MAURICE ROLLINAT ET L’EAU

 

(Texte lu à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, lors de la soirée de poésie, le 20 novembre 2010, à Argenton-sur-Creuse, dans le cadre de l’Association des Amis de Maurice Rollinat.)

 

Maurice Rollinat est né à Châteauroux le 29 décembre 1846 et inhumé à Châteauroux. Son père était un grand ami de George Sand. Il faut se rappeler que ce poète a apprécié les bords de la Creuse dès sa jeunesse et a vécu vingt ans à Fresselines, tout d’abord au moulin Puy Guillon puis à La Pouge à la sortie du bourg. Dans l’œuvre de ce fameux pêcheur, l’eau a une place primordiale et caractéristique de son œuvre côtoyant fantastique, morbide et apaisement. Elle est évoquée par le biais des paysages, des animaux, de la pêche, d’une rivière.

Tout d’abord voyons le regard d’écrivains qui ont analysé la place de l’eau chez ce poète ce qui nous permet de mieux cerner le personnage et les déclics de son inspiration au bord de l’eau.

Le romancier, conteur, critique littéraire, Hugues Lapaire (1869 – 1967), nous fait mieux connaître Maurice Rollinat dans son livre Rollinat, Poète et Musicien. Voici un passage où il est minutieusement et savoureusement décrit au bord de l’eau :

« Coiffé d’un chapeau de paille relevé sur le front, en culotte et veste bleus, ses maigres jambes guêtrées, lignes et épuisette sur l’épaule saillante, tout un attirail de pêcheur lui battant les flancs, de son pas balancé, il prend le raidillon qui conduit à la Creuse.

La pêche est sa distraction favorite. Été comme hiver, il va taquiner la truite et le barbeau.

Quand le temps menace, il se munit d’un parapluie. S’il fait froid, il s’encapuchonne dans son caban et chausse de gros sabots.

Généralement, il se dirige du côté des Roches, de Chantemilan, des Eaux-Semblantes, au confluent des deux Creuses, ou bien, traversant le village, il gagne la Grande Creuse au pont Vervis. (…)

Tout en se dirigeant vers la rivière, il rumine une formule, saisit une rime au vol, la note sur son calepin. (…)

Constamment, il est en communion avec la nature (…).

Il rêvasse en marchant. (…) Le voilà enfin arrivé à son endroit de pêche habituel. Aux lignes de fond, il attache un grelot afin d’être prévenu quand un poisson s’accroche à l’hameçon, – car il ne saurait conserver devant un bouchon l’immobilité d’un bouddha ou l’extase d’un séraphin ! – Après quelques essais dans les « dormants » et les remous, il roule une cigarette, sort son calepin, griffonne une idée, une image, un détail visible de lui seul, note à sa façon une phrase musicale perçue parmi les multiples voix qui montent de la terre, les vivantes harmonies répandues dans l’espace.

S’il ne prend pas de poissons, il rapporte de belles rimes.

Il arpente les bords, s’arrête, gesticule, déclame une strophe qu’il vient de composer.

– Tiens, constate un paysan passant par là. V’là m’sieur Rollinat qui plaide ! »

(Hugues Lapaire, Rollinat, Poète et Musicien, pp. 154 à 157)

 

