« Maurice Rollinat, Poète du XXème siécle »

 

 

(Conférence de Catherine Réault-Crosnier lue à plusieurs voix avec des poèmes mis en musique par Michel Caçao, à la médiathèque de Châteauroux le 16 mars 2013, dans le cadre du Printemps des Poètes.)

 

Dans le cadre du Printemps des Poètes ayant pour thème en 2016, « Le grand XXème siècle, d’Apollinaire à Yves Bonnefoy », Maurice Rollinat (1846 – 1903) mérite d’être à l’honneur en tant que poète du XXème par la modernité de ses écrits, par le nombre de ses livres publiés juste avant sa mort à Ivry-sur-Seine, le 26 octobre 1903. Il a aussi connu de nombreux écrivains morts au XXème. Pendant toute la première partie du XXème, son nom figurait dans le Larousse et les poèmes de Rollinat étaient inscrits au programme dans les écoles et contenus dans les manuels scolaires.

En cette période frontière entre deux mondes, l’ancien et le moderne, Rollinat a travaillé à son œuvre jusqu’à la fin, peaufinant ses partitions musicales et ses livres en vue de leurs publications. Commençons cet exposé en montrant l’empreinte de Maurice Rollinat à travers ses livres en incluant de temps en temps, un passage d’auteur entrant en correspondance avec lui.

 

Dans Les Apparitions (1896), Maurice Rollinat met à l’honneur l’effroi, l’horreur et le fantastique, renouant avec sa veine parisienne sans omettre de laisser une place pour le rêve. Régis Miannay, président pendant trente ans des Amis de Maurice Rollinat, souligne dans son livre Maurice Rollinat, poète et musicien du fantastique : « Ces poésies permettent cependant de mesurer l’évolution de sa sensibilité : il n’y a plus, dans ses vers, le frémissement d’une conscience qui se cabre devant l’inconnu, mais une sorte de comique à froid (…). » (Régis Miannay, Maurice Rollinat, poète et musicien du fantastique, p. 539). Cette évolution dans la création du poète, n’est-elle pas signe d’une certaine modernité ?

En effet, dans ce recueil, Maurice Rollinat, maître du frisson et du rythme, imprègne nos pensées, nous hypnotise de ses visions jusqu’à annihiler le monde présent.

Dans « Les deux revenants » (Maurice Rollinat, Les Apparitions, pages 51 à 54), le titre est annonciateur de l’ambiance de suspens qui s’impose peu à peu. En opposition, le final nous entraîne étonnamment vers une résurrection « âme et corps » :

(…)
D’un pas furtif comme une haleine
Qui ne se voit, ni ne s’entend,
Elle rôde la châtelaine.

Haute en son blanc linceul qui traîne,
Ici, là, touchant, visitant…
Dans la chambre au grand lit d’ébène
(…).

Mais, d’une manière soudaine,
La porte s’ouvre, au même instant…
Dans la chambre au grand lit d’ébène

Surgit un spectre : quelle scène !
C’est son bien-aimé qu’elle attend !
Et la Mort les ressuscitant
Pour leur passion surhumaine
Ame et corps, tel qu’aux jours d’antan
Joint le page et la châtelaine
Dans la chambre au grand lit d’ébène !

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Les deux revenants de Maurice Rollinat.

Dans « Le sang » (Maurice Rollinat, Les Apparitions, pages 47 à 50), nous pénétrons dans le « mystère » de « l’humanité », dans la création près du bien et du mal en même temps que de l’affirmation de notre finitude terrestre. Puis Maurice Rollinat rend vivante cette ambiance de mort en utilisant des oxymores et en alternant alexandrins et vers courts, créant par la répétition un rythme saccadé :

(…)

Agent double, à la fois la source et la pâture

De la fraîcheur et du cancer,

Il fait l’intégrité de l’âme et de la chair

Comme il en fait la pourriture.

(…)

Comme il fait des cheveux, des ongles et des dents,

Il organise dans la tête

Des vouloirs froids, tièdes, ardents,

La lumière ou la nuit, le calme ou la tempête.

(…)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Le sang de Maurice Rollinat.

À côté de cette ambiance de frissons, la nature, les animaux ont leur place dans ce recueil. Maurice Rollinat multiplie les oppositions avec art, dans des trouvailles géniales tel le final de « Les célébreurs » où se côtoient « bleu », « noirceur », « neige » dans la vision du corbeau puis « cri », « douceur » dans celle du crapaud :

LES CÉLÉBREURS

Beaux soirs et beaux matins sont fêtés par le vol

Des libellules d’émeraude ;

Les minuits de parfums sur un souffle qui rôde

Sont vantés par le rossignol.

Ils ont, les chauds soleils, comme poète intime

La vipère gourde ou vaguant ;

Et les flots de la mer hurlent pour l’ouragan

Tous les hosannahs de l’abîme.

En renvoyant les feux et les bruits du tonnerre

Les rocs veulent le célébrer ;

Le ver des creux y luit pour leur faire admirer

La magnificence lunaire.

Le corbeau loue avec le bleu de sa noirceur

La belle neige épanouie ;

Et le crapaud, d’un cri qui vitre sa douceur,

Chante la gloire de la pluie.

