« L’ÉPHÉMÈRE DANS L’ŒUVRE DE MAURICE ROLLINAT »

 

 

(Conférence de Catherine Réault-Crosnier lue à cinq voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, à la médiathèque de Châteauroux le 12 mars 2022, dans le cadre du Printemps des Poètes.)

 

 

Tout d’abord, réfléchissons au thème de l’éphémère : toute chose arrivée, passe et s’efface, caractérisant bien ce thème d’actualité en notre monde si souvent virtuel où d’un simple clic, tout disparaît.

Les saisons se suivent et ne sont jamais les mêmes. Même si elles s’effacent, elles peuvent laisser trace d’oxymore (tout et son contraire). À la pluie, succède l’arc-en-ciel, à l’orage le calme, à l’ouragan le silence. De même nous, simples humains, parcelles de vie dans l’immensité, nous vivons dans l’instant. Nous nous projetons dans l’avenir de manière utopique puisqu’il reste imprévisible. En effet, il n’est pas une épreuve de mathématiques. Il ne se caractérise jamais par l’exactitude. Combien de fois dans nos vies, avons-nous été surpris par l’inconnu, effaçant nos prévisions telles les pluies diluviennes arrachant tout sur leur passage, ou des ouragans à la force incroyable ?

Les actualités du XXIème siècle reflètent bien l’éphémère. Alors envers et contre tout, ne construisons pas sur le sable et gardons le cap de l’essentiel : se suffire de peu, vivre sans vouloir toujours plus de biens matériels, de pouvoir, d’argent, de puissance qui peuvent si vite devenir poussière.

À la joie, succède la peine, aux paroles, le mutisme car tout passe et s’efface… Ne soyons pas défaitistes ! L’essentiel peut rester contre toute prévision. Surtout ne cherchons pas à imposer. Par exemple, une parole de réconfort, un geste d’amitié vont certainement s’effacer mais resteront traces d’essentiel alors ne nous fions pas aux apparences et vivons tout simplement.

 

Entrons maintenant dans le vif du sujet, l’éphémère à travers les livres de Maurice Rollinat. Poète et musicien du fantastique, il a abordé ce thème de nombreuses manières.

Dans son premier livre publié, Dans les Brandes, nous partons sur les pas de cet écrivain qui met à l’honneur, la nature de mille et une manières.

Son poème La Lune, en témoigne car ce créateur nous emporte de manière dynamique près de ce phare de la nuit, la lune restant point de repère dans le vaste univers. Avec lui, nous la découvrons à la fois lointaine, cachée et aussi bien présente, proche de nous et puis floue, lumineuse et vibrante, éclairant momentanément par ses « regards », les zones d’ombre. Il la décrit avec humanité, dotée de mystères et de sentiments. Il la compare aussi par ses rayons à des « femmes en pleurs » et l’associe en final à une sorte de prière avec le mot « mystiques ». Ainsi par la magie de Maurice Rollinat, il lui donne vie et la nomme « Reine de l’obscurité », mots qu’il place en final.

LA LUNE

La lune a de lointains regards
Pour les maisons et les hangars
Qui tordent sous les vents hagards

Leurs girouettes ;

Mais sa lueur fait des plongeons
Dans les marais peuplés d’ajoncs
Et flotte sur les vieux donjons

Pleins de chouettes !

Elle fait miroiter les socs
Dans les champs, et nacre les rocs
Qui hérissent les monts, par blocs

Infranchissables ;

Et ses chatoiements délicats
Près des gaves aux sourds fracas
Font luire de petits micas

Parmi les sables !

Avec ses lumineux frissons
Elle a de si douces façons
De se pencher sur les buissons

Et les clairières !

Son rayon blême et vaporeux
Tremblote au fond des chemins creux
Et rôde sur les flancs ocreux

Des fondrières.

