FRONTIÈRES
(Conférence de Catherine Réault-Crosnier lue à cinq voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, à la médiathèque de Châteauroux le 11 mars 2023, dans le cadre du Printemps des Poètes.)
En effet, il y a mille et une manières de séparer les gens, de construire des barrières qui empêcherons certains d’avancer et d’autres de conquérir des territoires. La liberté des uns commence là où se termine celle des autres. Alors dépassons les frontières pour réfléchir, échanger, partager sans imposer, créer des espaces de paix tous ensemble.
Maurice Rollinat est né le 29 décembre 1846 à Châteauroux et mort le 26 octobre 1903 à Ivry-sur-Seine. Son talent a été reconnu à Paris dans la deuxième partie du XIXème siècle. Ce créateur nous propose sa poésie aux multiples facettes sans jamais nous lasser, de l’immensité au presque invisible. Il aborde de très nombreux thèmes dont la nature, le fantastique, le morbide, le rêve, de l’immensément grand au minuscule presque invisible.
Suivons maintenant son chemin de création littéraire en montrant que nous avons tous des frontières incontournables qui permettent de situer chaque créateur par les thèmes qu’il aborde, son style d’écriture, sa force à transmettre sa pensée.
Son premier recueil Dans les Brandes de 270 pages, paru en 1877 n’a pas eu la réussite escomptée. Il l’a donc fait rééditer en 1883 après le succès de son deuxième livre, Les Névroses que nous présenterons plus loin. Mais déjà avec Dans les Brandes, Maurice Rollinat capte notre attention de mille et une manières. Nous pourrions dire qu’il efface les frontières pour donner la première place aux animaux souvent présents.
Les titres sont déjà à eux seuls représentatifs de ses centres d’intérêt comme par exemple dans les neuf strophes en octosyllabes du « Champ de chardons ». Nous comprenons que le poète aimait la nature qu’il décrivait de manière très vivante. Le piquant du chardon reste en quelque sorte, une frontière pour le protéger des gourmands. Voici le début et la fin de ce poème animalier très animé où nous côtoyons les humains avec Jeanne, et aussi l’âne qui a la première place. En final, Rollinat capte notre attention de manière inattendue en lien avec le progrès !
LE CHAMP DE CHARDONS Le champ fourmille de chardons : En chantant au bord du fossé Les brebis vaguent en broutant |
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Au monotone tintamarre Des grenouilles et des cris-cris. Le soleil dort dans les cieux gris. Les petits saules rabougris Écoutent coasser la mare ; Le soleil dort dans les cieux gris Au monotone tintamarre. Au loin, sur le chemin de fer, (Dans les Brandes, pages 57 à 61) |
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Plus rarement dans ce livre, nous trouvons aussi la facette sombre du poète qui a l’art de nous donner le frisson ! Par exemple, il faut se méfier des dangers et ne pas franchir certaines limites…
LA GUEULE O fatale rencontre ! au fond d’un chemin creux (Dans les Brandes, page 105) |
Maurice Rollinat est attiré par l’étrange qui l’épouvante mais il apprécie aussi d’échapper aux pièges.
LA DÉLIVRANCE Plus d’obsessions vipérines ! De grosses perles purpurines Le zéphyr, doux à mes narines, (Dans les Brandes, pages 127 et 128) |
Maurice Rollinat a été plus connu après la parution de son recueil Les Névroses qui a contribué largement à son succès en particulier à Paris.
Dès le début de ce livre (paru en 1883), dans le chapitre « Les âmes », Maurice Rollinat nous entraîne dans un autre monde par exemple dans un poème qu’il dédie à son ami Raoul Lafagette. Nous sommes emportés ailleurs, dans une nuit étrange où se mêlent des sentiments divers. Quelles barrières devons-nous franchir ? Ricanements, mensonges, regrets se côtoient mais sommes-nous encore sur terre quand la nuit vole « un sourire à la lune » ?
LES BIENFAITS DE LA NUIT A Raoul Lafagette. Quand le chagrin, perfide et lâche remorqueur, A son appel sorcier, l’espoir, lutin moqueur, Si j’évoque un son mort qui tourne et se balance, Et lorsque promenant ma tristesse moins brune, (Les Névroses, page 17) |
Dans la seconde partie de ce livre « Les luxures », il décrit ses pulsions charnelles qui dominent sans lui laisser le temps de décider. Sa pensée est annihilée, ensorcelée, désorientée. Le poème qui suit, nous montre que nous ne sommes pas toujours maitres de la situation et que nos sens peuvent nous conduire ailleurs.
