Maurice Rollinat, les bêtes

 

 

(Texte lu à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, le 15 novembre 2014 à Argenton-sur-Creuse, dans le cadre de la soirée de poésie des journées annuelles de l’association des Amis de Maurice Rollinat.)

 

Maurice Rollinat (1846 – 1903), poète et musicien du fantastique, proche d’Edgar Poe et de Baudelaire, a été très connu à la fin du XIXe siècle en particulier au Chat Noir à Paris et grâce à Sarah Bernhardt. Sur les conseils de George Sand, Maurice Rollinat a écrit des poèmes exceptionnels sur la nature dont « La Biche », « Le petit renardeau », « L’écureuil », « L’enterrement d’une fourmi », « Ballade du vieux baudet »… Ils ont été appris dans les écoles, pendant toute la première partie du XXème siècle et beaucoup de gens s’en rappellent encore. Ces poèmes très musicaux, très dynamiques sont aussi des pistes de réflexion sur la condition humaine.

Fin observateur de la nature, Maurice Rollinat a décrit les bêtes dans leur vie quotidienne, dans tous leurs états et même comme des êtres pouvant souffrir, réfléchir. Il les a humanisées et parfois même mises au-dessus de l’homme pour leurs sentiments. Elles sont ses amies, en particulier les chats et les chiens dont nous parlerons principalement ici.

Les bêtes ont toujours été proches du poète et se trouvent dans de nombreux livres de Rollinat.

Nous pouvons citer quelques poèmes :

  • Dans les Brandes, « Le petit chien » (p. 29), « Le chien enragé » (p. 216) ;
  • dans Les Névroses, « Le Minet » (p. 168), « Le chat » (p. 103) ;
  • dans L’Abîme, « Le Chat parlant » (p. 127) ;
  • dans La Nature, « Mon chien Pistolet » (p. 246 », « La Bonne Bête » (p. 289) ;
  • dans Paysages et Paysans, « Petit-Loup » (p. 86), « La Bonne Chienne » (p. 109) ;
  • dans En errant, un paragraphe sur l’expressivité du chien dont « le regard du chien lui sert de parole » (p. 185) ;
  • dans Ruminations, deux paragraphes, l’un au sujet d’un chat philosophe (p. 114), l’autre sur le comportement du chat (pp. 270 et 271) ;
  • dans Fin d’œuvre, le chien apparaît de manière fugace, dans « Les Mauvais Conseilleurs » qui « s’alarment d’un chien jappeur » (p. 101).

Souvent les bêtes font partie intégrante d’un tableau comme :

  • dans « Les gardeuses de boucs », « le grand chien jaune dont l’œil brille » (Dans les Brandes, p. 37) ;
  • dans « Les petits taureaux » « Le pauvre petit chien » qui est « si bon gardien » (Dans les Brandes, p. 37) ;
  • dans « Le champ de chardons », « La chienne jaune accroupie » (Dans les Brandes, p. 59) ;
  • dans « Nocturne », Le leitmotiv « L’aboiement des chiens dans la nuit » (Les Névroses, p. 20), dans « Jalousie féline », « Le chat jaune (…) Oh ! ces poils hérissés ! ces miaulements fous ! » (Les Névroses, pp. 85 et 86) ;
  • dans « Les Deux Solitaires » (L’Abîme, p. 19) où ils sont présents même dans leur absence : « Vous y vivez sans chat ni chien ».