Elle promène son falot
Sur la forêt et sur le flot
Que pétrit parfois le galop

Des vents funèbres ;

Elle éclaire aussi les taillis
Où, cachés sous les verts fouillis,
Les ruisseaux font des gazouillis

Dans les ténèbres.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Lune de Maurice Rollinat.

Elle argente sur les talus
Les vieux troncs d’arbres vermoulus
Et rend les saules chevelus

Si fantastiques,

Qu’à ses rayons ensorceleurs,
Ils ont l’air de femmes en pleurs
Qui penchent au vent des douleurs

Leurs fronts mystiques.

En doux reflets elle se fond
Parmi les nénuphars qui font
Sur l’étang sinistre et profond

De vertes plaques ;

Sur la côte elle donne aux buis
Des baisers d’émeraude, et puis
Elle se mire dans les puits

Et dans les flaques !

Et, comme sur les vieux manoirs,
Les ravins et les entonnoirs,
Comme sur les champs de blés noirs

Où dort la caille,

Elle s’éparpille ou s’épand,
Onduleuse comme un serpent,
Sur le sentier qui va grimpant

Dans la rocaille !

Oh ! quand, tout baigné de sueur,
Je fuis le cauchemar tueur,
Tu blanchis avec ta lueur

Mon âme brune ;

Si donc, la nuit, comme un hibou,
Je vais rôdant je ne sais où,
C’est que je t’aime comme un fou ;

O bonne Lune !

Car, l’été, sur l’herbe, tu rends
Les amoureux plus soupirants,
Et tu guides les pas errants

Des vieux bohèmes ;

Et c’est encore ta clarté,
O reine de l’obscurité,
Qui fait fleurir l’étrangeté

Dans mes poèmes !

(Dans les Brandes, pages 17 à 21)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Lune de Maurice Rollinat.

Dans son livre Les Névroses, Maurice Rollinat aborde de très nombreux thèmes dont le fantastique, le morbide, les poèmes animaliers et champêtres, la nature…

L’éphémère est présent de multiples manières comme dans ces deux poèmes écrits pour sa femme, Marie Sérullaz même si quelques années plus tard, en 1882, ils se sépareront. (Régis Miannay, Maurice Rollinat, poète et musicien du fantastique, page 248)

Dans le premier, un acrostiche, les nom et prénom de sa femme sont inscrits à la verticale, chaque première lettre les révélant peu à peu.

LES ÉTOILES BLEUES

Au creux de mon abîme où se perd toute sonde,
Maintenant, jour et nuit, je vois luire deux yeux,
Amoureux élixirs de la flamme et de l’onde,
Reflets changeants du spleen et de l’azur des cieux.

Ils sont trop singuliers pour être de ce monde,
Et pourtant ces yeux fiers, tristes et nébuleux,
Sans cesse en me dardant leur lumière profonde
Exhalent des regards qui sont des baisers bleus.

Rien ne vaut pour mon cœur ces yeux pleins de tendresse
Uniquement chargés d’abreuver mes ennuis :
Lampes de ma douleur, phares de ma détresse,

Les yeux qui sont pour moi l’étoile au fond d’un puits,
Adorables falots mystiques et funèbres
Zébrant d’éclairs divins la poix de mes ténèbres.

(Les Névroses, page 32)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Etoiles bleues de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat a écrit de nombreux poèmes sur les yeux dont celui-ci placé en face du précédant dans Les Névroses.

LES YEUX BLEUS

Tes yeux bleus comme deux bluets
Me suivaient dans l’herbe fanée
Et près du lac aux joncs fluets
Où la brise désordonnée
Venait danser des menuets.

Chère Ange, tu diminuais
Les ombres de ma destinée,
Lorsque vers moi tu remuais

Tes yeux bleus.

Mes spleens, tu les atténuais,
Et ma vie était moins damnée
A cette époque fortunée
Où dans l’âme, à frissons muets,
Tendrement tu m’insinuais

Tes yeux bleus !