Émile Vinchon (1880 – 1963), le premier président des Amis de Maurice Rollinat (de 1946 à 1963), a analysé la place de l’eau chez ce poète dans un petit fascicule de seize pages, paru en 1930, L’arbre et l’eau chez Maurice Rollinat. Il nous parle de l’eau du ciel, des rivières, des larmes. Émile Vinchon nous montre combien Maurice Rollinat « affectionne » (L’arbre et l’eau chez Maurice Rollinat, p. 8) la campagne, son « ermitage » (id., p. 9) ; il nous parle de la minutie de description, de l’émotion, du funèbre chez ce poète (id., p. 13). Il nous dit : « Rollinat trace un croquis délicieux de la fontaine qui ‘luit au bas des vieilles tourelles’. » (id., p. 14). Il insiste sur le fait que, même lorsque Rollinat parle de spectre, il reste proche de la nature (id., p. 14). L’eau est présente dans tous ses livres sauf dans L’Abîme où Rollinat a choisi de traiter de psychologie. (id., p. 15). Voici un extrait d’Émile Vinchon : « ouvrez n’importe quel livre de Maurice Rollinat, vous avez une vue sur la nature. L’arbre y berce ses ramures et palpite dans les brises ; la Creuse et les ruisseaux y circulent en murmurant des phrases confidentielles entendues des seuls poètes. » (id., p. 15). Émile Vinchon parle même de Rollinat, « amant de la nature » (id., p 15). Il nous montre que celui-ci observait puis écrivait ce qu’il avait vu et ressenti. Il nous dit : « Jamais il n’aurait écrit L’étang rouge, s’il n’était venu en Brenne contempler au fond de son brouillard ‘cet immense étang noirâtre’ (…) » (id., pp. 15 et 16).

Maurice Rollinat pêcheur a suscité l’intérêt d’Émile Vinchon qui en parle dans son livre Maurice Rollinat, étude biographique et littéraire. Voici une description animée du pêcheur à l’action :

« Dès que la pêche était ouverte, on le voyait partir le matin, vêtu d’un habit de velours aux boutons représentant des animaux, chiens, cerfs, chevaux ; un chapeau mou avec une petite plume de hibou sur sa tête à laquelle ses cheveux souples et flottants faisaient une auréole, une ceinture autour des reins, des sabots « demi-garnis » comme on les chausse dans la Creuse complétaient son habillement. Il portait des lignes, un pliant, tout un attirail complet et compliqué, et même des grelots qui l’avertissaient que le poisson avait mordu. En bandoulière, pour y loger ses captures, un panier marqué à ses initiales. Comme Rollinat pêchait souvent à la raclure de boyaux de porc : « Savez-vous, lui dit un jour son ami, le peintre Léon Detroy, ce que cela veut dire : M. R. – Parbleu ! Maurice Rollinat. – Vous n’y êtes pas, cela veut dire M… et raclures ! » Rollinat s’en tordit les côtes de rire.

Arrivé à la Creuse, il dépliait tout son bagage, lançait ses amorces, plaçait ses lignes à grelots, s’asseyait sur son pliant, et attendait patiemment ou impatiemment la venue du poisson. Ou bien, de sa démarche élastique, il esquissait une promenade de long en large à l’abri d’un rocher ou sous les aunes, récitant les vers qu’il composait et gesticulant. Un grelot, sonnait-il ? Vite, il accourait. C’était parfois le vent, mais Rollinat remontait sa ligne en conscience, enroulait le moulinet et lançait des « nom de Dieu » quand il s’apercevait qu’il n’y avait pas de poisson. (…)

Un autre jour, sa pêche fut un sujet d’angoisse. Un poisson mordait à l’appât, mais soit que le ferrage fût trop brusque, soit que le crin fût trop faible, Rollinat constata que le poisson avait fui avec l’hameçon. Alors, son imagination lui montra le poisson ramené par un autre pêcheur. Celui-ci n’apercevant pas l’hameçon l’avalerait sans doute en mangeant le poisson, et il voyait déjà le malheureux se tordre dans d’horribles souffrances. C’est ainsi qu’il concevait, à tous ses actes, une répercussion exagérée à l’infini. Il disait avec raison qu’il était l’Angoisse personnifiée. » (Émile Vinchon, Maurice Rollinat, étude biographique et littéraire, pp. 132 à 134)

 

Nous allons maintenant aborder le thème de l’eau chez Maurice Rollinat à travers ses livres par ordre chronologique de publication.

