La sérénité reverdoie ;
Et le soir, au ciel qui rougeoie,
Son rêve extasié sourit,
Blanc des blancs reflets qu’en l’esprit
Sa conscience lui renvoie :
Toute son âme alors fleurit
Dans le paradis de la joie !

(Paysages et Paysans, pages 313 et 314)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La vraie Joie de Maurice Rollinat.

 

Dans son recueil, En Errant – Proses d’un solitaire paru en 1903, peu de temps après sa mort, Maurice Rollinat, continue d’explorer le monde concret et ses pensées comme dans cet ensemble sur « Le Feu » dont voici un extrait caractéristique où se mêlent le fugace, le visible et l’invisible. Il centre sa recherche hors des sentiers battus, sur des sujets brûlants, à la fois concrets et abstraits comme le feu part ensuite en fumée avant de s’évanouir au sens propre comme au figuré !

Quelle vision d’horrible magnificence lorsque, la nuit, au fond des campagnes, le feu se meut à son aise, s’élève et se déploie, libre dans l’espace, à plein ciel, ayant pour pâture une forêt entière et pour soufflerie les quatre haleines du vent ! Alors il cramoisit les nuages, de bas en haut, à droite, à gauche, autour de lui, partout, il éblouit l’obscurité. (En Errant, page 55)

 

Ailleurs, il aborde le feu de manière indirecte par exemple à travers un simple ouvrier noirci par la poussière et dont on parle rarement. Il le met au premier plan avec délicatesse, au travail, à la fois présent et si rarement remarqué ; il le décrit avec humanité.

 

Un pauvre petit ramoneur dans une cheminée figure bien un triste et doux repentir dans une conscience. (En Errant, « Nature et Fantastique », page 201)

 

Dans son livre préparé de son vivant et paru un an après sa mort, Ruminations – Proses d’un solitaire, Maurice Rollinat a regroupé ses pensées écrites sur de petits carnets durant ses longues promenades dans la campagne. Il les saisit au bond quand elles apparaissent. Elles représentent la force démultipliée de ses interrogations, de ses états d’âme variant au fil de ses réflexions dont par exemple dans ces deux citations très différentes qui se suivent :

 

Les beaux et bons regards sont les clairs reflets expressifs, les muets confidents des âmes lumineuses. Jaillissants fluides, luisantes et magnétiques émanations d’un esprit libre, d’un cœur pur, d’une conscience en allégresse, ils sont des songes frais qui flottent, des sentiments ingénus qui voltigent, des pensées blanches qui se promènent : aussi, par les nuits radieuses, invitant leur contemplation de la nue aux élancements de l’extase, peuvent-ils communier fraternellement, en toute limpide et suave mysticité, avec les rayons de la lune et les scintillements des étoiles ! (Ruminations, pages 14 et 15)

 

La nature console de l’injustice des hommes, et la fière pratique de la solitude rend inaccessible et invulnérable à toutes les chiures et piqûres de mouches de la société. (Ruminations, page 15)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant des extraits des livres En Errant et Ruminations de Maurice Rollinat.

 

En conclusion, au fil de ses livres, Maurice Rollinat, créateur aux multiples facettes, a abordé le visible comme l’invisible, le concret comme l’abstrait, ses pensées qui ont jailli au cours de ses promenades ou durant ses errances solitaires dans la campagne. Sa force de création est restée étonnamment puissante durant toute sa vie.

Alors, n’hésitons pas à lire et relire les livres de Maurice Rollinat pour mieux connaître son œuvre car ce poète ne nous lasse jamais, nous intrigue, nous captive et ne nous laisse jamais indifférent. Avec lui, revisitons le monde pour voir côte à côte, le visible, le concret et l’invisible suggéré.

 

Novembre 2022.

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.