(Les Névroses, page 33)

Les yeux sont encore présents près des papillons. L’éphémère est là, se remarquant à peine mais n’est-ce pas le lot des choses fugaces ? Le poème qui suit, est composé de dix huitains, dédié à Luigi Loir (1845 – 1916), autrichien, peintre et illustrateur venu à Paris où il est mort. Ici, les papillons, hôtes de passage, restent en nos mémoires, par leur légèreté et leur élégance, malgré leur passage fugace, leur fragilité et leur vie courte.

LES PAPILLONS

A Luigi Loir.

Ils sortent radieux et doux
Des limbes de la chrysalide
Et frôlent dans les chemins roux
Les ronces, les buis et les houx.
Pour voir les vieux murs pleins de trous
Et que la mousse consolide,
Ils sortent radieux et doux
Des limbes de la chrysalide.

Par eux, les buveurs de parfums,
Toutes les fleurs sont respirées ;
Ils vont des coudriers défunts
Aux nénuphars des étangs bruns ;
Et par eux, les chers importuns
Des solitudes éplorées,
Par eux, les buveurs de parfums
Toutes les fleurs sont respirées.

Rouges, gris, noirs, jaunes et blancs,
Lamés d’azur, teintés de rose,
Ils rasent, gais et nonchalants,
La touffe d’herbe aux bouts tremblants ;
Et par les midis accablants
Ils voyagent dans l’air morose,
Rouges, gris, noirs, jaunes et blancs,
Lamés d’azur, teintés de rose.

Ils sont portés par le vent lourd
Ainsi que la feuille par l’onde ;
Au-dessus du ruisseau qui court
Leur vol est somnolent et court.
Seuls, dans le crépitement sourd
De la campagne verte et blonde,
Ils sont portés par le vent lourd
Ainsi que la feuille par l’onde.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Papillons de Maurice Rollinat.

Sur les fougères des grands prés
Et les genêts aux gousses noires,
Sur les coquelicots pourprés,
Ils frémissent tous effarés.
Et l’on voit leurs tons diaprés,
Éblouissants comme des moires,
Sur les fougères des grands prés
Et les genêts aux gousses noires.

Les papillons perdent un peu
De la poussière de leurs ailes
Dans le bonjour et dans l’adieu
Qu’ils murmurent au chardon bleu ;
Et, maintes fois, dans plus d’un jeu
Avec leurs sœurs, les demoiselles,
Les papillons perdent un peu
De la poussière de leurs ailes.

Sur la côte où le lézard vert
Glisse avec un frisson d’étoile,
Ils s’arrêtent sous le ciel clair
Au milieu d’un calice ouvert :
Leurs ailes bien jointes ont l’air
D’une toute petite voile,
Sur la côte où le lézard vert
Glisse avec un frisson d’étoile.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Papillons de Maurice Rollinat.

La pâquerette ou le bluet
Les prend pour des fleurs envolées,
Et l’oiseau, d’un œil inquiet,
Les suit sur son rameau fluet.
Jolis rôdeurs au vol muet,
Quand ils passent dans les vallées,
La pâquerette ou le bluet
Les prend pour des fleurs envolées.

Le Paon-de-jour sur le zéphyr
Sème des pierres précieuses ;
Jais, corail, topaze et saphir,
Sur la rose il vient s’assoupir ;
Sa vue arrête le soupir
Et rend les prunelles joyeuses :
Le Paon-de-jour sur le zéphyr
Sème des pierres précieuses.

Soudain le Sphinx-tête-de-Mort
Passe et dit : « Tu seras cadavre. »
On a dompté l’ennui qui mord,
On est à l’abri du remord,
Et libre, nonchalant et fort,
On s’en va sans rien qui nous navre
Soudain le Sphinx-tête-de-Mort
Passe et dit : « Tu seras cadavre. »

(Les Névroses, pages 186 à 189)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Papillons de Maurice Rollinat.