Son premier recueil de poèmes, Dans les Brandes, « se rattache à une tradition très ancienne : l’éloge de la vie champêtre » (comme nous le dit Régis Miannay) ; certains titres de ses poèmes sont à eux seuls évocateurs de la place de l’eau dans son œuvre : « La mare aux grenouilles » (Dans les Brandes, p. 52), « Le crapaud » (id., p. 116), « L’écrevisse » (id., p. 147), « Le pêcheur à la ligne » (id., p. 194), « La rainette » (id., p. 200), « La loutre » (id., p. 258) et « Le pacage » dont les deux premiers vers allient fantastique, champêtre et descriptif en parlant du pacage :

« Couleuvre gigantesque il s’allonge et se tord,
Tatoué de marais, hérissé de viornes, (…) »
(id., p. 85)

 

Dans « La pluie » (id., p. 250), le spleen est omniprésent et le leitmotiv « Par ce temps pluvieux qui fait pleurer ma vitre » renforce l’impression de tristesse et de pluie qui tombe interminablement :

Par ce temps pluvieux qui fait pleurer ma vitre,
Mon cœur est morfondu comme le passereau.
Que faire ? encor fumer ? j’ai fumé déjà trop ;
Lire ? je vais bâiller dès le premier chapitre.

En vain tous mes bouquins m’appellent, pas un titre
Ne m’allèche. Oh ! le spleen, implacable bourreau !
Par ce temps pluvieux qui fait pleurer ma vitre,
Mon cœur est morfondu comme le passereau.

Et, miné par l’ennui rongeur comme le nitre,
Je m’accoude en grinçant devant mon vieux bureau ;
Mais ma plume se cabre et refuse le trot,
Si bien que je m’endors le nez sur mon pupitre,
Par ce temps pluvieux qui fait pleurer ma vitre.

 

Dans « La neige » (id., p. 97), Maurice Rollinat se laisse envahir par de la neige qui rigidifie le paysage, rendant l’atmosphère « froide et morne » et la « folie » est latente, proche de la « mélancolie » puis il finit sur une impression « funèbre » :

Avec ma brune, dont l’amour
N’eut jamais d’odieux manège,
Par la vitre glacée, un jour,
Je regardais tomber la neige.

Elle tombait lugubrement,
Elle tombait oblique et forte.
La nuit venait et, par moment,
La rafale poussait la porte.

Les arbres qu’avait massacrés
Une tempête épouvantable,
Dans leurs épais manteaux nacrés
Grelottaient d’un air lamentable.

Des glaçons neigeux faisaient blocs
Sur la rivière congelée ;
Murs et chaumes semblaient des rocs
D’une blancheur immaculée.

Aussi loin que notre regard
Plongeait à l’horizon sans borne,
Nous voyions le pays hagard
Dans son suaire froid et morne.

Et de la blanche immensité
Inerte, vague et monotone,
De la croissante obscurité,
Du vent muet, de l’arbre atone,

De l’air, où le pauvre oiselet
Avait le vol de la folie,
Pour nos deux âmes s’exhalait
Une affreuse mélancolie.

Et la neige âpre et l’âpre nuit
Mêlant la blancheur aux ténèbres,
Toutes les deux tombaient sans bruit
Au fond des espaces funèbres.

 

Dans « Les demoiselles » (id., p. 198), Maurice Rollinat sait très bien rendre la légèreté des libellules dans de très belles figures de vol puis ce tableau s’atténue pour faire place à ses souvenirs de femmes inconstantes qu’il sait mêler avec art aux papillonnements des libellules.

Rasant la mare de leurs ailes
Que le soleil rend irisées,
Elles ne sont jamais posées,
Les inconstantes demoiselles.

Plus vives que les hirondelles,
Elles voltigent, d’air grisées,
Rasant la mare de leurs ailes
Que le soleil rend irisées.

– « C’est l’image des infidèles
« Par qui nos âmes sont brisées ! »
Ainsi je songe à mes croisées
En regardant les toutes belles
Rasant la mare de leurs ailes.

