« MAURICE ROLLINAT, L’ARDEUR »

 

 

(Conférence de Catherine Réault-Crosnier lue à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, à la médiathèque de Châteauroux le 3 mars 2018, dans le cadre du Printemps des Poètes.)

 

 

Maurice Rollinat a brûlé de passion artistique toute sa vie. Il a vécu dans le bouillonnement de la création en poésie et en musique, dès sa jeunesse et jusqu’à ses derniers jours. Il entre donc en résonnance avec le thème du Printemps des Poètes 2018, « L’ardeur ».

Ce poète possédait déjà étant enfant, du talent, des idées, une personnalité qui s’épanouit avec le temps. Nous avons la trace de deux quatrains délicats qu’il a écrit à neuf ans et demi, à l’encre violette sur une page de cahier d’écolier. Nous pouvons penser qu’il a vraiment écrit ce poème même s’il a pu être conseillé par ses parents, son frère aîné car il y a une faute d’orthographe, le mot rozée a un « z » au lieu du « s », et le point final manque. Imprégnons-nous maintenant de sa force poétique déjà présente, prête à germer :

Comme une douce mélodie,
Au fond du cœur quand j’écoutais,
Parler l’espérance chérie,
C’était sa voix que j’entendais.

Souvent, fleur de la pensée,
Doux parfum, prête à mes accents,
Ton charme est comme une rozée
Sur mon front, du ciel, oh descends

(Maurice Rollinat, Poèmes de jeunesse, page 13)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le premier poème connu de Maurice Rollinat.

À l’approche de l’âge adulte, à dix-sept ans, Maurice Rollinat compose « Une nuit », poème oscillant entre rêve et réalité. Notons son imagination à l’affût. Il sait déjà capter notre attention, nous faire frissonner dans une ambiance proche d’Edgar Poe. Il alterne octosyllabes et vers de trois pieds, créant des coupures de rythmes donnant une impression de mystère puis de cavalcade et de suspens. Son dernier vers claque comme un fouet, « j’avais peur !... ».

UNE NUIT.

Un soir, j’errais à l’aventure.

ma nature

est de m’égarer au hasard,

la nuit, tard.

la nuit était mélancolique

fantastique ;

le ciel était affreux à voir,

tout en noir.

parfois dans la plaine muette

la chouette

jetait son cri de mauvais sort

et de mort.

(…)

La lune au milieu des ténèbres

si funèbres

brillait d’une vague lueur :

j’avais peur !…

(id., page 21)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Une Nuit de Maurice Rollinat.

À l’âge adulte, à trente-et-un ans, Maurice Rollinat publie à compte d’auteur Dans les brandes, sans beaucoup de succès. Ce livre sera réédité par Charpentier avec quelques changements après le succès de son livre Les Névroses en 1883. Dans les brandes comprend des poèmes sur la nature et les petites gens de la campagne. Imprégnons-nous de l’ambiance de ses poèmes qui peuvent rendre hommage exceptionnellement au monde moderne pour l’époque, avec les trains dans le paysage.

LE CHAMP DE CHARDONS

Le champ fourmille de chardons :
Quel paradis pour le vieil âne !
Adieu bât, sangles et bridons !
Le champ fourmille de chardons.
La brise mêle ses fredons
A ceux de la petite Jeanne !
Le champ fourmille de chardons :
Quel paradis pour le vieil âne !

En chantant au bord du fossé
La petite Jeanne tricote.
Elle songe à son fiancé
En chantant au bord du fossé ;
Son petit sabot retroussé
Dépasse le bout de sa cotte.
En chantant au bord du fossé
La petite Jeanne tricote.
(…)

Le baudet plein de nonchaloir
Savoure l’âpre friandise ;
Il est réjouissant à voir
Le baudet plein de nonchaloir !
Sa prunelle de velours noir
Étincelle de gourmandise.
Le baudet plein de nonchaloir
Savoure l’âpre friandise.

Le soleil dort dans les cieux gris
Au monotone tintamarre
Des grenouilles et des cris-cris.
Le soleil dort dans les cieux gris.
Les petits saules rabougris
Écoutent coasser la mare ;
Le soleil dort dans les cieux gris
Au monotone tintamarre.

Au loin, sur le chemin de fer,
Un train passe, gueule enflammée :
On dirait les chars de l’enfer
Au loin, sur le chemin de fer :
La locomotive, dans l’air,
Tord son panache de fumée !
Au loin, sur le chemin de fer
Un train passe, gueule enflammée !