Nous pouvons aussi citer un poème inclus dans le chapitre « Les Refuges » qui reflète combien l’éphémère de toute chose peut apparaître soudainement et changer le cours de nos vies dans des moments forts de l’existence. Maurice Rollinat prend l’exemple de l’infiniment petit à travers la mort de la reine des fourmis dont la vie peut basculer comme nous et entraîner la mort de ceux qui l’entourent, bouleversant l’ordre établi, déséquilibrant alors la vie de toute la colonie. Là encore, le poète nous montre combien nous pouvons nous transformer très vite ; quelqu’un de puissant peut disparaître en quelques instants, entraînant l’affolement des survivants.

L’ENTERREMENT D’UNE FOURMI

Au bon La Fontaine.

Les Fourmis sont en grand émoi :
L’âme du nid, la reine est morte !
Au bas d’une très vieille porte,
Sous un chêne, va le convoi.

Le vent cingle sur le sol froid
La nombreuse et fragile escorte.
Les fourmis sont en grand émoi :
L’âme du nid, la reine est morte !

Un tout petit je ne sais quoi
Glisse, tiré par la plus forte :
C’est le corbillard qui transporte
La défunte au caveau du roi.
Les fourmis sont en grand émoi !

(Les Névroses, page 234)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'Enterrement d'une fourmi de Maurice Rollinat.

Après son succès parisien et la reconnaissance de son talent, Maurice Rollinat ne supportant plus les dénigrements de ses détracteurs, fait incontournable de la notoriété, quitte Paris et déploie sa veine macabre dans son livre le plus sombre, L’Abîme (1886). N’oublions pas que toute gloire peut devenir éphémère au fil des jours, des siècles ou des millénaires.

L’IMPERDABLE

Égarer ton hideux toi-même,
C’est le rêve que tu poursuis.
Mais dans quels tournants, dans quel puits,
Par quel tortueux stratagème ?

Pas d’abnégation suprême
Qui puisse ôter l’homme de lui.
Tu creuseras l’amour d’autrui
Sans trouver la clef du problème.

La Mort ? mais si ton âme blême
Y repasse toutes ses nuits ?
Clos tes poisons dans leurs étuis :

Tu pourrais retomber quand même
Au fond d’éternels aujourd’huis
Devant ton éternel toi-même.

(L’Abîme, pages 86 et 87)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'Imperdable de Maurice Rollinat.

Dans les livres qu’il écrira ensuite, l’omniprésence de sa veine morbide s’estompera et nous apprécierons de nombreuses autres facettes de son talent.

Dans le livre La Nature (1892), nous nous imprégnons de la beauté de l’instant grâce à Maurice Rollinat qui nous transmet la délicatesse de l’éphémère, nous montre que tout passe, s’efface et plus tard, contre toute apparence, renaît.

FLORAISON JAUNE

A peine le printemps a feuillé les campagnes
Qu’une couleur d’or pâle et funéraire y poind…
C’est la fleur des genêts qui tranche de si loin
Sur le vert des vallons et le gris des montagnes.

Ici, dans ce pays déjà mystérieux
On assiste au progrès envahissant du jaune :
Il descend, il côtoie, il gravit, rampe et trône,
Mélancolisant l’âme en remplissant les yeux.

Par les plaines surtout, comme au flanc des coteaux,
Près des tout petits bourgs et des très vieux châteaux,

Certains coins ont des jauneurs telles

Qu’on dirait foisonnant d’énormes immortelles

Des cimetières d’autrefois
Dont l’herbe aurait mangé les croix !