Maurice Rollinat met les animaux à l’honneur dans un livre entièrement consacré à eux, Les Bêtes. Il avait rassemblé avant sa mort, des poèmes pour constituer ce livre édité aux éditions Charpentier en 1911, grâce à Gustave Geoffroy. Cet ardent défenseur de l’œuvre de Maurice Rollinat s’est investi à part entière pour leur publication soutenue par l’éditeur Charpentier qui a réalisé la préface dont voici un extrait enthousiaste :

« Nous avons la bonne fortune de pouvoir, grâce à la collaboration de Gustave Geoffroy, compléter la publication de ses œuvres par deux volumes. Voici le premier, où l’on a rassemblé un certain nombre de pièces pour lesquelles Rollinat avait indiqué ce titre : Les Bêtes. On y trouvera toutes les descriptions attentives, spirituelles, pathétiques, que ce poète subtil et ce savant artiste pouvait faire d’après les insectes, papillons, sphinx, chenilles, guêpes, fourmis, cirons, et les animaux familiers qui vivaient aux alentours et au-dedans de sa maison des champs, entre les deux Creuse, à l’entrée du village de Fresselines : les lézards et les rats, les chats et les chiens (on ne lira pas sans émotion La Mort de Pistolet), l’âne et la vache, – les poissons de la rivière mystérieuse, – les oiseaux de la basse-cour et de l’espace, du creux, des haies et du troncs des arbres, jusqu’au vol de l’aigle qui plane superbement à la fin de ces pages. » (Les Bêtes, pp. VI et VII)

Avant de partir sur la trace de ces animaux, citons le premier poème du livre Les Bêtes car il est à lui seul, une devise et reflète bien la manière dont Rollinat perçoit les animaux. Il les décrit humainement, avec respect. Il a plus confiance en eux que dans certains humains. Il leur rend hommage ; en même temps il leur attribue des sentiments, une âme et il affirme son affection pour eux.

LE JUGEMENT DES BÊTES

Par l’œil où quelquefois transpire
Un peu du sphinx de leur esprit,
Par le presque humain de leur cri,
Les animaux semblent nous dire :

Vous ne savez que nos dehors,
Mais rien du dedans de nous-mêmes.
Pour vous nous sommes des problèmes
Comme les objets et les morts.

Notre monotone figure
N’offre à vos observations
Que d’égales expressions
D’une signifiance obscure.

C’est l’énigme du sentiment
Qui luit au fond de nos prunelles,
Si fatalement éternelles
De calme et d’inétonnement.

Mais nous avons nos deuils, nos troubles,
Qui sait ? peut-être nos remords !
Deux esprits luttent dans nos corps.
Autant que vous, nous sommes doubles.

Nul animal ne se prévaut,
Tout comme vous, d’avoir une âme,
Pourtant il a dans son cerveau
De la comédie et du drame.

Ces drames ou ces comédies,
Qu’en voit l’homme, à peine devin
De notre soif, de notre faim,
Et de nos rares maladies ?

Au contraire, en vous notre œil plonge,
Y trouvant, quoique vous soyez
Des hypocrites variés,
La vérité sous le mensonge.

La richesse de vos moyens
Pour tout ressentir, pour tout rendre,
De bien d’entre nous, chats et chiens,
Vous fait suffisamment comprendre.

Tels ou tels mouvements nerveux
De façon brusque ou nuancée,
Sont des indices, des aveux,
Des montreurs de votre pensée.

Par le nombre de vos mimiques,
De vos tics physionomiques,
De vos gestes tristes ou gais,
Vos dessous nous sont divulgués.

Qu’ils s’échappent ou se renfoncent,
Vos regards surtout vous dénoncent,
Même aussi votre son de voix,
L’air de vos silences parfois.

Vous ne le croyez pas, mais nous vous connaissons
Tout de même depuis que nous vous subissons.
Nous sentons que vos cœurs ne valent pas les nôtres,

Votre méchanceté nous trouve conscients.
Si nous sommes rusés, serviles, méfiants,
C’est que nous vous savons plus mauvais que nous autres.

(Les Bêtes, pp. 1 à 4)

 

Partons tout d’abord sur les traces du chat qui a tant inspiré les poètes et auquel Rollinat a consacré neuf poèmes dans Les Bêtes.

Dans son poème « Convoitise », nous côtoyons une bête endormie et pourtant bien vivante par ses mimiques. Rollinat décrypte ces rêves au frémissement du corps de ce félin. L’humour se mêle à la description fine, presque imperceptiblement jusqu’à envahir la scène. La fin est savoureuse avec son retour au réel.