(Dans les Brandes, pages 57 à 61)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Champ de chardons de Maurice Rollinat.

Durant sa période parisienne, la parution en février 1883 de son livre Les Névroses de 390 pages, le rend célèbre. Vous y trouverez les femmes mises à l’honneur avec « ardeur » car Maurice Rollinat n’a jamais été indifférent au charme des femmes, n’a jamais fini de les décrire, avec fougue et talent.

Les thèmes abordés dans les différents chapitres des Névroses, montrent la diversité de ses centres d’intérêt : « Les âmes », « Les luxures », « Les refuges », « Les spectres », « Les ténèbres » et en final le poème « De profundis ». Nous pouvons nous étonner des grandes différences des thèmes abordés et de son art du rythme, de la musique, de son usage d’oxymores, liant vie et mort, fantastique et paix, immensément grand et importance du minuscule... Notons que la plupart des travaux universitaires sont centrés sur ce livre phare, aux facettes si diverses. Au fil de ses pages, nous ne pouvons pas nier l’influence d’Edgar Poe et de Baudelaire. Cette proximité d’idées n’est pas du plagiat comme certains ont voulu le laisser croire car le talent de Rollinat est bien réel, son originalité indéniable comme ses trouvailles de mots, de rythmes alternés, d’oxymores inhabituels et très réussis, son imagination étonnante sur des sujets inattendus, son art exceptionnel de retenir notre attention et même de nous envoûter !

Dans le chapitre « Les âmes » commençant par le poème « Le Fantôme du crime » et se terminant par « L’Étoile du Fou », la veine sombre, facette caractéristique du poète, domine même si la lumière peut surgir en opposition pour renforcer l’idée première comme dans l’acrostiche :

LES ÉTOILES BLEUES

Au creux de mon abîme où se perd toute sonde,
Maintenant, jour et nuit, je vois luire deux yeux,
Amoureux élixirs de la flamme et de l’onde,
Reflets changeants du spleen et de l’azur des cieux.

Ils sont trop singuliers pour être de ce monde,
Et pourtant ces yeux fiers, tristes et nébuleux,
Sans cesse en me dardant leur lumière profonde
Exhalent des regards qui sont des baisers bleus.

Rien ne vaut pour mon cœur ces yeux pleins de tendresse
Uniquement chargés d’abreuver mes ennuis :
Lampes de ma douleur, phares de ma détresse,

Les yeux qui sont pour moi l’étoile au fond d’un puits,
Adorables falots mystiques et funèbres
Zébrant d’éclairs divins la poix de mes ténèbres.

(Les Névroses, page 32)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Étoiles bleues de Maurice Rollinat.

Dans le chapitre « Les luxures », Maurice Rollinat exprime sa sensualité débordante, son sens du fantastique, du morbide à son attirance physique, ensorcelante pour le corps féminin.

L’AMOUR

L’Amour est un ange malsain
Qui frémit, sanglote et soupire.
Il est plus moelleux qu’un coussin,
Plus subtil que l’air qu’on respire,
Plus provocant qu’un spadassin.

Chacun cède au mauvais dessein
Que vous chuchote et vous inspire
Le Dieu du meurtre et du larcin,

L’Amour.

Il voltige comme un essaim.
C’est le prestigieux vampire
Qui nous saigne et qui nous aspire ;
Et nul n’arrache de son sein
Ce perfide et cet assassin,

L’Amour !

(Les Névroses, page 79)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'Amour de Maurice Rollinat.

Dans le chapitre « Les refuges », le poète sait nous émerveiller en contraste avec les deux chapitres précédents ; la paix, sorte de symbiose avec les éléments, domine. Maurice Rollinat met en valeur les animaux même ceux qui sont les plus difficiles à observer, tel cet oiseau décrit, léger, aérien, image fugace dans la beauté de sa vie libre et de la nature qui l’entoure.

LE MARTIN-PÊCHEUR

Le miroitement des eaux vives
Attire le Martin-Pêcheur
Qui fend la brume et la blancheur
Mieux que les merles et les grives.

Entre les grands saules des rives,
Au bord du ruisseau rabâcheur,
Le miroitement des eaux vives
Attire le Martin-Pêcheur.

Et sous les ramures plaintives,
Dans le soleil, dans la fraîcheur,
Il file, ce joli chercheur,
Rasant de ses lueurs furtives
Le miroitement des eaux vives.