LES DRAPEAUX A Joseph Uzanne. Les chevelures des amantes Pas de résilles endormantes ! Et quand les nudités fumantes (Les Névroses, page 82) |
Dans la partie intitulée « Les refuges », ce poète efface les dangers et nous présente un univers très différent. Là, Maurice Rollinat nous montre la beauté des paysages en lien avec la nature, les bruits de la nuit, les animaux qui se déplacent. La lune prend la première place en final, nous souriant près des spectres et chuchotements. N’oublions jamais la proximité du poète avec la nature qui l’a tant aidé à se ressourcer.
LA RIVIÈRE DORMANTE. A Jean-Charles Cazin. Au plus creux du ravin où l’ombre et le soleil Plus d’un oiseau, dardant l’éclair de son
plumage, Descendu des sentiers tout sablés de mica, La lumière est partout si bien distribuée Sa mousse qui ressemble aux grands varechs des mers Ni courant limoneux, ni coup de vent profane : Pourtant cette liquide et vitreuse torpeur |
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Du fond de ce grand puits qui la tient sous sa garde, Des galets mordorés et d’un aspect changeant Leurs nageoires qui sont rouges et dentelées Comme dans les ruisseaux clairs et torrentueux L’âme du paysage à toute heure voltige Et, sans qu’elle ait besoin des plissements furtifs Et quand tombe la nuit spectrale et chuchoteuse, (Les Névroses, pages 137 à 139) |
Dans le chapitre « Les Spectres », dès le premier poème, Maurice Rollinat partage avec nous, sa vision des revenants. Le frisson reste omniprésent au long de ces trois pages sans jamais devenir lassant, prouvant combien Maurice Rollinat possède l’art de capter notre attention et d’hypnotiser son public par son talent. En voici quelques extraits.
LA PEUR A Jules Barbey d’Aurevilly. Aussitôt que le ciel se voile Je soumets l’homme à mon caprice, Si le sommeil clot sa paupière, Avec les zigzags de l’éclair Je chevauche le catafalque ; Et par les carrefours chagrins, Mais, le jour, je suis engourdie : (Les Névroses, pages 249 à 254) |
Après le chapitre « Les Ténèbres », un poème est présenté à part, en final. Il montre combien Maurice Rollinat a été tiraillé toute sa vie entre le bien et le mal.
DE PROFUNDIS ! Mon Dieu ! dans ses rages infimes, Quand la souffrance avec ses limes Mon Dieu ! Aux coupables traînant leurs crimes, Mon Dieu ! (Les Névroses, page 391) |
Quand Maurice Rollinat décide de quitter Paris, écœuré des remises en cause de son talent, il se réfugie à Fresselines, en Creuse. Les premières années correspondent à la période la plus sombre de sa vie. Son livre L’Abîme paru en 1886, reste un témoin de la dureté de ce vécu, visible dès le premier poème de seize quatrains en alexandrins, qui commence ainsi :
LE FACIES HUMAIN Notre âme, ce cloaque ignoré de la sonde, Si la face de l’homme et de l’eau taciturne Pour l’esprit souterrain, c’est une carapace Peut-être y lirait-on la douleur et la honte, (L’Abîme, pages 1 à 5) |
En 1892, Maurice Rollinat a fait paraître son livre La Nature de 345 pages. Il comprend des poèmes très variés. Les titres à eux seuls sont déjà significatifs de la diversité des thèmes abordés : « Le Vent », « La Charrue », « Les Feuilles mortes », « Le petit Témoin », « Le Brochet », « La Mouche », « La Jument aveugle », « La Couleur du Temps », « Journée d’une Cigale », « L’Escargot » et tant d’autres !
Par exemple, Maurice Rollinat peut mettre à l’honneur un animal habituellement considéré comme néfaste ; il le décrit de manière très vivante et très détaillée, avec minutie, sans porter de jugement sur ce reptile.