CONVOITISE

Près de l’âtre, assis droit, la queue en demi-cercle,

Sur ses petits pieds de devant,

Le chat est le voisin ronronneur et rêvant

D’une braisière sans couvercle.

De temps en temps, son poil ou son oreille vibre…

Puis, le voilà presque voûté,

Si dormant que parfois il penche d’un côté

Comme s’il perdait l’équilibre.

Or, pendant qu’il sommeille, une métamorphose

S’opère… Au lieu du vieux fricot

Mijotant sur la cendre, un succulent gigot

Cuit à la flamme longue et rose.

Par degrés, aux senteurs de l’ail et de la viande,

Le chat, toujours moins engourdi,

Tressaille, puis bâillotte, et, presque déroidi,

Hoche un peu sa tête friande.

A petits cherchements, flairant la graisse frite,

Se baisse le nez du minet

Dont le réveil s’achève et qui la reconnaît,

La broche avec sa lèchefrite !

Alors, les yeux gourmands, plein d’envie, il se hausse

Pour voir le beau rôti qui, déjà si dorant,

Avec tant de lenteur tournique, tout pleurant

Des gouttelures de la sauce.

(Les Bêtes, pp. 75 et 76)

La soif de liberté, est omniprésente dans « Le grand Chat pêcheur » à travers un « braconnier » aux aguets. Ce court poème est dynamique par les exclamations humoristiques concernant le chat : « Vive les goujons crus ! », et le paysan qui s’exclame : « Bigre ! / Allons-nous-en ! Ou me v’là pris ! / C’grand matou, c’est p’têt’ben un tigre !... ».

LE GRAND CHAT PÊCHEUR

Ichtyophage errant, braconnier jusqu’aux fibres,
Il suit rivière ou lac, ruisseaux pleins ou taris,
En scrutant les recoins de ses yeux vert-de-gris,
Entre l’ajonc qui rêve et le roseau qui vibre.
Penché sur l’onde, il sait garder son équilibre
Et prend de beaux poissons d’or fauve et d’argent gris,
Un peu de toute espèce et de tous les calibres,
Mais les vérons lui font ses repas favoris.
Vivent les goujons crus ! il les préfère aux frits
Qu’il laisse aux tristes chats trop vils pour être libres.
En lui-même il s’en veut, se raille, se dénigre,
Quand la glace l’oblige à manger des souris.
Il lui faut son fretin, sa blanchaille à tout prix !
Aussi, l’été venu, chaque jour il émigre
Aux bons ravins herbus, caillouteux et fleuris,

Où tel vieux paysan surpris
En le voyant s’exclame : « Bigre !
Allons-nous-en ! Ou me v’là pris !
C’grand matou, c’est p’têt’ben un tigre !... »

(Les Bêtes, p. 77)

Dans le « Soliloque du Chat maigre » (pp. 79 à 87), Maurice Rollinat déroule le fil de son observation en suivant le chat qui se parle à lui-même et se confie comme le ferait un humain. Ce promeneur infatigable, ce SDF, ce sauvage qui défend sa liberté avec ses griffes au risque de sa vie, refusant d’être asservi, cet errant, n’est-il pas en quelque sorte, le portrait de Rollinat qui s’est défendu des attaques et a préféré une retraite en des lieux sauvages à une vie tapageuse ? La fin peut nous rappeler le poème « La chatte » de Béranger au leitmotiv : « Mia-mia-ou ! Que veut Minette ? Mia-mia-ou ! c’est un matou. » (Béranger, Chansons, p. 104)

SOLILOQUE DU CHAT MAIGRE

Venant de se battre avec une pie,

Soliloque tout fier, le grand chat long et sec,

Ses coups d’ongles ont eu raison des coups de bec.

Voilà ce que dit la bête accroupie :

Si mon poil s’ébouriffe,
Sa plume est une chiffe,
Et qu’elle se rebiffe

Je regriffe.