(Les Névroses, page 206)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Martin-pêcheur de Maurice Rollinat.

Dans le chapitre « Les spectres », la facette sombre de Maurice Rollinat, proche d’Edgar Poe, devient envahissante, étouffante. Pourtant la créativité du poète est ancrée dans le concret alors qu’avec Edgar Poe, elle est déconnectée du réel. Maurice Rollinat nous hypnotise dans le crescendo du frisson, du fantastique, avec « Mademoiselle Squelette », qui nous hante par sa maigreur vers le frisson et l’horreur, près de « La Morte embaumée » ou encore dans le célèbre poème, « L’Amante macabre », squelette bien vivant.

L’AMANTE MACABRE

À Charles Buet.

Elle était toute nue assise au clavecin ;
Et tandis qu’au dehors hurlaient les vents farouches
Et que Minuit sonnait comme un vague tocsin,
Ses doigts cadavéreux voltigeaient sur les touches.

Une pâle veilleuse éclairait tristement
La chambre où se passait cette scène tragique,
Et parfois j’entendais un sourd gémissement
Se mêler aux accords de l’instrument magique.

Oh ! magique en effet ! Car il semblait parler
Avec les mille voix d’une immense harmonie,
Si large qu’on eût dit qu’elle devait couler
D’une mer musicale et pleine de génie.

Ma spectrale adorée, atteinte par la mort,
Jouait donc devant moi, livide et violette,
Et ses cheveux si longs, plus noirs que le remord,
Retombaient mollement sur son vivant squelette.

Osseuse nudité chaste dans sa maigreur !
Beauté de poitrinaire aussi triste qu’ardente !
Elle voulait se jeter, cet ange de l’Horreur,
Un suprême sanglot dans un suprême andante.
(…)

Et quand son cœur sentit son dernier battement,
Elle vint se coucher dans les planches funèbres ;
Et la veilleuse alors s’éteignit brusquement,
Et je restai plongé dans de lourdes ténèbres.

Puis, envertiginé jusqu’à devenir fou,
Croyant voir des Satans qui gambadaient en cercle,
J’entendis un bruit mat suivi d’un hoquet mou :
Elle avait rendu l’âme en mettant son couvercle !

Et depuis, chaque nuit, – ô cruel cauchemar ! –
Quand je grince d’horreur, plus désolé qu’Électre,
Dans l’ombre, je revois la morte au nez camard,
Qui m’envoie un baiser avec sa main de spectre.

(Les Névroses, pages 255, 256 et 258)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'Amante macabre de Maurice Rollinat.

Dans le chapitre « Les ténèbres », le poète nous entraîne encore plus loin dans son mal d’être et dans le morbide proche de Baudelaire comme avec La « Ballade du Cadavre », « La Putréfaction ». Dans son poème « Les Glas », Maurice Rollinat traite de la mort d’une manière proche d'Edgar Poe mais plus personnelle avec un côté fantastique, étonnamment associé à une connotation religieuse.

LES GLAS

Chaque jour dans la basilique
Ils pleurent pour de nouveaux morts,
Lancinants comme des remords
Avec leur son mélancolique.

C’est l’appel grave et symbolique
Que j’entends au gîte et dehors.
Avec ton sanglot métallique,
Vieux bourdon, comme tu me mords !

Hélas ! mon âme est destinée,
Quand l’horrible glas retentit,
A grincer comme une damnée,
Car c’est la voix qui m’avertit

Que bientôt le train mortuaire
M’emportera comme un colis,
Et que pour le dernier des lits
Je dois préparer mon suaire.

(Les Névroses, page 376)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Glas de Maurice Rollinat.

Après ces poèmes sombres, Maurice Rollinat, dans un dernier sursaut, isole le poème, « De Profundis » pour conclure son livre, cri du cœur vers le ciel dans son désespoir, plainte qu’il répète deux fois, en final des deux dernières strophes ; ce n’est pas un hasard car son appel au secours est très fort.

DE PROFUNDIS !

Mon Dieu ! dans ses rages infimes,
Dans ses tourments, dans ses repos,
Dans ses peurs, dans ses pantomimes,
L’âme vous hèle à tout propos
Du plus profond de ses abîmes !

Quand la souffrance avec ses limes
Corrode mon cœur et mes os,
Malgré moi, je crie à vos cimes :

Mon Dieu !