(Maurice Rollinat, Les Apparitions, pages 100 et 101)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Les célébreurs de Maurice Rollinat.

Francis Jammes (1868 – 1938) qui collabora à plusieurs revues parisiennes en même temps que Rollinat, dont L’Hémicycle (Régis Miannay, Maurice Rollinat, poète et musicien du fantastique, p. 503), se rapproche de lui par son amour de la nature et des bêtes comme dans son si célèbre poème :

J’AIME L’ÂNE…

J’aime l’âne si doux
marchant le long des houx.

Il prend garde aux abeilles
et bouge ses oreilles ;
(…)

Il va, près des fossés,
d’un petit pas cassé.

Mon amie le croit bête
parce qu’il est poète.
(…)

(Francis Jammes, Œuvre poétique complète, tome 1, page 63)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème J'aime l'âne... de Francis Jammes.

Dans « L’espace blanc », Rollinat se rapproche aussi d’une certaine manière, des peintres du XXème qui se détachent peu à peu du concret, dépouillent leur tableau, tendant vers l’art minimal et l’abstraction dans une recherche de l’expression de l’essentiel ou à l’opposé, du rien. Rollinat traduit par sa poésie, une atmosphère de néant. Il nous montre derrière la fumée, une présence, « l’âme et la vue » puis une vision délicate quand la neige devient « déluge d’hermine ». Enfin il nous surprend en associant à la lune, le mot « consacre » créant une atmosphère stable et mystique et par opposition, le mot « tremblant » avant d’achever son poème en opposant « fête » et « ténèbres ». Il n’a pas hésité à utiliser deux fois l’adjectif « blanc » pour souligner le recouvrement de tout :

L’ESPACE BLANC

Un soleil sans chaleur et presque sans clarté

Se lève dans de l’ombre – en sorte

Qu’il épand on ne sait quelle lumière morte

Continuant l’obscurité.

Muré par le fumeux du ciel, des horizons,

L’air vous brouille l’âme et la vue ;

La lande croupit plate et nue

Sans vestige de roc, d’arbres ou de buissons.

Mais la neige remplit tout ce vide en prison,

Sa tombée oblique et touffue

Couvre à flocons muets comme d’une toison

La hideuse plaine chenue.

Et monotonement, s’étale indéfinie,

Immaculée en sa fraicheur,

Duveteuse et compacte, éblouissante, unie,

L’énormité de la blancheur.

Et le ciel, juste après ce déluge d’hermine,

Blêmissant comme le lointain,

C’est tout l’espace blanc dans ce jour incertain

Qu’un soir morne et glacé termine.

Puis, la bise ouate son bruit…
Et, d’abord si noire, la nuit
Pâlit ses grands voiles funèbres :

La lune consacre en tremblant
Sur l’immense reposoir blanc
La fête blanche des ténèbres.

(Maurice Rollinat, Les Apparitions, pages 143 à 145)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème L’espace blanc de Maurice Rollinat.

À travers « L’ouragan », le poète exprime aussi l’effroi avec art. Nous partons dans les « chaos », les « abîmes ». Tout-à-coup, nous entrons dans la tempête « Interprète d’éternité » surprenante par sa proximité avec la « cendre », pensée de l’infime, côtoyant l’immensité de l’univers vers « l’Infini ». À côté de la connotation sombre, de la finitude, le poète pressent l’existence d’un ailleurs même « seul dans la nuit ». Ce n’est pas un hasard si à la dernière ligne, « l’Infini » a une majuscule ; il est l’essentiel dévoilé.

L’OURAGAN

Convulsion de la Tempête
Par les immensités vaguant,
La musique de l’ouragan
Commence où la nôtre s’arrête :

Car, avec l’effrayant prestige
De ses mugissants lamentos,
Elle traduit tous les chaos,
Tous les abîmes du vertige.

Interprète d’éternité,
N’exprimant de l’humanité
Que le tourbillon de sa cendre,

Elle évoque, seul dans sa nuit,
Dans le secret de son ennui,
L’Infini… pour qui sait l’entendre.

(Maurice Rollinat, Les Apparitions, pages 196 et 197)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème L’ouragan de Maurice Rollinat.

Ce poème recèle une ambiance proche de « Orage en forêt » bâti sur trois alternances de rythmes, dans une vision moderne de finitude entre « le vide », « l’effroi » à côté d’une lumière possible près de la lune « brillant » en final :

ORAGE EN FORÊT

La forêt gigantesque accomplit sa torpeur

Sous l’orageux vermeil

Du soleil ;

Branche et tige

Tout s’y fige…

Tout s’y prostre accablé de songe et de stupeur.

D’un oiseau qui voltige

Nul éveil !

Et pareil

Au vertige

Y couve un tourbillon qui vous donne la peur,

Leur cime ayant alors l’inerte de leurs troncs,

Ces grands arbres lépreux

Sont affreux,

Léthargiques

Et magiques,

Tels que lorsque la nuit vêt leurs pieds et leurs fronts

Ils se dressent tragiques,

Bossus, creux,

Noirs, cuivreux,

Magnifiques

De vieillesse et d’horreur sous leurs feuillages ronds.