(…)

Je vis : sans foi ni loi,
Mangeant n’importe quoi
Jusqu’à des serpents froids

Dans les bois.

Mais, sauvage, ma fibre
En plein espace vibre,
Tout l’être en équilibre

Je suis libre.

Et là-dessus pas fou
Je vais, sachant bien où,
Courir le guilledou.

Mi-a-ou !

(Les Bêtes, pp. 79, 86 et 87)

Rollinat a toujours été attiré par les pauvres, les malades. Il a pitié d’un chat aveugle comme d’un humain. Il le décrit avec minutie et respect dans sa déchéance et montre son courage et sa ténacité. La fin est émouvante avec le portrait de deux êtres handicapés, le chat et un homme, qui ensemble accèdent au bonheur.

LE CHAT BLANC

Ce majestueux gros chat blanc,
A toison laineuse et compacte,
Est atteint de la cataracte
Qui lui donne le pas tremblant.

Il va, d’un air gauche et frileux,
Sur les planchers et sur les pierres,
Tenant ouvertes ses paupières
Et montrant fixe ses yeux bleus.

Hélas ! il n’y voit pas du tout,
Et son vieux maître n’y voit guère,
Cependant chacun d’eux naguère
Eut des yeux perçants comme un loup.

Ah dame ! ce maître en a soin
De l’angora couleur de neige,
Il le gâte, sert et protège
Sa fantaisie et son besoin.

Il voulut que l’aller-venir
Du matou n’eût aucune gêne,
Qu’à l’aise en son ancien domaine,
Il pût rôder de souvenir.

Donc, s’il revoyait la clarté,
Ce chat trouverait chaque chose
Conservant sa place et sa pose,
Telle qu’avant sa cécité.

D’ailleurs, il garde sa vigueur
Intacte comme son adresse,
Il a des heures de paresse,
Jamais un moment de langueur.

Puis le passé hante à foison
Sa bonne mémoire de bête,
Il voit lumineux, dans sa tête,
Tous les êtres de la maison.

Par lui, leur frôleur familier,
Cloisons, tentures sont perçues,
Il connaît toutes les issues,
Sait le balcon et l’escalier.

Son dirigement, au dehors
Comme au dedans, vous émerveille.
Son odorat et son oreille
Remplaçant presque ses yeux morts,

Il s’avance et, sans se heurter,
Passe d’une pièce dans l’autre,
Sur tel lit s’élance et se vautre,
A tel meuble va se frotter.

Sentant qu’ici la vision
A toujours le même spectacle,
Il va, sans redouter l’obstacle,
Sûr, bien qu’avec précaution.

A cet endroit qu’il a pensé,
Il sonde, il tâte avec sa patte
Aussi sensible et délicate
Qu’un bâton d’aveugle exercé.

Raisonnable à force d’instinct,
Prudent et sagace, il se guide
Dans une obscurité liquide
Où l’objet lui semble distinct.

Il sort un peu, chasse parfois,
Et le grenier qu’il idolâtre
Est encor souvent le théâtre
De sa ruse et de ses exploits.

Tel il vit, flâneur carnassier,
Contentant sa faim et son somme,
Seule société d’un homme
Qui l’aime et sait l’apprécier.

Puisses-tu longtemps subsister,
Compagnonnage misanthrope
D’un chat aveugle et d’un vieux myope,
L’un pour l’autre heureux d’exister.

(Les Bêtes, pp. 89 à 93)

Dans « Le Chat », Rollinat sait nous montrer cet animal sorcier qui nous hypnotise et nous entraîne dans le rêve. Il ne nie pas bien au contraire, sa facette féroce, son côté hypocrite, qui sont pour lui, des atouts de plus pour l’aimer.

LE CHAT

Par le muet et le cafard
Du pas, de la miaulerie,
Par la louche câlinerie
Du mouvement et du regard,

Le chat vous prend. Fauve et mignard,
Il a de la sorcellerie ;
Son surgissement quelque part
Met du songe et de la féerie.