Aux coupables traînant leurs crimes,
Aux résignés pleurant leurs maux,
Arrivent toujours ces deux mots,
Soupir parlé des deuils intimes,
Vieux refrain des vieilles victimes :

Mon Dieu !

(Les Névroses, page 391)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème De Profondis ! de Maurice Rollinat.

Après son départ de Paris, lassé par la vie tapageuse et les commentaires sarcastiques remettant en cause son talent, le rabaissant dans certains journaux à un plagiat de Baudelaire ou d’Edgar Poe, Maurice Rollinat part dans la campagne profonde à Fresselines, dans la Creuse, avec une comédienne, Cécile Pouettre.

Il écrit d’abord L’Abîme, son livre le plus sombre, paru en 1896, reflet de son mal d’être dans les profondeurs du pessimisme et pourtant nous retrouvons toujours son talent de poète, artiste et musicien. Mort, déchéance, perversité, drame de la conscience le hantent. Au fil des 305 pages, il s’analyse, recherche l’oubli.

L’OUBLI

Outre les heures du sommeil
Dont la trêve est souvent mensonge,
Puisque plus d’un horrible songe
Vient nous y redonner l’éveil,

Il est des heures de magie
Pendant lesquelles, sans pensers,
On existe tout juste assez
Pour savourer sa léthargie.

Alors le projet en chemin
D’un seul coup s’arrête et se fige :
On perd jusqu’au dernier vestige
De son harcèlement humain.

Dans un croupissement d’extase
Gît votre personnalité,
Aplatie en totalité
Sous l’énorme oubli qui l’écrase.

Maint coupable connaît cela :
Il aspire à ces moments-là
Où sur son âme noire et double,

Vide de remords et de mal
Il flotte inerte et machinal
Comme un crapaud sur de l’eau trouble.

(L’Abîme, pages 202 et 203)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème L'Oubli de Maurice Rollinat.

Dans ses livres suivants, Maurice Rollinat met à l’honneur les petites gens en symbiose avec des paysages immenses. Il les associe à ses états d’âme, rêveur, morbide, fantastique. Il peut aussi s’apaiser dans la nature, se ressourcer près des animaux ou nous surprendre par une note humoristique mais le plus souvent, sa philosophie jaillit près du temps qui fuit à grands pas.

Dans La Nature, paru en 1892, Maurice Rollinat donne la première place aux paysages et aux animaux, refuges pour son esprit tourmenté mais aussi vision fantastique. À travers sa description de « La grosse anguille, ce qui pourrait être une scène champêtre, devient un massacre et, en même temps, une œuvre d’art car « huit » est écrit en chiffre en comparaison avec la bête, le S et le Z sont en majuscules pour devenir la dynamique du mouvement du poisson ou un arrêt sur l’image et sur des poses jusqu’à l’extase. Quelle inventivité ! La chute finale nous rappelle celle d’un de ses poètes préférés, Edgar Poe avec le frisson garanti en prime.

LA GROSSE ANGUILLE

La grosse anguille est dans sa phase
Torpide : le soleil s’embrase.
Au fond de l’onde qui s’épand,
Huileuse et chaude, elle se case
A la manière du serpent :
Repliée en anse de vase,
En forme de 8, en turban,
En S, en Z : cela dépend
Des caprices de son extase.

Vers le soir, se désembourbant,
Dans son aquatique gymnase
Elle joue, elle va grimpant
De roche en roche, ou se suspend
Aux grandes herbes qu’elle écrase,

La grosse anguille.

L’air fraîchit, la lune se gaze ;
Moitié nageant, moitié rampant,
Alors elle chasse, elle rase
Sable, gravier, caillou coupant…
Gare à vous, goujonneau pimpant !
Gentil véron, couleur topaze !
Voici l’ogresse de la vase,

La grosse anguille !

(La Nature, pages 71 et 72)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La grosse Anguille de Maurice Rollinat.

Le poète traite ses sujets pris sur le vif avec beaucoup de sens de l’observation, de délicatesse. Maurice Rollinat a aussi l’art de traduire les sentiments comme l’amour maternel chez les animaux.

LA JUMENT AVEUGLE

Avec l’oreille et les naseaux
Y voyant presque à sa manière,
La vieille aveugle poulinière
Paissait l’herbe au long des roseaux.

Elle devait s’inquiéter
Lorsque sa pouliche follette
S’égarait un instant seulette,
Car elle cessait de brouter.