Sur l’herbe qui croupit blême par le plein jour

Ils dégagent encor

De la mort

Par leur teinte

Presque éteinte.

Maintenant, s’épaissit l’air qui vibrait autour :

C’est une vapeur peinte

De décor…

Lourd il dort,

Moite il suinte

Dans ce caveau des bois qui chauffe comme un four.

En la morne clairière où l’obscur filet d’eau

A tu son gazouillis,

Du treillis

De leurs branches

Il s’épanche

Vague, une ombre qui fait un plus vague rideau.

De grandes formes blanches

Aux fouillis

Ebahis

Vont, se penchent,

Semblant soulever un invisible fardeau.

Encore s’aggravant du chant mystérieux

Du crapaud si perdu,

Plein et nu

Règne en maître

Sur les hêtres,

Sur les chênes, partout, le silence des cieux.

Et le soir long à naître

Est venu,

Inconnu

Qui peut-être

Apporte la tempête aux arbres anxieux.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Orage en
  forêt de Maurice Rollinat.

Et c’est elle en effet qu’il prédit ! Tout à coup

Tremble avec des arrêts

La forêt…

Elle claque

Sous l’attaque

Des grands souffles du vent qui font comme un remous.

Et puis, la voûte craque,

Et, d’un trait,

Disparaît

Noire opaque,

Précipitant l’éclair et des grondements fous.

La pluie en se ruant comme un torrent des airs

Acharne encor le vent

Qui la fend,

La refoule

Et la roule,

Sillonnant sa rumeur de hurlements amers.

Les tonnerres s’écroulent,

Se suivant.

Recrevant

L’eau qui houle

Dans un noir ténébreux comme le fond des mers,

Si convulsifs qu’on les dirait déracinés,

Les arbres se crispant

En serpents

Sifflent, geignent,

Et s’étreignent.

Ils emmêlent tordu leur feuillage fané

Que l’eau croulante baigne,

L’écharpant,

Et qui pend

Et qui saigne

Au rouge flamboiement des éclairs forcenés.

Et c’est le chaos gouffre où le bois tout entier

S’engloutit ondoyant,

Tournoyant

Noir, liquide,

Dans le vide,

Jusqu’à ce que l’orage ait fini d’effrayer

La lune qui, livide,

Souriant

En brillant,

Rôde humide

Sur la grande forêt qui va resommeiller.

(Maurice Rollinat, Les Apparitions, pages 198 à 203)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Orage en
  forêt de Maurice Rollinat.

Par ses paysages subtils au goût de descriptions sans référence concrète, au frôlement mystique, à la perception d’une certaine présence, Maurice Rollinat entre d’une certaine manière en correspondance avec le poète visionnaire du XXème et XXIème siècle, Yves Bonnefoy comme dans ce passage de Hier régnant désert dans le poème « L’oiseau des ruines » :

L’oiseau des ruines se dégage de la mort,
Il nidifie dans la pierre grise au soleil,
Il a franchi toute douleur, toute mémoire,
Il ne sait plus ce qu’est demain dans l’éternel. (page 153)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème L’oiseau des ruines d'Yves Bonnefoy.

 

Son recueil Paysages et Paysans (1899) n’est pas seulement un hymne champêtre rendant hommage à la campagne, aux petites gens. Le poète l’imprègne de vie.

Dans le sonnet « A quoi pense la nuit », Rollinat exprime bien son amour pour la nature, sorte de dévotion étonnante, tellement il la met sur un piédestal, en union avec l’univers et en même temps, la considérant comme un être vivant à part entière qui nous regarde « yeux ouverts aux étoiles » et nous emporte vers un ailleurs :

A QUOI PENSE LA NUIT ?

A quoi pense la Nuit, quand l’âme des marais
Monte dans les airs blancs sur tant de voix étranges,
Et qu’avec des sanglots qui font pleurer les anges
Le rossignol module au milieu des forêts ?…

A quoi pense la Nuit, lorsque le ver luisant
Allume dans les creux des frissons d’émeraude,
Quand murmure et parfum, comme un zéphyr qui rôde,
Traversent l’ombre vague où la tiédeur descend ?…

Elle songe en mouillant la terre de ses larmes
Qu’elle est plus belle, ayant le mystère des charmes,
Que le jour regorgeant de lumière et de bruit.

Et – ses grands yeux ouverts aux étoiles – la Nuit
Enivre de secret ses extases moroses,
Aspire avec longueur le magique des choses.

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, page 12)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème A quoi pense la nuit de Maurice Rollinat.

Dans « La Charrette à bœufs », le poète manie le patois berrichon de manière animée, en coupant les mots, en multipliant les successions de noms avec un réel plaisir et beaucoup d’humour :

LA CHARRETTE A BŒUFS

Ces rout’ à tas d’ cailloux où des beaux ch’vaux d’calèches
S’rencontr’ avec des ân’, des perch’rons, des mulets,
Où pass’ carriol’, patach’, tap’culs, cabriolets
Att’lés d’bidets pansus quand c’est pas d’ross’ ben sèches,

Pour moi, c’est des ch’mins d’vill’, censément comm’ des rues
Qui s’allong’raient sans fin et n’auraient pas d’pavés,
Et tout c’qui roul’ dessus, crasseux comm’ bien lavé,
De bruit, d’forme et d’couleur, m’blesse l’oreille et la vue.