(La Nature, pages 254 et 255)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Floraison jaune de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat a fait publier Le Livre de la Nature (1893) pour les enfants des écoles, sur les conseils de George Sand. Il lui laisse en premier la parole, en utilisant une de ses lettres comme préface, où elle lui donne de judicieux conseils. Ils contiennent la trace d’éphémère par la marque du temps car Maurice Rollinat a écouté son avis sans omettre de l’imprégner de sa vision personnelle. Donc pour lui comme pour nous tous, tout semble durer telle l’inspiration chez le poète et tout part, s’éparpille au vent comme les feuilles s’envolent. Voici le début de cette préface :

Eh bien, mon enfant, voici ce que je ferais si j’étais poète : excepté les Fables de La Fontaine, il n’y a pas de pièces de vers pour les enfants. Il est très bon, dès qu’ils savent parler, d’exercer leur mémoire, d’assurer leur prononciation, de les habituer aux idées et aux paroles qui ne sont pas de leur vocabulaire familier, de leur apprendre que la poésie existe et que c’est une expression au-dessus de l’expression habituelle. Tout le monde le sent plus ou moins, mais tout le monde le fait, tout le monde, ne fût-ce que pour l’amusement d’entendre des petites voix parler la langue des dieux, fait apprendre des vers aux enfants. Mais en dehors des Fables de La Fontaine, quels vers leur donne-t-on ? La Henriade, Florian, le Récit de Théramène, quelques poésies de Mme Desbordes-Valmore ; ce sont les meilleures, mais incorrectes toujours et souvent maniérées. La fausse naïveté est aussi dans le grand Maître d’aujourd’hui. Bien peu de ses strophes sont d’une bonne école pour le premier âge. Il n’y a vraiment rien. Tout le siècle dernier est licencieux, ou plat. Le nôtre est faux et forcé. Je cherche partout des vers à faire apprendre à mes petites-filles. Il n’y en a pas. Je suis forcée de leur en faire, et ils sont très mauvais. Toutefois ils leur sont utiles parce que les enfants sont frappés de ce qu’on leur apprend en rythme et en rime, beaucoup plus que de ce qu’on leur dit en prose. (pages 5 et 6)

Portrait de George Sand réalisé en peinture à la cire par Catherine Réault-Crosnier.

Dans Les Apparitions (1896), Maurice Rollinat se centre sur l’éphémère, les impressions fugaces, les petites gens dont on ne parle pas même si de temps à autre, émerge un poème mortuaire. Il revient dans une certaine réalité en lien avec la nature incluant végétation, animaux et même douceur de l’astre du rêve dans le ciel, qu’il humanise délicatement, lui donnant un regard. Par exemple, avec la lune, nous pourrions dire : tout passe, tout s’efface ou peut revenir.

LUNE DE SONGE

D’abord indécise et couverte,
La lune glisse, par degrés
Au ras des nuages cendrés,
Puis, en arc, reluit toute verte.

Des airs, du sol, pas un atome
Qui, dans la nuit, subitement,
N’ait verdi par l’enchantement
Du reflet de l’astre fantôme !

Elle-même, la nue éteinte,
Au-dessus des ravins boisés,
Des champs, des lacs vert-de-grisés,
Se rallume en prenant leur teinte.

Et dans l’immensité nocturne,
La couleur verte joue aux yeux,
Symphonique et mystérieux,
Son frais spectacle taciturne.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Lune de songe de Maurice Rollinat.

Les murs blancs, la jaune chaumière
Montrent fondus, dans le tableau,
Les verts des feuilles et de l’eau
Tout glacés d’ombre et de lumière.

Et rocs, troncs d’arbres à la ronde,
Tremblent humides et vitreux,
Olivâtres et vaporeux,
Sous la lueur qui les inonde.

Les bœufs pâturant au travers
Autant que les herbes sont verts…
Vert aussi le hibou qui rôde !

Gazé de vague et de secret,
Comme en songe vous apparaît
Ce paysage d’émeraude.

(Les Apparitions, pages 158 à 160)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Lune de songe de Maurice Rollinat.

Dans Paysages et Paysans (1899), nous apprécions la facette du poète proche des petites gens de la campagne qu’il met en valeur avec art.