Un hennissement sorti d’elle,
Comme un reproche plein d’émoi,
Semblant crier à l’infidèle :
« Reviens donc vite auprès de moi ! »

Parfois même en son désir tendre
De la sentir et de l’entendre,
Elle venait à pas tremblants,

Lui lécher l’épaule et la tête,
Tandis que dans ses gros yeux blancs
Pleurait sa bonne âme de bête !

(La Nature, pages 159 et 160)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La Jument aveugle de Maurice Rollinat.

Dans Les Apparitions (1896), livre de 310 pages, Maurice Rollinat développe sa philosophie imprégnée de spleen et de fantômes, oscillant entre ressentiment, ennui, néant et apparitions mais quelle ardeur dans l’écriture ! Dès le début du premier poème « Les choses », tout vit près de la nature humanisée de sentiments, pensée, volupté :

LES CHOSES

Non ! Ce n’est pas toujours le vent
Qui fait bouger l’herbe ou la feuille,
Et quand le zéphyr se recueille,
Plus d’un épi tremble souvent.

Soufflant le parfum qu’elle couve,
Suant le poison sécrété,
La fleur bâille à la volupté
Et dit le désir qu’elle éprouve.

Certaines donnent le vertige
Par le monstrueux de leur air,
Engloutissent, pompent la chair,
Sont des gueules sur une tige.

L’eau rampe comme le nuage
Ou se darde comme l’éclair,
Faisant triste ou gai, terne ou clair
Sa rumeur ou son babillage.

Sans tous les jeux de la lumière,
Sans les ombres et les reflets,
Les rochers gris et violets
Se posturent à leur manière.

Tel pleure dans sa somnolence,
Un autre, sec comme le bois,
Aura cette espèce de voix
Qui fait marmonner le silence.

L’âme parcourt comme la sève
Les objets les plus abîmés
Dans la mort, – ils sont animés
Pour tous les organes du rêve :

Pour ceux-ci, l’exigu, l’énorme
Existent par le frôlement,
La couleur, le bruissement,
Par la senteur et par la forme.

Nous pensons que les choses vivent…
C’est pourquoi nous les redoutons.
Il est des soirs où nous sentons
Qu’elles nous parlent et nous suivent.

Par elles les temps nous reviennent,
Elles retracent l’effacé,
Et racontent l’obscur passé
Comme des vieux qui se souviennent.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Choses de Maurice Rollinat.

Elles dégagent pour notre âme
Du soupçon ou de la pitié,
Paix, antipathie, amitié,
Du contentement ou du blâme.

A nos peines, à nos délices,
Participant à leur façon,
Suivant nos actes, elles sont
Des ennemis ou des complices.

Chacune, simple ou nuancée,
Émet de sa construction
Une signification
Qui s’inflige à notre pensée.

Plus d’une, à force de confire
En tête à tête avec le deuil
Prend la figure du cercueil
Et de la Mort pour ainsi dire.

Comme une autre, usuel témoin
D’une allégresse coutumière,
Met du rire et de la lumière,
De l’hilarité dans son coin.

Les saules pleureurs se roidissent
Dans l’éplorement infini,
La branche d’orme vous bénit,
Les bras des vieux chênes maudissent.

L’une a l’allure prophétesse,
Une autre exprime du tourment ;
Toutes rendent le sentiment
De la joie ou de la tristesse.

Celle-là que maigrit, allonge,
La crépusculaire vapeur,
Revêt le hideux de la peur
Et le fantastique du songe

L’assassin voit la nue en marbre
S’ensanglanter sur son chemin,
Et la hache grince à la main
Qui lui fait massacrer un arbre.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Choses de Maurice Rollinat.

Souvent, l’aube lancine et froisse
Le remords avec sa fraîcheur,
Et la neige avec sa blancheur
Épand des ténèbres d’angoisse.

Si par son aspect telle chose
Toutes les fois ne nous dit rien,
A chaque rencontre d’où vient
Que notre œil l’évite ou s’y pose ?…

Notre intelligence retorse
Déshonore leur don brutal
En prêtant son savoir du mal
A ces aveugles de la force.

Hélas ! pour combien d’entre celles
Qui sont barbares par destin,
L’homme n’a qu’un but qu’il atteint :
Les rendre encore plus cruelles !

Que ce sentiment vienne d’elles
Ou leur soit supposé par nous,
On leur trouve un semblant jaloux
Quand nous leur sommes infidèles.

