Maurice Rollinat, un poète proche des délaissés
(Conférence lue à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, lors de la journée des Amis de Maurice Rollinat à la médiathèque de Châteauroux, le 7 mars 2015.)
L’insurrection est le thème du Printemps des Poètes en 2015. Si nous consultons le dictionnaire Larousse, à côté du sens premier, action de s’insurger, de se soulever contre le pouvoir établi, se trouve le sens littéraire qui correspond à une opposition vivement exprimée telle l’insurrection de la dignité en face d’une humiliation, sens que nous approfondirons dans la vie et l’œuvre du poète.
Dans sa vie d’adulte, à Paris, Maurice Rollinat s’insurge contre les préjugés, le cynisme (lettre à Raoul Lafagette en date du 26 juin 1871), contre tous « les abus de pouvoirs », en particulier ceux de « La Commune », du « cléricalisme » et du « militarisme ». En ce sens, il conseille à son ami Raoul Lafagette d’être « le champion de la raison pure et de la liberté calme » (lettre à Raoul Lafagette en date du 24 mai 1871). Il est écœuré par les combats et comme de nombreux jeunes de tout siècle, clame un idéal de vie difficilement conciliable avec la réalité.
Maurice Rollinat s’insurge aussi contre la facilité en littérature et il peut se révolter vis-à-vis d’écrivains qui lui paraissent superficiels, faux ou sans scrupule, ne souhaitant que conquérir le pouvoir. Il critique de manière acerbe « Coppée et Leconte de l’Isle qui prostituent leur muse » ; il rabaisse Victor Hugo qu’il considère comme « vieux » et manquant d’exubérance (lettre à Raoul Lafagette en date du 26 juin 1871). À l’opposé, il apprécie de retrouver dans les salons, « Zola, Pelletan, M. Prudhomme » et des sommités littéraires tels « Flaubert » (lettre à Raoul Lafagette en date du 15 décembre 1874). Maurice Rollinat comme beaucoup d’autres écrivains, refuse la vanité, l’orgueil, la fatalité qui sont si souvent vainqueurs dans ce monde menteur.
Maurice Rollinat a toujours eu soif de campagne et d’air pur et son livre Dans les Brandes, en est imprégné. Le premier poème comporte vingt-quatre quatrains et s’intitule « Fuyons Paris » ; le poète s’insurge contre la vie parisienne dépravée :
O ma fragile compagne, Loin, bien loin des foules humaines, Fuyons les viles courtisanes Nos boulevards seront des plaines En buvant le lait d’une ânesse Dans les halliers, sous la ramure, Les fruits qu’avidement tu guignes, Au village, on a des ampoules, Sous la lune, au bord des marnières, J’aime l’arbre et maudis les haches ! Si tu savais comme la muse Paris, c’est l’enfer ! – sous les crânes, |
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Oh ! le vol des bergeronnettes, Mon âme devient bucolique Sans fin, Seine cadavéreuse, Près d’un petit lac aux fleurs jaunes Fuyons square et bois de Boulogne ! Si quelquefois le nécrophore Sommes-nous blasés sans ressource ? Le pauvre agneau que l’homme égorge Quand on est las de l’imposture L’éternelle beauté, la seule, Aux champs, nous calmerons nos fièvres, Viens donc, ô chère créature ! |
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Aux portes des cafés où s’attablent les vices, |
Maurice Rollinat peut montrer la déchéance de l’être humain avili mais jamais il ne se moque. Il garde une certaine pitié de l’être dépravé comme dans « La buveuse d’absinthe » :
Elle était toujours enceinte, Elle vivait dans la crainte Par les nuits où le ciel suinte, Ceux que la débauche éreinte Dans Paris, ce labyrinthe Elle allait, prunelle éteinte, Oh ! cette jupe déteinte Sa voix n’était qu’une plainte, Quelle farouche complainte Je la revois, pauvre Aminte, Elle effrayait maint et mainte Quand elle avait une quinte Elle râlait : « Ça m’esquinte ! Or elle but une pinte Et l’agonie était peinte Quand son amant dit sans feinte : |
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Maurice Rollinat n’hésite pas à montrer la souffrance ; il peut dresser le portrait d’un homme mourant de faim mais gardant encore sa dignité comme dans ce sonnet :
Toujours la longue faim me suit comme un recors ; Paris m’étale en vain sa houle et ses décors : Fantôme grelottant sous mes haillons pourris, Je suis hideux, moulu, racorni, déjeté ! |
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L’Abîme (1886) est le plus sombre et le plus fantastique de ses livres. L’Abîme reflète son état d’esprit après son succès parisien puis son départ de Paris vers la Creuse, dans un endroit perdu loin du monde. Écœuré, proche du désespoir, il a fui les jalousies mesquines, les jugements sarcastiques, erronés qui sont souvent hélas, la contrepartie de la célébrité.