Il peut manier l’humour grinçant d’une manière très directe, laissant la parole à deux hommes au bistrot, imaginant un futur improbable laissant place à l’éphémère pensée :

DEUX BONS VIEUX COQS

Le cabaret qui n’est pas neuf
Est bondé des plus vieux ivrognes
Dont rouge brique sont les trognes
Entre les grands murs sang de bœuf.
L’un d’entre eux, chenu comme un œuf,
D’une main sur la table cogne,
Et, son verre dans l’autre, il grogne :
« Aussi vrai que j’ suis d’Châteauneuf !
J’reste un bon coq, et l’diab’ me rogne !
Je r’prendrais femm’ si j’dev’nais veuf. »
« Dam ! moi, fait le père Tubeuf,
J’suis ben dans mes quatre-vingt-neuf :
Et j’m’acquitte encor de ma b’sogne ! »

(Paysages et paysans, page 185)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Deux bons vieux Coqs de Maurice Rollinat.

Dans ce même livre, juste à côté, Maurice Rollinat place un sonnet s’opposant au texte précédent et un autre portant trace de beauté. En ce monde sans cesse en transformation, admirons combien Maurice Rollinat met en valeur les images à travers des oxymores, lumière et brume, clarté dans le noir, immensité du ciel et bête minuscule tel l’insecte volant, presque inaperçu, la mouche près d’un autre flamboyant, le martin-pêcheur sans omettre d’ajouter une note mystique par le mot « bénit ». Ici, le poète ancre dans l’instant, l’éphémère des journées fixées sur le papier.

UN JOUR D’HIVER

Arqué haut sur les monts et d’un bleu sans nuages
Qu’un triomphant soleil embrase éblouissant,
Le ciel, par la vallée où la chaleur descend,
Anime, en plein hiver, la mort des paysages.

Il semble qu’ici, là, la mouche revoltige,
Tourne dans la poussière ardente du rayon ;
On va voir le martin-pêcheur, le papillon,
L’un raser le ruisseau, l’autre effleurer la tige !

Le ravin clair bénit l’horizon rallumé ;
Du branchage et du tronc l’arbre désembrumé
Contemple, radieux, le luisant de la pierre.

Et, dans l’espace, au loin, partout, les yeux surpris
Ont la sensation d’un été chauve et gris
Dont la stérilité rirait à la lumière.

(Paysages et paysans, page 186)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Un Jour d'hiver de Maurice Rollinat.

Dans son livre En Errant, Proses d’un promeneur solitaire, écrit de son vivant et paru une semaine après sa mort (1903), Maurice Rollinat nous montre son talent de conteur à travers des histoires dont les titres laissent trace de fugacité dont « Pêcheurs de Truites » (page 3), « Sentiments de la Nature » (page 73), « Le Manoir tragique » (page 89). Les titres à eux seuls montrent combien la nature restait présente en son œuvre à côté du sombre et de la lumière, ces oxymores deviennent simples images de passage.

N’oublions pas que Maurice Rollinat était un peintre avec les mots. Il fixait ainsi l’éphémère à travers les flous des vapeurs et sa pensée vagabonde. Tout disparaissait mais revenait tels les frémissements presque imperceptibles de la nature car tout reste trace même au travers de l’absence comme dans ce passage de « Prairies enchantées » :

« En même temps qu’une signification de beauté grave et imposante, de solennelle singularité, traduites par leur teinte, leur attitude, et si j’ose dire, par leur physionomie, il montait de tous ces arbres une exhalation de languissante pensée, d’anxieuse attente, de songe morose et léthargique.

Il vint un instant où le vent s’éveilla qui fit cesser l’inerte sommeil des herbes et des fleurs, lesquelles, d’abord, parcourues de frissons épars, de tremblaisons errantes, pareils à de vagues frémissements de la vie, se mirent à se balancer, à se ployer, à s’agiter élastiques, à onduler comme la rivière.

La vision délicieuse d’innombrables papillons de toutes les couleurs, voltigeant emmêlés au ras d’une vaste étendue gazonnée, m’était réalisée par les souples bercements de cette grande nappe omnicolore.