J’aime ce féroce bénin,
Moitié miel et moitié venin,
Ambigu des pieds à la tête,

Et cet hypocrite parfait
Plus d’une fois m’a fait l’effet
D’une Circé changée en bête.

(Les Bêtes, pp. 99 et 100)

Rollinat est attiré par le côté chasseur du chat. Il ne s’étonne pas de sa fidélité à le suivre sur les chemins déserts. Il montre sa force physique, son endurance. En final, Rollinat pose à lui-même et au lecteur, une question qui le hante, imprégnant le poème d’une touche fantastique.

L’ESPRIT FÉLIN

Ce petit chat tout noir à la prunelle verte

Doit avoir une âme de chien ;

Il chasse, il arrête si bien,

Flairant, patte levée et la gueule entr’ouverte.

Mais le plus surprenant c’est que son pas alerte

A toute heure s’emboîte au mien,

Avec moi part et s’en revient,

Me talonne partout dans la brande déserte.

Sur mon allure il piète, il rampe,

Saute, escalade, prend le trot,

Pour moi cuit au soleil, sous l’averse se trempe.

Est-ce un diable, un Esprit ? Je finis par le croire,
Car, positivement, elle me poursuit trop

Cette petite bête noire.

(Les Bêtes, pp. 101 et 102)

Jamais lassé de côtoyer les chats, Rollinat a l’art de décrire la diversité de ses habitudes, de ses attitudes et de ses comportements. Le titre de ce poème « Croquis de chat » est significatif car Rollinat l’esquisse savoureusement en de nombreuses poses avec des mots.

CROQUIS DE CHAT

Pour grimper sur le grand prunier
Et somnoler sur la margelle
Du vieux puits, le chat, par l’échelle,
Est descendu de son grenier.

Et jusqu’à terre, tout du long,
Il miaule à chaque échelon.
Son petit museau se redresse,
Il flaire un peu d’où le vent vient,

Puis tout à coup il se souvient
De la viande et de la caresse,
Sur la chaise il ne fait qu’un saut
Dans la cuisine, près du seau.

Là, sans même qu’il s’ébouriffe
Ou bouffe en bossuant son dos,
Contre le chien cherchant un os
Dans la paille il se fait la griffe
A l’intention des souris.
Ouvrant, fermant ses ongles gris,
Écoutant ronfler la bouillote,
Il bâille ou plutôt il bâillote

Et faisant son ronron
S’endort en demi-rond.

(Les Bêtes, pp. 103 et 104)

Dans « Étude de Chat », nous découvrons tout d’abord un élégant portrait de chat comme sous le pinceau d’un peintre avant de le voir s’animer « de la cave au grenier » :

ÉTUDE DE CHAT

Longue oreille, des crocs intacts, de vrais ivoires,

Le corps svelte quoique râblu,

Son beau pelage court et gris à barres noires

Lui faisant un maillot velu ;

Des yeux émeraudés, vieil or, mouillant leur flamme

Qui, doux énigmatiquement,

Donnent à son minois le mièvre et le charmant

D’un joli visage de femme.

Avec cela rôdeur de gouttières, très brave,

Fort et subtil, tel est ce chat,

Pratiquant à loisir le bond et l’entrechat,

Au grenier comme dans la cave.

(…)

Mais la pluie a cessé. Quelqu’un entre soudain.
Le matou sort d’un bond, gagne cour et jardin,
Et bientôt on le voit marchant à pas tranquilles
Au long du vieux chenal, sur la mousse des tuiles.

(Les Bêtes, pp. 105, 106 et 109)

Chat et chien s’entendent exceptionnellement et Rollinat a du plaisir à décrire leur amitié :

CHAT ET CHIEN

Ensemble ils sont tellement bien
Qu’adorant tous deux la rataille
Ce même goût leur est un lien
Au lieu d’un sujet de bataille.

Tous deux ils ont l’instinct vaurien,
L’humeur fourbe, la dent canaille,
Ils sont voleurs, ça ne fait rien !
Que tout à coup le chien s’en aille,

Le chat met son pas sur le sien ;
Si le chat disparaît, le chien
Le cherche, s’inquiète et braille.