Sur ces rubans d’terrain des berg’, des p’tit’ montagnes,
M’né par des maquignons, des laquais, des monsieurs,
Tout ça s’démèn’, court, trott’, craq’ du r’sort et d’l’essieu,
Mais tout ça : rout’, voitur’, ch’vaux, gens, c’est pas campagne !

(…)

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, pages 19 et 20)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème La Charrette à bœufs de Maurice Rollinat.

De même, Rollinat met à l’honneur « Trois Ivrognes » de manière gaie, dans la spontanéité de leurs paroles comme en direct. Il laisse les joyeux compères confier leurs états d’âme. Voici les paroles de conclusion du dernier :

(…)
« J’suis d’ton avis. L’vin m’donn’ plus d’langue et plus d’entrain,
Sur ma route i’ m’fait dérailler un brin,
Avec ma vieill’, des fois, rend ma bigead’ plus tendre…
Mais dam’ ! quand ya d’l’abus, quoi que c’t’homm’ puiss’ prétendre,
La machine à gaieté d’vient machine à chagrin.
Le vin, c’est comm’ la f’melle : i’ n’faut pas trop en prendre ! »

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, pages 29 à 33)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Trois Ivrognes de Maurice Rollinat.

Avec le poème « Les Pierres », le poète est bien moderne car il exprime l’art minimal par l’économie de moyens à travers un élément considéré habituellement sans intérêt, les pierres, pour le transformer en sujet principal. Il peint avec des mots, un paysage hostile où l’étrangeté, a la première place avant que « le soleil ressuscité » efface cette froideur angoissante :

LES PIERRES

Par monts, par vaux, près des rivières,
Les frimas font à volonté
Des blocs d’ombre et d’humidité
Avec le gisement des pierres.

Sous le vert froid des houx, des lierres,
Sous la ronce maigre, – à côté
Du chardon dévioletté
Cela dort dans les fondrières,
Plein d’horreur et d’hostilité,
Donnant aux brandes familières
Une lugubre étrangeté.

Mais sitôt qu’on voit les chaumières
Refumer bleu dans la clarté,
C’est le soleil ressuscité
Qui refait couleurs et lumières,
De la vie et de la gaieté
Avec le gisement des pierres.

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, page 76)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Les Pierres de Maurice Rollinat.

Dans « Le Père Pierre », Maurice Rollinat laisse parler les femmes en direct près du pêcheur qui ne manque pas de répartie et montre combien Rollinat met la nature au-dessus de tout :

LE PÈRE PIERRE

Fantastiques d’aspect sous leur noire capote,
Mais, très humaines par leurs caquets superflus,
Les commères, barrant la route aux verts talus,
À la messe s’en vont d’un gros pas qui sabote.

« Tiens ! v’là l’pèr’ Pierr’ ! fait l’une, un malin, celui-là !
Pour accrocher l’poisson quand personn’ peut en prendre ;
I’dit q’quand il a faim, d’fumer q’ça l’fait attendre,
Et qu’un’ bonn’ pip’ souvent vaut mieux qu’un mauvais plat. »

L’homme les joint bientôt. En chœur elles s’écrient :

« Il faut croire, à vous voir marcher

En tournant l’dos à not’ clocher,

Q’v’allez pas à la messe ! » et puis, dame ! elles rient…

« Moi ? si fait ! leur répond simplement le vieux Pierre,
Mais, tout par la nature ! étant ma seul’ devise,

J’vas à la mess’ de la rivière
Du bon soleil et d’la fraîcheur,
Avec le ravin pour église,
Et pour curé l’martin-pêcheur. »

(Paysages et Paysans, pages 153 et 154)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Le Père Pierre de Maurice Rollinat.

Dans le sonnet « La Corne », le poète déploie sa veine fantastique avant de nous étonner par une image inattendue, celles des cornes des bêtes tournées vers le ciel :

LA CORNE

La nuit est noire opaque. Au bas d’une âpre côte
Paissent bœufs et taureaux, masses lentes, qui vont
Chargés d’horreur, avec un beuglement profond,
Dans le silence affreux de l’herbe humide et haute.

Ici rampe un crapaud, une grenouille saute,
Là, miaule un hibou dans un tronc d’arbre. Ils sont
Comme eux secrets, obscurs, invisibles, ils ont
Autour, dessus, dessous, le mystère pour hôte.

Mais voici l’air s’éclaircissant
Une lune en demi-croissant
A percé les nuages mornes…

Et, vers cette corne des cieux,
Ébahis se lèvent les yeux
De toutes ces bêtes à cornes.

(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, page 198)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème La Corne de Maurice Rollinat.