 

Dans son deuxième livre, Les Névroses qui lui a assuré la gloire, il présente ses poèmes par chapitre. L’eau se trouve dans chaque chapitre de manière différente ; dans le chapitre « Les Âmes », l’eau est là de manière indirecte, s’alliant aux sentiments avec « Les Larmes du Monde » (Les Névroses, p. 12), « Le Goût des Larmes » (id., p. 28), « La Blanchisseuse du Paradis » (id., p. 47) ; dans le chapitre « Les Luxures », l’eau est vue à travers la femme comme avec « La Baigneuse » (id., p. 77) ; dans le chapitre « Les Refuges », l’eau revient de manière plus habituelle à travers les paysages comme « La Rivière dormante » (id., p. 137), « Ballade des Nuages » (id., p. 214), « Ballade de l’Arc-en-Ciel » (id., p. 128).

Dans son poème « La Fontaine » (id., p. 159), l’eau est présente en toute spontanéité et simplicité, dans l’intimité de son cadre champêtre :

La Fontaine

À Georges Charpentier.

La fontaine du val profond
Luit au bas des vieilles tourelles
Dont les toitures se défont
Et dont les girouettes grêles
Vont et viennent, viennent et vont.

Jamais la mousse de savon
N’a troublé ses plissements frêles :
Elle est limpide jusqu’au fond,
La fontaine.

Sur ses bords les saules me font
Des éventails et des ombrelles ;
Et là, parmi les sauterelles,
J’arrête mon pas vagabond
Pour lire Virgile et le bon
La Fontaine.

 

À l’opposé du calme tranquille de l’eau de cette fontaine, nous pouvons citer dans le chapitre « Les Spectres », le poème « L’Étang » (id., p. 326) où Maurice Rollinat décrit les poissons aveugles et l’orage, avec des images d’horreur à la Edgar Poe dont « la clapotante horreur de son opacité » et « une tête de mort » :

L’Étang

À Joséphin Peladan.

Plein de très vieux poissons frappés de cécité,
L’étang, sous un ciel bas roulant de sourds tonnerres,
Étale entre ses joncs plusieurs fois centenaires
La clapotante horreur de son opacité.

Là-bas, des farfadets servent de luminaires
À plus d’un marais noir, sinistre et redouté ;
Mais lui ne se révèle en ce lieu déserté
Que par ses bruits affreux de crapauds poitrinaires.

Or, la lune qui point tout juste en ce moment,
Semble s’y regarder si fantastiquement,
Que l’on dirait, à voir sa spectrale figure,

Son nez plat et le vague étrange de ses dents,
Une tête de mort éclairée en dedans
Qui viendrait se mirer dans une glace obscure.

 

Dans L’Abîme, le rapport à l’eau est indirect. Dans ce livre, l’eau est abordée indirectement par l’intermédiaire des défauts de l’homme entraîné sur la pente du mal et de la mort ou celui des sentiments comme dans « La douceur » (p. 78) :

Comme l’eau, comme la nuit,
Deux sphinx aimés qu’on redoute,
La Douceur tente et séduit.

On la recherche, on la suit,
Mais elle nous laisse un doute…
Comme l’eau, comme la nuit. (…)

 

Dans La Nature, Rollinat observe la vie rustique, (nous dit Régis Miannay). L’eau imbibe le texte et se fond avec les autres éléments comme dans « Lune d’Orage » » (La Nature, p. 50) ou « Le Brochet » (id., p. 60), « La Vase » (id., p. 145), « Le Fond de l’Eau » (id., p. 148), « L’Écume de l’Eau » (id., p. 199), « La Bonne Rivière » (id., p. 278), « Matin Brumeux » (id., p. 302) ou « L’Escargot » (id., p. 336). Maurice Rollinat aime à décrire avec précision la vie des poissons qu’ils soient « goujonneau pimpant », « gentil véron » ou « grosse anguille » :

La Grosse Anguille

La grosse anguille est dans sa phase
Torpide : le soleil s’embrase.
Au fond de l’onde qui s’épand,
Huileuse et chaude, elle se case
À la manière du serpent :
Repliée en anse de vase,
En forme de 8, en turban,
En S, en Z : cela dépend
Des caprices de son extase.