Ce recueil est aussi le plus philosophique de ses livres de poésie. Maurice Rollinat nous parle de l’honnêteté en opposition à la perversité, à travers l’humain englué dans la fatalité, ou de la lutte du bien et du mal dans « Le soliloque » obnubilé par ses idées fixes. Maurice Rollinat dénonce nos travers par des vers, leitmotivs qui reviennent nous hanter :
Qu’est-ce que c’est que d’être honnête, Si nous portons la volonté Si l’homme, à l’égal de la bête, |
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Le soliloque ne ment pas A travers nos piteux combats Oh ! lorsque la nuit pas à pas |
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Dans La Nature (1892), Maurice Rollinat veut décrire avec précision, l’homme tel qu’il est, ses traits de caractère, ses pensées.
Il sait prendre sur le vif des êtres étranges tel « Le crétin », dont il dresse minutieusement le portrait d’un homme repoussant pour ensuite le réhabiliter et même le sublimer de manière étonnamment mystique en « Pur Esprit du paysage ». Ainsi la laideur devient beauté :
Horrifiant la forme humaine Mais, avec sa pensée inerte, Les bruits rauques de ses langages Même hélas ! sa mère émouvante Mais ce berger glaçant les moelles L’innocence de sa pauvre âme Qui disent pour lui : « Je me navre C’est pourquoi malgré son visage |
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Dans « La folle », cette femme si différente de nous, est embellie par Rollinat pour devenir peu à peu émouvante :
En automne, au printemps, quand le soleil assoiffe Plus belle du désordre égaré de ses charmes Tout ce que la Musique exprime de plus tendre : On dirait que son âme inconsolable hôtesse Soudainement voilés d’une vapeur sensible, Sa jupe rapiécée et dont le bord se ronge, La plaintive Elégie et la triste Romance Froide le plus souvent, parfois la pauvre Folle Mais les nuages, l’eau, les grands horizons vides Car, c’est de là qu’un jour surgira, – pense-t-elle – |
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Dans « Les vieux pauvres », ces humains semblent unis aux éléments, « Regardent l’eau, l’herbe, et la branche » ; le poète les magnifie à l’image de « patriarches », « avec leur longue barbe blanche » :
Les vieux pauvres par les chemins Corps tannés – teints de parchemins, A l’heure où le soleil épanche |
Dans Les Apparitions (1896), Maurice Rollinat nous présente tels des spectres ou des revenants des gens hors du commun, tels les quatre fous qui philosophent sur la vie ; leur folie peut nous paraître d’une certaine manière, bien sensée :
Quatre fous causent entre eux. – L’un Un second : « Moi ! c’est le contraire ! Un autre : « Mon horreur est pire ! Le dernier ricane : « Qui sait ? |
Maurice Rollinat sait aussi mettre en valeur la dignité dans la pauvreté comme lorsqu’il décrit un vieillard, ermite en symbiose avec la nature :
Dans ce pays lugubre, épineux et mauvais, Le soleil écroulé sur les hauteurs chenues, Tout à coup descendant la colline, effrayant Au sommet de ces bois écrasés de sommeil, |
Dans son livre Paysages et Paysans (1899), ses poèmes fourmillent de croquis pris sur le vif, sans fioriture, sans marque de jugement.
Dans « Le pêcheur d’écrevisses », Maurice Rollinat nous régale d’un portrait pris sur le vif avec beaucoup de précision et d’humour, tout en gardant la spontanéité de cet homme, en lui donnant la parole. Vers la fin de ce poème, le pêcheur se fond peu à peu dans le paysage et dans le mystère puis dans la mort.