Au-dedans, même va-et-vient,
Côte à côte ils s’épucent, bâillent,
Et l’un près de l’autre se tient
Sur la chaise qu’ils désempaillent.

Bref, égaux en tout jusqu’en taille,
Le grand chat et le petit chien
Font mentir le proverbe ancien
Et leur bonne entente le raille.

(Les Bêtes, pp. 111 et 112)

Après avoir partagé la vie des chats, suivons le chemin de Rollinat près des chiens, ses fidèles compagnons et le plus fidèle d’entre tous, Pistolet qu’il a pleuré comme un humain :

MORT DE PISTOLET

Mon fidèle partout, sûr en toute saison,
Par qui je ruminais des chimères meilleures,
Ma vraie âme damnée, humble à toutes les heures,
Mon ami des chemins comme de la maison.

Mon veilleur qui, pour moi, faisait guetter son somme,
Qui, par sa tendre humeur, engourdissait mon mal,
M’offrant sans cesse, au lieu du renfermé de l’homme,
Dans ses bons yeux parlants, son âme d’animal.

Il repose à jamais là, mangé par la terre,
Mais je l’ai tant aimé, d’un cœur si solitaire,
Que tout son cher aspect, tel qu’il fut, me revient.

L’appel de mon regret met toujours à mes trousses,
Retrottinant, câlin sous ses couleurs bruns-rousses,
Le fantôme béni de mon pauvre vieux chien.

(Les Bêtes, pp. 113 et 114)

Ce poème n’est pas sans nous rappeler un poème de Du Bellay « Epitaphe d’un chat » dans lequel Du Bellay nous fait partager sa tristesse profonde dans un long poème de sept pages car son chat fidèle, Belaud, est mort :

« Belaud estoit mon cher mignon
Belaud estoit mon compagnon
A la chambre, au lit, à la table, (…) ».

(Du Bellay, Divers Jeux rustiques, Epitaphe d’un chat, p. 110)

Rollinat décrit aussi le chien avec minutie et l’humanise en fidèle compagnon ; le pessimisme surgit en final :

LE CHIEN NOIR

Le corps en demi cercle et le bout du museau

Joignant sa cuisse maigriotte,

Le chien sommeille au bruit ronronnant d’un fuseau

Tourné par une main vieillotte.

Imperceptiblement son flanc qui se soulève

Montre juste qu’il n’est pas mort ;

Par instants, il respire humainement très fort,

Et tout à coup voici qu’il rêve.

Ce n’est assurément ni lièvre, ni renard

Qui lui donnent ce cauchemar,

Et la bonne femme s’épeure

Et se signe le front, tandis que le chien noir

Pousse un long cri de désespoir,

Un horrible aboiement qui pleure.

(Les Bêtes, pp. 115 et 116)

Dans un grand nombre de poèmes, Rollinat a célébré chats et chiens mais bien sûr, beaucoup d’autres animaux ont place dans son œuvre : vaches, taureaux, moutons, boucs, chèvres, ânes.

Un poème connu et longtemps appris dans les écoles, « La Ballade du vieux baudet » traite du thème de la déchéance tout en maintenant le sens de l’humour et de la gaieté ce qui n’est pas le cas dans « Le vieil âne », long poème de cinq pages ; ici, les descriptions précises finissent par le hanter.

LE VIEIL ANE

Sa prunelle qui fut limpide
Exprime en son vitreux noyé
L’accablement stupéfié,
La résignation torpide.

(…)

En frémissant je me retire ;
Dans la nuit, la brume et le vent,
Me suit le squelette vivant
De la pauvre bête martyre.

(Les Bêtes, pp. 123 et 128)

Ce thème de la déchéance peut concerner des animaux maltraités. Dans « Les deux compagnons », un énorme cheval et un petit âne subissent l’esclavage d’un travail trop important pour leur corps. Rollinat les présente dans l’effort et la douleur. Seule, leur amitié les aide à tenir.