Vers le soir, se désembourbant,
Dans son aquatique gymnase
Elle joue, elle va grimpant
De roche en roche, ou se suspend
Aux grandes herbes qu’elle écrase,

La grosse anguille.

L’air fraîchit, la lune se gaze ;
Moitié nageant, moitié rampant,
Alors elle chasse, elle rase
Sable, gravier, caillou coupant…
Gare à vous, goujonneau pimpant !
Gentil véron, couleur topaze !
Voici l’ogresse de la vase,

La grosse anguille ! (id., pp. 71 et 72).

 

Vous aurez remarqué dans ce poème, les libertés que le poète prend par rapport à la poésie classique, rupture de rythme pour mettre en valeur un mot « torpide », 8 écrit en chiffre, lettre utilisée seule comme le S ou le Z mis en majuscule en milieu de vers pour mieux faire ressortir la forme de l’anguille, utilisation d’octosyllabes dont le rythme est rompu par un vers de quatre syllabes en fin de strophe pour faire ressortir « la grosse anguille ». Ce sont des trouvailles de Maurice Rollinat.

Dans le livre La Nature, la trace de l’eau est présente dans l’infiniment grand avec « Lune d’Orage » » (id., p. 50) et dans l’infiniment petit près du « goujonneau pimpant » et du « gentil véron » (id., p. 72). Toute bête a sa place de même qu’il aime autant l’eau boueuse ou furieuse que la calme pluie qui fait renaître la nature.

 

Dans Les Apparitions, l’eau est présente, plus proche du morbide comme dans le poème « Dans les bourbiers » où il voit des linceuls (Les Apparitions, p. 163), et du fantastique avec « Le batelier » qui commence ainsi : « Lugubre, horrifiant les cieux, les paysages (…) » (id., p. 242). Dans « Le Naufrage », Maurice Rollinat décrit l’homme juste avant sa mort « Hurlant, gesticulant des appels sans réponse », « se voyant disparaître » (id., pp. 66 et 67). L’angoisse est omniprésente comme dans le poème « L’ouragan » avec la « Convulsion de la Tempête » (id., p. 196) ou dans le poème « Villanelle de la neige », ayant pour leitmotiv « La neige va dégringolant » (id., p. 191) ; par la répétition de cette phrase, nous avons l’impression de tomber sans fin et d’être englouti par la neige car avec Maurice Rollinat, les descriptions de la nature sont souvent proches de la mort et de l’épouvante. Il en est de même dans le sonnet « Soir de neige » :

Soir de neige

Morne entre les cieux blancs et les campagnes blanches,
La neige, à tourbillon de moins en moins fluet,
Tombe, ayant recouvert le peu que l’on voyait
Des toitures en chaume, en tuiles comme en planches.

Aux parois du glacier couvent des avalanches
Dont l’imminence pend sur le vide inquiet
De l’espace rigide et doublement muet,
Encore horrifié par le chenu des branches.

Tout à coup, au détour du paysage blanc,
Surgit un spectre noir : un prêtre s’en allant…
Tel est l’effet soudain de ces couleurs contraires,

Si lugubre d’aspect, – qu’il semble que la Mort
A, symboliquement, dans le jour qui s’endort,
Tendu l’immensité de ses draps funéraires.
(id., pp. 148 et 149)

 