Nez plat, grosse bouche en fer d’âne, Glabre, sec et la peau ridée ; Boitant, mais de telle manière Les bras tombant à la rotule Ce gars pêchait des écrevisses Ce maigre infirme, à jeun, comme ivre, S’il avait une ample capture, Je lui donnais un coup à boire, Alors, sa pauvre face exsangue, |
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Oui ! mais à présent, l’Diab’ me rompe ! Qui q’ça fait q’j’aye un’jamb’ trop basse ? Et puis, voulez-vous que j’vous dise ? Ame inculte, mais nuancée, Il les comprenait suivant l’heure Au fond de leurs gorges désertes Leur mystère était son royaume A présent, il dort sous les saules. Et, tous mes regrets sur sa tombe |
Véritable portraitiste, Maurice Rollinat nous présente des êtres hors du commun, ceux que nous avons tendance à oublier tellement ils se fondent avec la nature ou ceux bravent les interdictions. Voici le braconnier joyeux, heureux, dynamique. Maurice Rollinat n’hésite pas à lui donner la parole et nous constatons qu’il a de l’humour :
Contre sa jambe, à plat, collant sa canardière, Lorsqu’en face du bois surgit, brusque, un gendarme D’un nagement de loutre il file entre deux eaux, « Eh ben ! vous avez vu que je n’plong’ pas qu’un peu. |
Maurice Rollinat a préparé de son vivant, son livre En errant - Proses d’un promeneur solitaire (1903), paru après sa mort. Ici Maurice Rollinat confie sa philosophie de vie, à travers des histoires dans lesquelles la nature est omniprésente, celle de l’homme, celle de la végétation, des paysages, des animaux dans une sorte de symbiose au goût d’étrangeté et d’inhabituel.
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Dans « Les deux bohémiens » (pp. 83 à 87), Maurice Rollinat décrit avec précision, une femme et son respect force notre attention car elle devient sous sa plume « l’idéale pauvreté » (p. 84). Il est hypnotisé et nous transmet sa vision fantastique, proche d’Edgar Poe :
« Mais, comme elle était plus émouvante encore, plus inexprimablement fascinante d’horreur douloureuse, de poésie pleurante et de mélancolie suprême, la femme-apparition, devenue le fantôme de l’endroit, entre cette rosse et cette voiture ! Robée de guenilles noires comme sa chevelure éparse et emmêlée qui treillissait à demi sa hâve et ovale figure si artistiquement belle, si intensément fantastique dans son étrangeté presque sépulcrale, elle incarnait l’idéale pauvreté, malade, languissante et fragile, lugubre comme la nuit et mystérieuse comme elle. En cette femme, devant mes yeux, respirait, vivait l’être que je venais d’imaginer le plus triste de ses semblables, d’une telle damnation d’existence qu’en vérité mon rêve s’effrayait d’avoir pu concevoir une créature si maudite. » (p. 84) |
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Dans « L’innocent » (pp. 163 à 166), Maurice Rollinat nous emporte sur le chemin du père Jean à la recherche de son fils débile. Nous constatons avec étonnement, le crescendo de l’angoisse du père, expression de la force de son amour pour son enfant, puis son respect, son attention hors de toute convenance. Maurice Rollinat semble participer à ses émotions, à cette fuite vers un ailleurs, dans la beauté des fleurs qui, par contraste, fait ressortir la déchéance physique et mentale de l’innocent : A sa façon, dans son baroque enfantin, tout cela poétisait le mystère du lieu. C’était un hommage touchant et naïf à la vie comme au sommeil des choses, leur étant d’autant mieux approprié qu’il leur venait d’un être, plus près d’elles, plus obscur, plus muré en son monotone végètement, plus instinctivement compatible et communiant avec la fatale simplicité de la nature. Et, maintenant, à genoux, les poignets dans l’herbe, tour à tour, faisant dodeliner sa tête ou la tenant fixement penchée, l’idiot se mirait dans l’eau vitreuse et pleurait silencieusement devant sa hideuse image. » (pp. 165 et 166) Maurice Rollinat, par son style dynamique, nous entraîne près de l’enfant, dans l’attente du dénouement entre les cris et le ciel : |
Ruminations (1904) est un livre différent des autres. Maurice Rollinat l’a préparé de son vivant mais il n’est paru qu’en 1904 donc un an après sa mort. Il est composé de courts paragraphes, chacun étant indépendant de l’autre. Maurice Rollinat a semé là, ses idées, les unes après les autres, les ruminant, nous faisant partager ses réflexions, ses sentences qui nous permettent d’approfondir ses pensées. Il nous met en garde contre l’hypocrisie, contre ceux qui veulent paraître aux yeux du monde et qui cachent leur vraie personnalité. Il s’oppose ainsi aux façades de la bienséance factice :