ÉTUDES DE VIPÈRES Aux premiers rayons chauds sur les premiers
feuillages ! Ayant replié sa queue et son chef Tout enroulée autour d’un chardon qu’elle étrangle, (La Nature, pages 25 à 27) |
Le Livre de la Nature : Choix de poésies pour les enfants est paru en 1893, avec au début, une lettre-préface de George Sand qu’elle a écrite en 1874 à Maurice Rollinat, pour le conseiller dans ses choix de thèmes. Ces poèmes pour les enfants ont été appris dans toutes les écoles de France durant toute la première partie du XXème siècle et certains maîtres continuent de les maintenir au programme. Prenons un bain de fraicheur et de beauté par exemple près de l’eau à peine perceptible et pourtant bien présente.
LA FONTAINE A Georges Charpentier. La fontaine du val profond Jamais la mousse de savon La fontaine. Sur ses bords les saules me font La Fontaine. (Le Livre de la Nature, page 40) |
Maurice Rollinat aime aussi décrire de beaux insectes même à côté d’un serpent :
LA BÊTE A BON DIEU La bête à bon Dieu tout en haut C’est une vipère courtaude La bête à bon Dieu. Malgré son venimeux défaut La bête à bon Dieu. (Le Livre de la Nature, page 25) |
Dans Les Apparitions, paru en 1896, Maurice Rollinat aborde des thèmes très différents dont « Les choses », « La fée », « Le spectre », « Les poisons », « Les deux revenants », « Effet de soleil couchant », « Le naufrage », « La goutte d’eau », « Le précipice » et vers la fin « La bonté », « L’atome », « La nature et l’art ». Maurice Rollinat manie souvent l’art de l’inattendu et du frisson, accentué par l’alternance d’alexandrins et d’octosyllabes, comme dans ce poème :
LE FAIRE-PART Très longtemps dans la vie et bien souvent très tard Notre impression est la même Brusque nous dit la mort de quelqu’un que l’on aime. C’est d’abord du regret qui tient l’âme oppressée. Ensuite, on songe avec effroi : A chaque nouveau deuil revient cette pensée. Puis, votre frisson s’use à trembler le
destin ; Les jours du prochain et les vôtres ; Enfin, vous devenez l’indifférent du sort, A force d’enterrer les autres. (Les Apparitions, pages 258 et 259) |
Dans son livre, Paysages et Paysans, qu’il a fait publier en 1899, nous côtoyons un poète qui a retrouvé un équilibre de vie. Le temps est passé. Il partage avec ses amis, ses lecteurs, son ressenti, ses impressions. Il a dépassé les frontières du jugement de certains pour se ressourcer dans la campagne et choisir la paix au contact de la nature comme au début de son premier poème :
RÉPONSE D’UN SAGE Un jour qu’avec sollicitude « Qu’irais-je donc faire à la ville ? Ici, de l’hiver à l’automne, Mes pensers qu’inspirent, composent, (Paysages et Paysans, pages 3 à 5) |
Nous retrouvons la même impression de sérénité au contact de la nature dans le dernier poème de ce livre « Les Clairvoyants » dont voici les deux derniers quatrains :
Au r’bours de c’que l’Évangil’ prêche Avec tous ceux-là qui nous aiment (Paysages et Paysans, page 326) |
En conclusion, à travers les livres de poésie de Maurice Rollinat, nous avons suivi son chemin de création. Nous avons côtoyé les frontières de la vie de manière très différente par exemple dans « Le Champ de chardons » où sous la plume du poète, celui-ci semble se protéger en piquant même si cette protection ne suffit pas à le sauver quand l’âne s’en régale, quitte à se faire piquer le nez. Ailleurs, dans « Les Bienfaits de la nuit », ricanements, mensonges, regrets se côtoient mais sommes-nous encore sur terre quand la nuit vole « un sourire à la lune » près de « La rivière dormante » ? Nous côtoyons aussi « La Peur », « Le Facies humain », « La Fontaine ». Partout domine la force créatrice jamais tarie. Elle dépasse toutes les frontières pour venir vers nous tous, nous faire réfléchir à l’inattendu, la mort, le travail, la terre. Partout règne le dynamisme de la puissance créatrice de Maurice Rollinat, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, de la révolte à la sérénité de l’acceptation de la vie aux mille et une facettes. Alors à nous de dépasser les frontières pour aller à l’essentiel.
Mars 2023
Catherine RÉAULT-CROSNIER
NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.
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