Dans Paysages et Paysans, Maurice Rollinat présente des tableaux champêtres à Fresselines et il s’intéresse à la comédie villageoise, près des petites gens, dans la campagne retirée. L’eau a sa place avec par exemple « L’Île verte » (Paysages et Paysans, p. 28), « Vapeurs de mare » (id., p. 124), « Pendant la pluie » (id., p. 127), « La Roue de moulin » (id., p. 152), « L’Étang du mauvais pas » (id., p. 191), « La Grande Cascade (id., p. 207), « Le Lac et le Saule » (id., p. 210), « La Débâcle » (id., p. 231) ou « Le Pêcheur d’écrevisses » (id., p. 233). Maurice Rollinat laisse parler les gens de la campagne, rendant ses récits pittoresques et très vivants ou funèbres comme dans « Le Jeteur d’éperviers » (id., p. 208) où le pêcheur se transforme en spectre céleste puis s’envole dans le cosmos et le rêve en pêcheur d’étoiles : « Le grand fantôme noir au grand épervier blanc / Qui semblait maintenant pêcher dans les étoiles !... » (id., p. 209)

Dans « Le Vieux Pêcheur », Maurice Rollinat laisse la parole au pêcheur et termine avec une touche d’humour et de romantisme :

Le Vieux Pêcheur

Au fil de l’eau coulant sans bruit,
Triste et beau comme un vieux monarque,
Perche en main, debout dans sa barque,
Le pêcheur aspirait la nuit.

Son extase mal contenue
Rivait, pleins de larmes, ses yeux
Au grand miroir mystérieux
Où tremblait l’ombre de la nue.

L’astre pur, à frissons follets,
Jetait prodigue ses reflets
À cette transparence brune ;

J’entendis l’homme chuchoter :
« C’te nuit ! fait-i’ bon d’exister !
Pour voir l’eau s’ens’mencer d’la lune ».
(id., p. 293)

 

Le premier chapitre du livre En errant de Maurice Rollinat, s’intitule « Pêcheurs de truites », titre directement en relation avec l’eau. Il commence par un vibrant hommage du poète :

« J’ai toujours eu la curiosité de l’eau, de cette chose d’ombre vitreuse qui flue dans la terre, et, comme les astres qu’elle répercute, brille, s’assombrit, se rallume, s’éteint. (…). J’ai l’inquiétude, le goût maniaque de cette masse reluisante, à la fois glauque et verdâtre, avec nuances et reflets confondus de mauvais nuage et de fumée, d’encre et d’huile, de cendre et de boue, de diamants et de métaux. (…) » (En errant, Pêcheurs de Truites, p. 3)

Dans le deuxième chapitre, Maurice Rollinat fait une description de l’automne très animée, créant une atmosphère imbibée d’eau :

« Mais après les chaleurs claires et brumeuses, après les orages secs qui altéraient la terre et les torrentielles ondées qui ne suffisaient pas à lui donner à boire, la lumière se met à languir dans le ciel désormais recéleur de pluies et de brouillards, de tempêtes blanches et d’ouragans glacés. » (id., La grande Cheminée, p. 35)

Oui, Maurice Rollinat vit au rythme de l’eau et il lui rend un vibrant hommage en pêcheur passionné et poète : « Je suis donc un pêcheur à la ligne et je reste un flâneur de l’eau ; (…). » «  (id., Pêcheurs de Truites, p. 7)

 

Dans Ruminations, publié (en 1904) après sa mort, Maurice Rollinat réfléchit sur le bien et le mal, gardant l’angoisse du néant qui le hante. L’eau est exprimée par son absence comme dans ce passage : « Les cieux, la terre et l’eau dissous, évanouis ! Plus d’air et de lumière ! » (Ruminations, p. 4) Rollinat tourne sa solitude et sa pensée vers un monde où l’eau n’existe plus : « Dans la solitude, les choses qui font le plus penser sont peut-être celles qui vivent le moins, comme les mares desséchées, les terrains chauves et les pierres. » (id., p. 5)