 

Dans son livre En Errant : Proses d’un solitaire, préparé de son vivant et paru après sa mort, Maurice Rollinat marche dans des paysages peuplés d’animaux et de pensées. Certaines descriptions sont modernes dans le sens où elles peuvent ressembler à des tableaux abstraits tellement les couleurs se mélangent comme dans « Pêcheurs de truites » :

(…) Là, tout au bord, devant moi, sous de malingres pommiers crispant leurs branchages, ruminaient accroupis et debout des bœufs noirs, jaunes et blancs, qui, d’une toux caverneuse, d’un grattage de flanc, d’un lèchement d’épaule ou de mufle, d’un hochement d’oreilles ou de queue, accidentaient leur songerie que composaient sans doute le vague de la pluie, les senteurs terreuses, la reluisance des herbes, le bruit du silence et le silence du bruit.

Enfin, derrière moi, la côte géante et presque à pic, avec ses fourrés, ses blocs et ses éclaircies, présageant l’horreur de ses dedans par le sinistre de ses dehors : entassement gris-fauve et vert-noirâtre d’arbres morts et vivants, de lierres et de rocs, de buis, de houx, de fougères, de ronces, fouillis spectral et frissonnant dans un amalgame de lumière et d’obscurité.

(…)

(Maurice Rollinat, En Errant, page 18)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant un extrait de Pêcheurs de truites de Maurice Rollinat.

 

Marie Krysinska (1864 – 1908), musicienne et poète de talent, a été la seule femme à se produire aux Hydropathes et au Chat Noir. Initiatrice de la poésie libre, elle a bien connu Maurice Rollinat qui participait aussi à ses salons. (Les Poètes du Chat Noir, p. 494) La poésie très contemporaine de celle-ci, reflète sa sincérité, sa singularité, sa délicatesse, sa douleur, sa sensibilité féminine et son mal d’être comme dans « Les Fenêtres » dont voici deux extraits :

A François Coppée.

    Le long des boulevards et le long des rues elles étoilent les maisons ;
    A l’heure grise du matin, repliant leurs deux ailes en persiennes, elles abritent les exquises paresses et emmitouflent de ténèbres le Rêve frileux.
(…)

    Mais comme ils pleurent les lamentables rideaux de mousseline fanée,
    Que de plaintes et que d’angoisses dans le lambeau de percale salie qui semble pris à un linceul ;
(…)

(Marie Krysinska, Rythmes pittoresques (Mirages), pages 8 à 11)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Les Fenêtres de Marie Krysinska.

 

Près des « Enfants bizarres » de Maurice Rollinat, vie et mort sont liés, celle de la nature comme celle de l’humain dans un récit par ailleurs très vivant :

(…)

Entre ces deux groupes, un marmot couché sur les reins, les mains ramenées sur sa poitrine, la bouche et les yeux clos, gisait dans l’herbe, totalement étendu fixe, inerte, ne bougeant pas plus qu’une pierre, surveillé de chaque côté par trois gamins, les plus grands de la troupe, qui, eux aussi, avaient sur la figure une expression grave et mélancolique.

Tout près, deux autres tiraient vigoureusement sur de longues branches de saules, avec cette mimique d’efforts et ces petits accroupissements et soulèvements dansés au-dessus du sol qu’ont les sonneurs de cloches dans les églises, et, à côté d’eux, faisant face au buisson, il y en avait un qui, d’un air préoccupé, était en train, avec des joncs d’une mare voisine, de lier en travers un petit morceau de bois mort à l’un des bouts d’une grande gaule toute fraîche coupée ; ce qui figurait, bien nature, avec de l’écorce, du lichen, du lierre et de la mousse, une jolie croix rustique, longue et maigrelette.

« Eh que diable faites-vous donc là tous ? » demandai-je à ce dernier. – « Nous jouons à l’enterrement, me répondit-il ; vous voyez ben là-bas c’lui qu’est couché ? C’est l’mort ! »

(…)

(Maurice Rollinat, En Errant, pages 101 et 102)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant un extrait d'Enfants bizarres de Maurice Rollinat.

 

La mort souvent présente dans l’œuvre de Rollinat, l’est aussi dans celle de son ami Émile Goudeau (1849 – 1906), fondateur et président des Hydropathes comme dans son poème « Sur la route de Charenton » :

Enterrement étrange
Un ange
Est cloué dans un cercueil.
Quatre lourdes guitares
Bizarres
Cahotant, mènent le cercueil.
(…)

(Émile Goudeau, Fleurs du bitume, pages 131 à 133)

Maurice Rollinat n’erre pas seulement concrètement. Il laisse aussi ses pensées vagabonder, jaillir au gré de leurs fantaisies, de leurs variations comme dans « Musique », thème cher à ce poète qui a joué du piano et chanté toute sa vie. Il exprime alors l’extase fascinante que la musique exerce sur lui :

(…)

La mélodie ?… On veut la suivre sur le tumulte des sons, comme la voile blanche sur le moutonnement des vagues ! De même que les vêtements ajoutent à la beauté d’une forme, mais ne la lui confèrent pas, de même les accords ne sont que l’ornement d’une mélodie, l’harmonie, que la parure d’un chant : mais, chant et mélodie peuvent et doivent exister intégralement par eux-mêmes, justement parce qu’ils sont le germe et l’ossature, le corps et l’âme, l’essence même de la musique.