On le sent : comme à l’innocence
On leur doit pudeur et respect,
Et l’on offense leur aspect
Par la débauche et la licence.

L’âme habite bloc et poussière :
Toute forme d’inanimé.
Son frisson y bat renfermé
Comme le cœur de la matière.

Et, de leur air doux ou farouche,
Indifférent ou curieux,
Semblant nous regarder sans yeux,
Et nous interpeller sans bouche,

Comme nous, ces sœurs en mystère,
En horreur, en fatalité,
Reflètent pour l’éternité
L’ennui du ciel et de la terre.

(Les Apparitions, pages 1 à 8)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les Choses de Maurice Rollinat.

Son livre Paysages et paysans paru en 1899, est dédié à son ami, le peintre Léon Detroy. Certains poèmes écrits en patois local très compréhensible, conserve encore plus le charme du passé et du parler local comme dans « Le vieux pâtre » dont voici un extrait :

« C’est par mon métier, dit le vieux pâtre aux traits rudes,
Qu’à forc’ de vous cercler les oreill’ et les yeux,
Dans l’song’ de votre esprit rentr’ et rêvent le mieux
Ces grands espac’ q’ont l’air de prend’ vos habitudes.

Vos chants bourdonn’ comm’ ceux des gross’ mouch’ dans l’air doux,
Tel que l’cœur sous l’soleil la bell’ verdur’ se pâme,
L’horizon comm’ vot’ corps d’vient la prison d’une âme,
Et les nuag’ ramp’ dans l’ciel comm’ les pensers en vous.
(…)

J’rêv’ le rêv’ de tout ça, j’suis en pierr’ comm’ la roche,
En végétal comm’ l’herbe, en liquid’ comme l’eau,
J’rumin’ l’engourdiss’ment ou l’frisson du bouleau…
Et sauf que j’écris pas sur un agenda d’poche,

Que j’crains pas tant l’soleil, et que j’suis pas si blême,
J’song’ comm’ ceux gens d’Paris, bien vêtus, aux blanch’ mains,
Qui, t’nant un bout d’crayon, caus’ tout seuls dans les ch’mins,
L’œil ouvert droit d’vant eux, mais qui plonge en eux-mêmes.

L’éternité s’ennuie aussi ben q’moi qui passe,
Des moments que j’suis là si triste à la sonder,
J’la surprends, elle aussi, ben triste à me r’garder :
Alors, je m’sens l’cœur vide aussi profond q’l’espace ! »

(Paysages et Paysans, pages 34 et 35)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le vieux Pätre de Maurice Rollinat.

Sous sa plume, tout vit, parle, chuchote, hommes et nature, dans un véritable tableau de peintre avec des mots.

LA GRANDE CASCADE

A cette heure, elle n’est sensible,
La grande cascade du roc,
Qui par son tonnerre d’un bloc,
La nuit la rend toute invisible.

Et, pourtant, sa rumeur compacte
Décèle son bavement fou,
Sa chute à pic, en casse-cou,
Son ruement lourd de cataracte.

Un instant, l’astre frais et pur
Écarte son nuage obscur,
Comme un œil lève sa paupière ;

Et l’on croit voir, subitement,
Crouler des murs de diamant
Dans un abîme de lumière.

(Paysages et Paysans, page 207)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème La grande Cascade de Maurice Rollinat.

Dans les dernières années de sa vie, il continue de trier, classer ses poèmes, peaufiner ses partitions pour les publier. Jusqu’à très peu de temps avant sa mort, il reste un ardent défenseur de la poésie, de la musique et de l’art de la mise en scène, art dont il fait profiter ses amis de la campagne comme ceux de Paris venus lui rendre visite dont Claude Monet.

Maurice Rollinat a préparé de son vivant son livre En errant : Proses d’un promeneur solitaire qui est paru en 1903, peu de temps après sa mort. Le titre à lui seul reflète déjà sa philosophie de vie. Il écrit ses pensées profondes au fil de ses promenades, de son isolement, de sa souffrance physique, de la déchéance de son corps fatigué, usé à l’approche de la mort qui le rejoint à cinquante-six ans. Sa force d’écriture reste intacte comme dans son essai de vingt-six pages « Le feu » ; son talent nous emporte avec fougue, nous captive, nous envoûte, nous hypnotise dans un élan de narration à perdre haleine, sans jamais nous lasser. Voici le début de cet écrit :

Ensorceleur du froid et de l’obscurité qu’il escamote et remplace, plus insinuant que l’air son complice, plus contagieux que l’eau son ennemie, dangereux séducteur, bienfaisant perfide, le feu, chaleur et lumière, est le grand élément surnaturel, diabolique par excellence. (…) (En errant, page 45)

Maurice Rollinat nous rappelle aussi que pour lui, la création est l’essence même de sa vie. Dans « Les prairies enchantées », il reste en harmonie avec les paysages qu’il déploie inlassablement en mille variations, imprégnées d’une multitude de pensées.