L’eau revient à travers les marécages hantées par la mort : « (…) on frissonne à la pensée de se voir cadavre arpentant des marécages avec une canardière sous le bras, tandis qu’on sourit, on rirait presque, à l’idée de se voir squelette longeant une rivière et pêchant à la ligne ! » (id., p. 16). L’eau mortuaire est encore là « dans les étroites et profondes allées de marécageux cimetières immenses » (id., p. 19). Il fait un parallélisme entre la fixité de ses idées et l’eau dans ce passage : « Comme on voit au fond d’un puits de l’eau scintiller noire, fixement immobile, on voit au fond de chaque visage luire et croupir de l’impénétrable pensée : toutes deux se ressemblent en opacité miroitante, et rien ne transparaît que du ténébreux autant chez l’une que chez l’autre. » (id., p. 19)

Hantés par le souvenir des morts, Maurice Rollinat associe l’eau à sa réflexion, alliance de sentiments sombres et de concret à travers la pluie d’automne : « Le deuil et le regret ont leur triste saison comme la terre : ils ne pleurent jamais autant que par les pluvieuses journées de fin d’automne, devant la ternissure et le ruissellement des vitres. Les grandes pluies sont les complices des longues larmes. » (id., p. 47)

 

Dans son livre Les Bêtes, Maurice Rollinat peut parler de l’eau à travers des animaux, « La Salamandre » (Les Bêtes, p. 45), « Le Rat d’eau » (id., p. 59), « La Carpe » (id., p. 145), « Le Canard sauvage (id., p. 185). Dans « Le grand Chat pêcheur » (id., p. 77), Maurice Rollinat rend hommage à celui qui aime vivre libre et solitaire et dans sa vie retirée à Fresselines, il se sent certainement proche du mode de vie de ce chat qu’il décrit :

Le grand Chat pêcheur

Ichtyophage errant, braconnier jusqu’aux fibres,
Il suit rivière ou lac, ruisseaux pleins ou taris,
En scrutant les recoins de ses yeux vert-de-gris,
Entre l’ajonc qui rêve et le roseau qui vibre.
Penché sur l’onde, il sait garder son équilibre
Et prend de beaux poissons d’or fauve et d’argent gris,
Un peu de toute espèce et de tous les calibres,
Mais les vérons lui font ses repas favoris.
Vivent les goujons crus ! il les préfère aux frits
Qu’il laisse aux tristes chats trop vils pour être libres.
En lui-même il s’en veut, se raille, se dénigre,
Quand la glace l’oblige à manger des souris.
Il lui faut son fretin, sa blanchaille à tout prix !
Aussi, l’été venu, chaque jour il émigre
Aux bons ravins herbus, caillouteux et fleuris,
Où tel vieux paysan surpris
En le voyant s’exclame : « Bigre !
Allons-nous-en ! Ou me v’là pris !
C’grand matou, c’est p’têt’ben un tigre !...

(ichtyophage signifie qui se nourrit uniquement ou principalement de poisson).

 

La phrase finale de ce poème nous sort de la solitude recherchée par le chat pêcheur pour nous entraîner dans le monde humain vivant à travers des paroles teintées d’humour et de spontanéité d’un vieux paysan.

 

Dans Fin d’œuvre, les poèmes inédits rassemblés montrent toutes les facettes de la poésie de Maurice Rollinat dont l’eau. Dans « L’Abîme des larmes » (Fin d’œuvre, p. 55), la facette sombre de ce poète ressort :

(…)
Il existe un océan vague
Qui gémit plat sans une vague
Un abîme encor plus amer,
Encore plus salé que la mer.
(…)
(id., p. 56)

 

Dans « Le Pêcheur à la ligne » (id., p. 92), nous découvrons un Maurice Rollinat passionné par la pêche en même temps que philosophe prenant le temps de méditer sur les sinuosités des remords et la désinvolture humaine devant la cruauté :

Le Pêcheur à la ligne

Tout à l’heure ravi, le cœur faisant toc toc,
Barbare du plaisir, aveugle à sa torture,
De l’anguille il fouettait le tronc d’arbre et le roc.
Ce meurtre maintenant lui gâte sa capture.

« Bah ! fait-il retendant au même endroit du lac,
Prise, c’était pour être morte !
J’ai mieux fait d’agir de la sorte
Que de la laisser vivre à souffrir dans mon sac.