(…)

(Maurice Rollinat, En Errant, page 126)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant un extrait de Musique de Maurice Rollinat.

La sensualité du poète s’exprime à travers « Les Mains » qui ont de multiples façons de vivre et sont les bonnes ouvrières de l’écriture et de toutes formes d’art. Il les admire et leur donne une pensée propre :

Nativement subtiles et sensitives, encore raffinées par la vie sauvage, la curiosité, la nécessité, la souffrance, qui les rendent si féeriquement ingénieuses, les mains deviennent pour l’homme, respectueux de son humanité, le meilleur et le plus noble outil, le moyen sûr et efficient par excellence de se révéler au dehors, de produire et d’exprimer son être intérieur : elles étendent et corrigent son flair, approfondissent son intuition, exaucent ses désirs de labeur, étanchent ses soifs de bienfaisance et de serviabilité, réalisent ses vœux d’étreintes et de caresses amoureuses par l’insistance et les promènements du contact.

Pratiques interprètes de l’esprit, elles exécutent le théorique et la virtualité de son pouvoir, corporisent pour la gloire des arts tous ses rêves de couleur, de forme, de musique ; par l’écriture, fixent sa mémoire et perpétuent ses idées.

(…)

(Maurice Rollinat, En Errant, pages 143 et 144)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant un extrait de Les Mains de Maurice Rollinat.

Dans « Nature et fantastique », Maurice Rollinat a de plus, l’art de transformer une scène d’apparence banale en œuvre d’art. Notons par ailleurs combien « une fileuse en capote » en harmonie avec le paysage, a plus d’intérêt pour lui qu’une personne endimanchée. Une note sombre surgit : « Le ciel est si mort ». Rollinat part alors dans une grande description fantastique mêlant « rocs » et « bras-serpents des grands lierres ». Tout semble nous étouffer, nous apporter le désespoir jusqu’à ce qu’apparaisse « une petite fumée bleuâtre » car près du sombre désespoir, existe encore à peine perceptible et pourtant bien présente, une lumière qui apporte au poète une force mystique près du ciel.

(…)

Le paysage est aussi déshonoré par les endimanchements villageois qu’il est ennobli par la silhouette haut-perchée d’une fileuse en capote, par le califourchon dodiné d’un meunier blanc sur ses sacs, par le cheminement grave et recourbé d’un pauvre, ou par le fixe accoudement contre un châtaignier de quelque pâtre en limousine, qui, d’un peu loin, fait toujours l’effet d’une grande pierre debout, accotée à un tronc d’arbre.

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Le ciel est si mort qu’on le dirait gelé comme la rivière dont il a, moins la rugosité, le vitreux louche de sa glace ; tout l’espace apparaît saupoudré de givre, contracté, ratatiné, caillé, montrant ses carcasses d’arbres noirs, aussi immobiles que les rocs blancs où les bras-serpents des grands lierres ajoutent le métallique et le froid de leur dérisoire couleur verte. Qu’importe ! ce sinistre paysage reste encore vivant, mais plutôt pour la pensée, pour le sentiment que pour l’œil, animé qu’il est par une toute petite fumée bleuâtre qui sort comme en rêve d’une invisible cheminée.

Et, à la tombée du soir, dans les airs solennels à force de vide et de silence, rien n’est mystique à l’égal de cette haleine d’un feu minuscule qui doit brûler si mélancolique, vapeur fantôme, ombre de fumée, qui, trahissant si vague une chaumière perdue, s’exhale et monte vers le ciel aussi pieusement qu’une prière.

(…)

(Maurice Rollinat, En Errant, pages 182 et 183)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant un extrait de Nature et fantastique de Maurice Rollinat.

Le parnassien François Coppée (1842 – 1908) a peut-être influencé Maurice Rollinat. À Paris, ils passèrent dans les mêmes salons (Régis Miannay, Maurice Rollinat, poète et musicien du fantastique, p. 285) et Sarah Bernhardt présenta Rollinat à Coppée (id., p, 301). Les regards occupent une place importante chez ces deux poètes. Dans son recueil, Promenades et intérieurs, François Coppée nous emporte vers un ailleurs au fil des souvenirs. Ses songes, ne sont-ils pas des regards en harmonie avec la nature ?

V

Le soir, au coin du feu, j’ai pensé bien des fois
A la mort d’un oiseau, quelque part, dans les bois.
Pendant les tristes jours de l’hiver monotone,
Les pauvres nids déserts, les nids qu’on abandonne,
Se balancent au vent sur le ciel gris de fer.
Oh ! comme les oiseaux doivent mourir l’hiver !
Pourtant, lorsque viendra le temps des violettes,
Nous ne trouverons pas leurs délicats squelettes
Dans le gazon d’avril, où nous irons courir.
Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ?

(François Coppée, Les Humbles (Promenades et intérieurs), p. 115)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Les Humbles de François Coppée.