LES DEUX COMPAGNONS

Cet énorme cheval et ce tout petit âne,
Frères en coups de fouet, en jeûnes, en labeur,
Ont pris les mêmes airs d’angoisse et de stupeur,
Pensent le même effroi dans la nuit de leur crâne.

A force de tirer côte à côte, en souffrant,
Ils ont suppléé presque au manque de langage
Par des mouvements d’yeux, d’oreilles, et je gage
Qu’entre eux braire et hennir est un parler courant.

Aussi, lorsqu’en leur pré d’herbe courte et mauvaise,
De la sorte, ils ont pu converser bien à l’aise,
Alors c’est du délire après l’épanchement.

Pleins de la belle humeur que l’un à l’autre insuffle,
Ils se roulent en chœur, et simultanément
Se relèvent tous deux pour s’embrasser le mufle.

(Les Bêtes, pp. 129 et 130)

Bien d’autres poèmes pourraient être cités. Nous terminerons par « La vache blanche ». Rollinat installe son tableau champêtre, un petit berger, une vache puis il ajoute à la scène, l’action de l’enfant et pour finir, sa connivence avec l’animal. Ce sonnet se termine par une scène maternelle à la fois animale et humaine, dans la simplicité de la nature.

LA VACHE BLANCHE

Le petit berger, haut comme un manche de hache,
S’obstine à taquiner la bonne mère vache
Qui supporte l’enfant, comme sans s’en douter,
Et machinalement continue à brouter,

Il joue avec sa corne, à son fanon s’attache,
Ébouriffe ses crins, les tire, les arrache,
Se cramponne à sa queue et se fait traînoter…
Elle ne songe pas à s’impatienter.

Quand le marmot a soif du breuvage qui mousse,
Sous le bedon frôlé par sa tignasse rousse,
De sa main frêle il prend le tetin violet,

Le pressant vers sa bouche avide qui s’y penche,
Et maternellement, pour mieux donner son lait,
Rumine sans bouger la bonne vache blanche.

(Les Bêtes, pp. 131 et 132)

 

En conclusion, il n’est pas étonnant que les poèmes de Rollinat soient encore présents dans la mémoire des élèves qui ont eu la chance d’apprendre ses poèmes à l’école. Maurice Rollinat est un poète champêtre de grande envergure. Par sa connaissance profonde des animaux, par sa vie en symbiose avec eux, il a pu les décrire de manière dynamique. Il les présente doués de pensée, d’amour, de conscience, de remords. Il les respecte tous, l’animal familier, le mal aimé, l’oublié, le vieillard, l’humilié. Ses poèmes descriptifs ont une force de création étonnante, inhabituelle ; ils reflètent sa pensée profonde, son amour, son respect pour eux.

 

Mars à novembre 2014

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Bibliographie :

Rollinat Maurice, Les Névroses, G. Charpentier, Paris, 1883, 399 pages
Rollinat Maurice, Dans les Brandes, poèmes et rondels, G. Charpentier, Paris, 1883, 281 pages
Rollinat Maurice, L’Abîme, poésies, G. Charpentier, Paris, 1886, 292 pages
Rollinat Maurice, La Nature, poésies, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, 350 pages
Rollinat Maurice, Paysages et Paysans, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1899, 332 pages
Rollinat Maurice, En errant, G. Charpentier, Paris, 1903, 325 pages
Rollinat Maurice, Ruminations, G. Charpentier, Paris, 1904, 296 pages
Rollinat Maurice, Les Bêtes, G. Charpentier, Paris, 1911, 226 pages
Rollinat Maurice, Fin d’Œuvre, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1919, 341 pages

Autres livres :
Joachim Du Bellay, Divers Jeux Rustiques, Libraire Marcel Didier, Paris, 1947, 200 pages
Jean-Pierre de Béranger, Œuvres complètes, Perrotin Libraire, Paris, 1867, 620 pages.

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter sur le présent site, le dossier qui leur est consacré.