Eux aussi, les arbres frémirent, eurent des mimiques de réveil, gesticulèrent, s’émurent ! Puis, les brises s’animant au large des airs, ils commencèrent en bizarres soupirs, en plaintes équivoques, en mugissements incertains, tant ils étaient vagues, la houleuse mélopée des feuilles, mais si profonde, expressive et mystérieuse, si clameuse d’angoisse, si chantante de tristesse, qu’assurément ! pour moi, l’écouteur familier de toutes les voix des solitudes, ces musiques d’arbres, en cet endroit fantastique, étaient du plus saisissant nouveau, du plus étrange inentendu. Ce ne fut d’ailleurs qu’une courte halte dans le silence et l’immobilité des choses qui reprirent, toutes en même temps, leur stupeur et leur taciturnité.

Mais ce qui plus encore me cloua de surprise, me confondit d’admiration jusqu’à l’extase ensorcelée, ce fut, sur tous les points de ces prairies, particulièrement au milieu, un prodigieux amoncellement de genêts épanouis miraculeux dans le fleurissement de leur jaune. » (En Errant, pages 173 et 174)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant un passage de Prairies enchantées de Maurice Rollinat.

Dans son livre en prose, Ruminations, Maurice Rollinat, nous entraîne sur le chemin de ses pensées philosophiques, glanées durant toute sa vie. Là encore, il s’imprègne de la disparition des choses comme des êtres en lien par son inspiration et ses pensées écrites au fil des ans.

« Choses éternelles et périssables, tout solennellement célèbre, invoque et révère la mort ! Les regards des bêtes, si imploreusement résignés, quand elles la sentent venir ; nos frissons, nos peurs mêmes, en pensant à son heure ; nos aspirations de souffrance, nos recours de désespoir à son inconnu… lui sont une prière, un hommage, une bénédiction de la vie.

__________

L’hiver, par ces noires journées orageuses à pluies et bourrasques installées, est-il un tourmenté du regret qui ne mêle pas son deuil à celui du ciel et de l’espace ? qui, en entendant le vent gémir, n’écoute pas la plainte de sa pensée ; en voyant pleurer ses carreaux, ne regarde pas pleurer son cœur ? » (Ruminations, page 78)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant un passage page 78 de Ruminations de Maurice Rollinat.

 

En conclusion, dans ses livres, Maurice Rollinat nous emporte toujours près de sa force créative, immense sur les mille-et-un chemins de sa pensée, de ses idées liées à toute vie imprévisible. Ses créations portent trace d’éphémère, rejoignant le thème du Printemps des Poètes 2022. Maurice Rollinat nous montre ces états de passage, où l’improbable rejoint l’impossible. Alors par l’écrit, le rêve s’approche d’une certaine réalité comme dans cet extrait de Ruminations :

« Quel rêve pour le poète de s’élever indéfiniment dans les airs, comme l’aigle aux yeux de braise, emporté, bercé, suspendu fixement par son vol sublime, buvant, à pleins regards tranquilles, le flamboyant soleil !

Ah ! s’il pouvait donc cheminer dans le vide, s’y étendre, y ramer, y nager avec des ailes, dans la lumière et l’ombre, la tempête et le vent ! échanger de flottantes extases avec les nuages ; glisseusement, comme eux, errer par le ciel orageux ou léthargique, y devenir le capricieux frôleur des astres, aspirant toutes vierges les haleines du zénith, y dilater la respiration de son corps et surtout de son âme qui, déployant au sein des vastitudes sans bornes les prodigieux tourments de son inquiétude, les adoucirait, les apaiserait par là même ! avec ses plongements au toujours neuf illimité des profondeurs de l’air, trouverait un bain d’immensité au vagabondage de ses songes, finirait presque par illusionner sa postulation d’ubiquité qui n’est que son goût avide, son désir fou de l’infini ! » (Ruminations, pages 80 et 81)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant un passage pages 80 et 81 de Ruminations de Maurice Rollinat.

Mars 2022

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.