Mais avec Rollinat, les fantômes ne sont jamais loin et le poète nous emporte dans son vertige, près des frissons d’angoisses vers l’horreur de la mort. Il sait en tirer des conclusions philosophiques sur la duplicité de l’être humain, la complexité de ses actes, de ses pensées proches du regret, du remords et de la lâcheté. Maurice Rollinat a compris qu’à côté des fantômes qui le hantent, vit l’essentiel qu’il qualifie de « l’espion de sa vie » car il est incontournable.

(…)

Seules, de souveraines découvertes et expressions d’art, de surnaturelles ascensions dans l’inconnu, le font assister à de pareils miracles ; mais, il n’y a encore que son regret peureux du mal qu’il a commis, que l’occulte et lâche remords qui le mette face à face, en pleines ténèbres, avec le pire des spectres, puisque c’est son propre et intérieur fantôme, témoin-juge, accusateur et dénonciateur possible – l’espion de sa vie, l’inévitable Conscience !

(…)

(Maurice Rollinat, En Errant, page 257)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant un extrait de Nature et Fantastique de Maurice Rollinat.

 

Maurice Rollinat a préparé son livre Ruminations (1904) de son vivant mais il n’est paru qu’en 1904. Après avoir erré, le poète rumine longtemps ses pensées comme pour mieux s’en imprégner, les digérer puis les recrache sur le papier. Elles sont l’expression d’une certaine sagesse en même temps qu’elles expriment souvent un mysticisme latent, alliance de corps et d’âme :

(…)

Il n’a pas d’apparence de regrets ni d’ostentation de funèbre hommage, il n’a besoin, lui, ni de portraits, ni de phonographes pour évoquer le disparu que, par tant de pieuse magie d’amour et d’idéal, il a soustrait une fois pour toutes aux abjections de la tombe. Il voit, il entend, il touche celui qui a cessé d’être vivant pour les autres, mais qui continue à l’être pour lui dans la stricte identité de sa personne. Toutes les visions et sensations qui vous provenaient d’une chère existence, il vous les rend vivaces dans ses représentations qui corporisent l’imaginaire, il vous les restitue, pour ainsi dire vécues, jour par jour, dans une sorte de réalité fantôme et de physique spiritualité.

Le vrai souvenir des morts vous enveloppe d’une atmosphère d’âmes où circule, par frissons, le tressaillement familier de leur présence invisible.

Pour le cœur et la pensée unis et confondus par leur mutuel élancement de tendresse visionnaire, une telle évocation ne fait-elle pas revivre l’être aimé, puisque c’en est sans cesse au fond de vous-même la suiveuse apparence, l’âme sensible et la quintessence reconnaissable.

(…)

(Maurice Rollinat, Ruminations, pages 33 et 34)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant un extrait de Ruminations de Maurice Rollinat.

Maurice Rollinat, apôtre de l’anti-terrorisme par l’éducation, partage aussi avec nous, son pacifisme et la persistance de l’amour à travers l’âme. Là encore la conscience est présente près du bien et du mal :

(…)

Le rôle des vrais révolutionnaires n’est pas de prêcher aux peuples la révolte à main armée qui aboutit à la folie sanguinaire, retardant toujours plus l’heure de leur affranchissement. Non ! mais, par la lente inoculation de l’idée, ils doivent leur apprendre la juste notion du bien et du mal, leur inculquer le bon sens froid, la sagacité dans la clairvoyance et la logique dans la réflexion : car les nations ne seront mûres pour être sœurs en libre et pacifique humanité, que le jour où elles sauront raisonner en chœur leurs devoirs et leurs droits, comme une seule et même conscience.

(…)

(id., page 66)

Rollinat philosophe, veut nous faire prendre conscience de notre vanité car nous pensons tout contrôler alors que nous sommes si fragiles, si peu fiables.

(…)

Tu dis que tu connais le dedans de ton âme ? Présomptueux ! qui, sans le jeu de deux glaces, ne connaîtrais pas même en entier le simple dessus de ton corps !

(…)

(id., page 103)

Le poète manie régulièrement, l’ironie et l’humour grinçant pour mieux transmettre son message. Il nous montre combien nos rancœurs sont tenaces même après la mort :

(…)

Vis-à-vis des morts, il y a beaucoup de gens comme ce menuisier qui, ayant fait le cercueil d’un homme qu’il continuait à détester même encore à l’état de cadavre, mettait toute sa force, toute son huile de bras, comme il disait, pour le sceller, le cacheter dans ses quatre planches, afin de bien lui ôter la possibilité d’en sortir.

(…)

(id., page 190)

 

Edmond Haraucourt (1856 – 1941) garde le souvenir de Maurice Rollinat bien ancré en lui, en particulier lors des soirées boulevard Rochechouart (Régis Miannay, Maurice Rollinat, poète et musicien du fantastique, p. 296). Il ressent lui aussi le regret des erreurs répétés des hommes, qui peuvent durer jusqu’à la mort comme dans son acrostiche :

Acrostiche

Toute la vie humaine est faite de regrets :
Hélas, l’espoir nous ment et le désir nous leurre,
Et dans nos plus doux vœux dorment des maux secrets.