Sans vouloir donner des raisons
Au méchant remords qui m’oppresse,
Je dis qu’en tuant cette ogresse
J’ai vengé beaucoup de poissons. »

Sa conscience ne se prête
À rien, et puis l’appelle hypocrite à présent.
Les choses tout autour le jugent lâche, il sent
Peser sur lui leur blâme honnête.

Et lorsque son regard descend
À ses deux mains pleines de sang,
Honteux l’assassin de la bête
Rougit, pâlit, baisse la tête.

Mais le sournois pêcheur surveille en s’accusant.
Ça mord : une autre anguille. Il la prend, quelle fête !
Et la massacre encor d’un air très innocent.
Tant est féroce en nous l’orgueil de la conquête !
(id., pp. 91 et 92)

 

Maurice Rollinat aimait le poisson, pour l’observer, le pêcher et le cuisiner. Il avait une manière de préparer la carpe ou le barbillon pour ses invités. Il nous propose d’ailleurs avec sérieux, sa recette, le « Poisson à la broche » (id., p. 225) en une description minutieuse et succulente de trois pages dont voici un extrait :

« Il faut un gros poisson de rivière, dans les quatre à cinq livres : chevenne, carpe ou barbillon. (…) on l’assujettit sur une broche avec du fil de cuisine, en le ficelant, à tours nombreux et rapprochés, (…). On le place dans une vaste rôtissoire et on le fait griller devant un feu de rondins, en ayant soin, pendant toute la cuisson, de l’arroser religieusement d’une pluie d’excellent beurre frais salé et poivré à point. C’est la qualité et la quantité de beurre qui donnent à ce plat sa fine succulence et son onctueuse exquisité (…). » (id., pp. 225 et 226)

 

En conclusion, Maurice Rollinat a parlé de l’eau au fil des saisons et du temps, après l’avoir observée dans l’instantanéité du moment, pris sur le vif. Il a ressenti une présence, il a vibré d’émotion avec elle, il l’a imbibée de fantastique et de morbide. Il a analysé l’eau, l’a perçue dans la diversité de sa conception et l’a unie à ses états d’âme. Concluons avec Émile Vinchon : « Rollinat (…) a erré sur les rives de la Creuse ; il se dresse comme le poète qui a compris et chanté l’eau (…). » (Émile Vinchon, L’arbre et l’eau chez Maurice Rollinat, p. 16).

 

Le 22 octobre 2010

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Bibliographie :

Livres de Maurice Rollinat :

Maurice Rollinat, Les Névroses, G. Charpentier, éditeur, Paris, 1883, 399 pages

Maurice Rollinat, Dans les brandes, G. Charpentier et Cie, éditeurs, Paris, 1883, 281 pages

Maurice Rollinat, L’Abîme, G. Charpentier et Cie, éditeurs, Paris, 1886, 292 pages

Maurice Rollinat, La Nature, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, 350 pages

Maurice Rollinat, Les Apparitions, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1896, 310 pages

Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1899, 332 pages

Maurice Rollinat, En errant – proses d’un solitaire, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1903, 325 pages

Maurice Rollinat, Ruminations – proses d’un solitaire, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1904, 296 pages

Maurice Rollinat, Les Bêtes, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1911, 234 pages

Maurice Rollinat, Fin d’Œuvre, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1919, 341 pages

 

Livres sur Maurice Rollinat :

Hugues Lapaire, Rollinat, Poète et Musicien, Librairie Mellottée, Paris, 1930, 267 pages

Émile Vinchon, Maurice Rollinat, étude biographique et littéraire, Jouve et Cie Éditeurs, Paris, 1921, 248 pages

Émile Vinchon, L’arbre et l’eau chez Maurice Rollinat, éditions du Journal « La Voix du Centre », Le Blanc, 1930, 16 pages

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter sur le présent site, le dossier qui leur est consacré.