Je m’étais enfoncé dans une contrée sauvage où je m’aventurais pour la première fois, et, par cette journée grise, de langueur et d’envoilement recueillis, plus je m’avançais, plus mes regards s’ébahissaient de tout cet inconnu de paysages. (id., page 169)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant les extraits du livre En Errant de Maurice Rollinat.

Après la mort de Maurice Rollinat, Gustave Geffroy continue de faire connaître son œuvre, de rassembler et faire éditer ses livres en cours et ses poèmes inédits. Il se dévouera à cette tâche durant de nombreuses années, de 1903 à 1919.

L’année suivante, en 1904, paraît Ruminations : Proses d’un promeneur solitaire. Dans ce livre, Maurice Rollinat philosophe sur la vie, les gens, la vérité à travers de petits paragraphes denses, fourmillant de réflexions. Il semble remâcher ses idées avant de les cracher sur le papier, en formulant des phrases qui prouvent sa force de pensée étonnante, emplie de philosophie. Comme Saint-Exupéry donnera la parole à une rose, Maurice Rollinat utilise une métaphore avec un rosier pour montrer combien créer lui est indispensable pour continuer à vivre :

Certes ! le médecin a raison, (…) quand il prescrit à un artiste malade de s’abstenir de contempler, de ressentir, de concevoir, de formuler ; mais, hélas, autant vaudrait qu’il dit à un rosier : « Empêche-toi de pousser tes roses ! » (Ruminations, pages 140 et 141)

Maurice Rollinat sait communier avec la nature et la musique par des images inhabituelles qui captent notre attention dans la douleur, ou la douceur tendant vers le mystique :

Deux tronçons de serpent, cherchant vainement à se rabouter, me font toujours songer à deux pauvres cœurs mutilés qui ne peuvent pas se rejoindre. (id., page 9)

Les beaux et bons regards sont les clairs reflets expressifs, les muets confidents des âmes lumineuses. (…) aussi, par les nuits radieuses, invitant leur contemplation de la nue aux élancements de l’extase, peuvent-ils communier fraternellement, en toute limpide et suave mysticité, avec les rayons de la lune et les scintillements des étoiles ! (id., pages 14 et 15)

Il n’y a que la Musique qui puisse créer des impressions ignorées de l’homme, bien que provenant d’un esprit mortel, mais d’un esprit inspiré pour ainsi dire malgré lui de quelque Puissance d’un autre monde, (…). (id., page 7)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant les extraits du livre Ruminations de Maurice Rollinat.

En 1911, un livre de 234 pages, Les Bêtes, poésies a été édité. Il comprend des poèmes et quelques écrits. Les animaux d’espèces très différentes dont les mal-aimés, sont mis en valeur, dans leur vie de tous les jours. Le poète nous surprend par la diversité des présentations jamais lassantes des animaux vus dans tous leurs états, souvent humanisés.

Par exemple, dans « Le ciron », Maurice Rollinat choisit délibérément de mettre à l’honneur un insecte presque microscopique qui, sous sa plume, envahit l’espace avec dynamisme pendant cinq pages !

Corps sensible,
Si vivant…
Décevant
D’invisible,

Pur fantôme
Du menu,
Pour l’œil nu
Presque atome,

Le ciron
Va, vient, cherche,
Descend, perche,
Sûr et prompt.

Miniature
Du petit
Que nantit
La nature,

D’abondance,
De sens clair,
Et d’un flair
De prudence,

Il pâture
Où qu’il soit,
Reste coi,
S’aventure.
(…)

Joli rien,
Rêve, existe,
Dors, subsiste,
Tenant bien

Ton manège,
Inconnu…
L’exigu
Te protège.

Mais, pressens
Les sévères
Ronds de verres
Grossissants,

Garde un doute,
Un frisson
De soupçon !…
Crains, redoute

Que sur toi,
La lentille
N’écarquille
Son œil froid.