Rien n’est vrai ; rien n’est sûr. Plus on croit, plus on pleure.
Espérer, ici-bas, c’est marcher vers souffrir.
Si le rêve est très long, le rêve dure une heure,

Et durent les regrets jusqu’au jour d’en mourir.

(Edmond Haraucourt, Choix de poésies, page 66)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Acrostiche d'Edmond Haraucourt.

 

Et pour finir, entrons dans la danse du rythme si caractéristique chez ce poète. Dans « Le ciron » extrait de Les Bêtes, nous côtoyons ce petit animal presque microscopique. Il entre en transe, danse et devient humain sous la plume de Rollinat. Cet acarien minuscule, n’est-il pas un peu notre portrait dans l’immensité de l’univers ? Il correspond aussi au poète dans son aspect fantomatique, frissonnant, soupçonneux. Il est en tout cas bien vivant et affirme sa personnalité. De plus, Rollinat est très moderne par ses vers très courts au rythme varié et saccadé, endiablé :

LE CIRON

Corps sensible,
Si vivant…
Décevant
D’invisible,

Pur fantôme
Du menu,
Pour l’œil nu
Presque atome,

Le ciron
Va, vient, cherche,
Descend, perche,
Sûr et prompt.

Miniature
Du petit
Que nantit
La nature,

D’abondance,
De sens clair,
Et d’un flair
De prudence,

Il pâture
Où qu’il soit,
Reste coi,
S’aventure.

Être, objet,
Rugueux, lisse,
Il y glisse
Son trajet.

Il a tout :
Attitudes,
Habitudes,
Humeurs, goût,

Genre, usage…
S’il lui plait,
Il est sage
Ou follet.

Il se livre
Au secret
Si discret
Des vieux livres.

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Le ciron de Maurice Rollinat.

Solitaire,
Clos, casé,
Tout grisé
De mystère,

Il vit là,
Dans leurs feuilles,
Se recueille
Bien à plat.

Sans témoin,
Dans cette ombre,
Dont s’encombre
Son recoin,

Tout poudreux
Des années,
Passe heureux
Ses journées.

Tel il est,
Particule,
Minuscule
Ou fluet.

Tel il erre,
Brin du brin,
Moins qu’un grain
De poussière.

Joli rien,
Rêve, existe,
Dors, subsiste,
Tenant bien

Ton manège,
Inconnu…
L’exigu
Te protège.

Mais, pressens
Les sévères
Ronds de verres
Grossissants,

Garde un doute,
Un frisson
De soupçon !…
Crains, redoute

Que sur toi,
La lentille
N’écarquille
Son œil froid.

(Maurice Rollinat, Les Bêtes, pages 33 à 38)

Peinture à la cire de Catherine Réault-Crosnier, illustrant le poème Le ciron de Maurice Rollinat.

 

En conclusion, Maurice Rollinat, poète à la charnière entre deux mondes, l’ancien et le nouveau, déploie son talent. Il ne renie pas le XIXème siècle ni sa personnalité fantastique et morbide, mais il fait aussi preuve d’originalité, de pensées très contemporaines dans lesquelles nous pouvons retrouver des traits d’écrivains du XXème. Maurice Rollinat, sage et philosophe, a saisi l’importance d’une communion par la pensée avec tout l’univers, de l’immensément grand à l’immensément petit. À ce titre, il reste un grand créateur au service de la modernité.

 

Novembre 2015 / Mars 2016

Catherine RÉAULT-CROSNIER,

 

Bibliographie

Livres de Maurice Rollinat utilisés :

– Rollinat Maurice, Les Apparitions, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1896, 310 pages
– Rollinat Maurice, Paysages et Paysans, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1899, 332 pages
– Rollinat Maurice, En errant, proses d’un solitaire, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1903, 325 pages
– Rollinat Maurice, Ruminations, proses d’un solitaire, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1904, 296 pages
– Rollinat Maurice, Les Bêtes, poésies, Bibliothèque Charpentier, E. Fasquelle, Paris, 1911, 234 pages

Autres documents cités :

– Yves Bonnefoy, Poèmes (dont Hier régnant désert), Mercure de France, 1986, 344 pages
– François Coppée, Les Humbles, Alphonse Lemerre éditeur, Paris, 1891, 152 pages
– Émile Goudeau, Fleurs du bitume – Petits poëmes parisiens, Alphonse Lemerre éditeur, Paris, 1878, 191 pages
– Edmond Haraucourt, Choix de poésies, Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle éditeur, Paris, 1922, 288 pages
– Francis Jammes, Œuvre poétique complète – Tome I, éditions J & D, Biarritz, 1995, 807 pages
– Marie Krysinska, Rythmes pittoresques, Alphonse Lemerre éditeur, Paris, 1890, XI + 124 pages
– Régis Miannay, Maurice Rollinat, poète et musicien du fantastique, 1981, 596 pages
– Les Poètes du Chat Noir, NRF, Poésie/Gallimard, Paris, 1979, 505 pages

 

 

NB : Pour avoir plus d’informations sur Maurice Rollinat et l’Association des Amis de Maurice Rollinat, vous pouvez consulter sur le présent site, le dossier qui leur est consacré.