« Aux puissants qui se savent injustes, l’accusation d’une seule âme sincèrement indignée est plus sensible que tous les suffrages de la foule. __________ Quand, par sa toute naturelle expression, le sourire n’est pas le sincère et lumineux épanouissement de l’intime cordialité, il affirme toujours le malaise de l’offre, la comédie de l’empressement, le mensonge de la bienveillance. Que d’hypocrites, se croyant forts, et se dénonçant par leur sourire qui ne sait ou ne peut appareiller sa feinte avec l’imposture si douce et si veloutée du regard ! » (Ruminations, pp. 193 et 194). |
Les Bêtes (1911), recueil posthume de poèmes (édité par Gustave Geoffroy), est étonnamment proche de l’homme car Maurice Rollinat laisse s’exprimer les animaux qu’il considère doués de pensées et de jugements. Je me pose même la question : Ne les a-t-il pas mis très souvent sur un piédestal, plus hauts que l’homme, plus fiables, plus sincères ? Par la voix du poète, les bêtes nous parlent. Le premier poème de ce livre en est un exemple :
Par l’œil où quelquefois transpire Vous ne savez que nos dehors, C’est l’énigme du sentiment Mais nous avons nos deuils, nos troubles, Votre méchanceté nous trouve conscients. |
Dans le recueil Fin d’œuvre (1919), les poèmes ont été édités par son grand ami, Gustave Geoffroy. Dans « Le pêcheur à la ligne », le poète met bien en évidence la difficulté pour l’homme de garder ses bonnes intentions et sa facilité à refaire les mêmes erreurs :
Tout à l’heure ravi, le cœur faisant toc toc, « Bah ! fait-il retendant au même endroit du lac, Sans vouloir donner des raisons Sa conscience ne se prête Et lorsque son regard descend Mais le sournois pêcheur surveille en s’accusant. |
Dans « Les mauvais conseilleurs », Maurice Rollinat nous donne de manière indirecte, une leçon de morale. En effet, il met en scène trois enfants, le Regret, le Songe, la Peur, ne correspondent-ils pas à notre conscience que le poète essaie de réveiller ?
Les trois enfants de la nuit noire : Ils s’alarment d’un chien jappeur Et le plus sceptique, après boire |
En conclusion, nous avons sillonné ensemble, les principaux livres de Maurice Rollinat. La corruption est souvent au premier plan, elle le hante. Il n’a plus confiance en l’homme si vite dépravé. Étonnamment, en opposition, les petites gens, les délaissés ont la place d’honneur et sont réhabilités en symbiose avec les éléments. Ne sont-ils pas proches de Rollinat, parti s’exiler dans la campagne creusoise, à Fresselines ? Rollinat n’a jamais fini de ruminer ses pensées et en même temps, de nous donner une œuvre surprenante aux multiples facettes ; Maurice Rollinat reste toujours proche des êtres malades, craintifs, humiliés, déchus, maltraités. À sa manière, il nous montre combien ils ont de valeur, s’opposant ainsi à notre vision habituelle des humains à respecter. N’est-il donc pas ainsi le défenseur des mal aimés ?
Catherine RÉAULT-CROSNIER
Bibliographie
Livres de Maurice Rollinat utilisés :
– Rollinat Maurice, Les Névroses, G. Charpentier, Paris, 1883, 399 pages
– Rollinat Maurice, Dans les Brandes, poèmes et rondels, G. Charpentier, Paris, 1883, 281 pages
– Rollinat Maurice, L’Abîme, poésies, G. Charpentier, Paris, 1886, 292 pages
– Rollinat Maurice, La Nature, poésies, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, 350 pages
– Rollinat Maurice, Les Apparitions, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1896, 310 pages
– Rollinat Maurice, Paysages et Paysans, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1899, 332 pages
– Rollinat Maurice, En errant, proses d’un solitaire, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1903, 325 pages
– Rollinat Maurice, Ruminations, proses d’un solitaire, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1904, 296 pages
– Rollinat Maurice, Les Bêtes, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1911, 234 pages
– Rollinat Maurice, Fin d’Œuvre, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1919, 341 pages
Autres documents cités :
– Rollinat Maurice, Lettres à Raoul Lafagette en date du 24 mai 1871, du 26 juin 1871 et du 15 décembre 1874 (collection particulière)
NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.
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