(Les Bêtes, pages 33 à 38)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Le Ciron de Maurice Rollinat.

En 1919, Gustave Geffroy a fait publier Fin d’Œuvre de Maurice Rollinat. Ce livre contient ses « Dernières poésies » dans un chapitre intitulé « Les songes » où le frémissement de la mort règne à côté de la vie toujours présente :

LES DEUX EXTRÊMES

Tandis qu’entre ses bras chaque mère ravie
Contemple son petit d’un regard tendre et fier,
L’observateur le trouve effrayant. Né d’hier,
Il lui semble être au bout d’une très longue vie.

Par ses mouvements courts, secs et tout d’une pièce,
Par le rire baveux de sa bouche sans dents,
Par sa tête chenue et ses grands yeux fondants
Il est un raccourci de l’extrême vieillesse.

Un maigre centenaire, un frêle nourrisson
Tremblotent, pour parler ils vagissent un son :
Écoutant sans comprendre, ils entendent à peine.

Et le penseur troublé s’humilie entre eux deux,
Voyant s’appareiller si frères, si hideux,
Le tout neuf et l’usé de la machine humaine.

(Fin d’Œuvre, pages 57 et 58)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier illustrant le poème Les deux extrêmes de Maurice Rollinat.

Dans Fin d’Œuvre, nous trouvons aussi un chapitre « Poésies anciennes », un autre « Interprétation de poèmes d’Edgar Poe » puis « Pages diverses » et enfin « Correspondance », nous permettant de mieux comprendre Maurice Rollinat à travers des lettres à sa mère, à Georges Lorin, à Léon Cladel, à Claude Monet, à son cousin Saint-Paul Bridoux, à Gustave Geffroy, à Fernand Maillaud…

Bien sûr, n’oublions pas que Maurice Rollinat était aussi un musicien étonnant, ayant mis en musique cent douze de ses poèmes, sachant lier poésie, musique, théâtralité pour une mise en valeur exceptionnelle. (Cent trente-cinq partitions sont répertoriées, une partie publiée chez Hartman et Lemoine puis un ensemble plus complet chez Heugel : cent-douze partitions sur ses poèmes, dix-huit sur ceux de Baudelaire, une sur un poème de Pierre Dupont, et trois valses pour piano.)

Il avait l’art de capter, captiver son public, de l’entraîner dans la fascination, le fantastique, le morbide, la respiration de la nature, de l’orage à la douceur brumeuse et silencieuse. Parmi ses poèmes mis en musique, citons « La mort des fougères », « Les Corbeaux », « Ballade de l’arc-en-ciel », « Le Cimetière aux violettes », « La Musique », « Le Martin-pêcheur » et « Chanson d’automne », ce dernier conçu à partir de strophes de son poème « Paysage d’octobre » (Les Névroses, pages 243 à 245) auquel il a ajouté un refrain.

Après sa mort, Maurice Rollinat n’a jamais vraiment été oublié. Pendant la première moitié du XXème siècle, son nom figurait dans le dictionnaire Larousse et de nombreux poèmes de Maurice Rollinat de Dans les brandes, étaient inclus dans les livres scolaires, appris, récités, recopiés, illustrés par les élèves. Ils sont encore mis en valeur dans certaines classes de nos jours.

Au fil du temps, des artistes ont mis à l’honneur, ses poèmes, en particulier :
– Emmanuel Chabrier a composé en 1883 une partition Tes yeux bleus sur le poème « Les Yeux bleus » de Maurice Rollinat (Les Névroses, page 33) ;
– le compositeur Charles Martin Loeffler a mis en musique trois poèmes de Maurice Rollinat en 1901 : La Villanelle du Diable, La cornemuse et L’étang.
– « Chanson d’automne » a été interprétée de multiples manières par des artistes dont Yvonne Darle, Jean Clément en 1933, ou Jean Lumière en 1942, accompagnés par un orchestre.

 

En conclusion, Maurice Rollinat « Poète de l’Ardeur », mérite de continuer à être mis à l’honneur au XXIème siècle, lui qui a su conserver toute sa vie, la fougue, la passion de créer avec art, philosophie et une personnalité hors du commun. Artiste polyvalent, il a transmis son message par l’écrit, la musique, la mise en valeur théâtrale, d’une manière très personnelle.

Mars 2018

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter le site Internet qui leur est consacré.