DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

LES DÉSARÇONNÉS

 

de Pascal QUIGNARD

 

Éditions Grasset, 2012, 338 pages

 

ESSAI centré sur le lien avec George Sand dans le livre.

 

 

Pascal Quignard est un écrivain hors du commun. Né en 1948 à Verneuil-sur-Avre, ce romancier a publié de nombreux livres qui nous fascinent par son approche inhabituelle des sujets et les sentences que l’auteur en tire.

Entrons dans ce monde en lien avec le passé, le présent, le futur, mêlant auteurs anciens, de tout pays, de toute culture, personnages connus ou inconnus, dans cet univers qui nous déroute tout d’abord, avant de nous étonner et de nous enrichir.

Ce livre est basé sur le désarçonnement de gens au cours de leur vie. Dans le chapitre « L’Absence », Pascal Quignard nous fait côtoyer George Sand comme personne ne l’a fait auparavant. George Sand à quatre ans, côtoie brutalement la mort par son père désarçonné, après un accident de cheval. Pascal Quignard sait entretenir le mystère pour mieux nous révéler l’infime et l’essentiel. Il a l’art de décrire une ambiance gaie, un cheval à la « robe magnifique », « jeune ». Tout est tranquille. Le père de George Sand dîne, joue du violon chez des amis et repart à cheval. Le drame arrive brutalement comme un couperet qui tranche net sa vie. Son cheval au galop, bute contre « un déblai de pierres » après un pont ; il est déséquilibré puis se relève « avec une telle violence qu’il désarçonna son cavalier (…). Les vertèbres du cou furent brisées. Le père de George Sand avait trente-et-un ans. » (p. 11)

Nous ne savons pas si Pascal Quignard rapporte l’ensemble de la réalité ou imagine une partie mais nous sommes emportés au gré de l’histoire, fascinés, désarçonnés nous aussi. L’auteur nous rapporte qu’on réveille « l’enfant de quatre ans » pour l’informer de la mort de son père. C’est le retour brutal au réel cruel qui transforme irrémédiablement cette petite fille sensible. Pascal Guignard choisit ce moment pour nous informer des origines étranges de George Sand : « Orpheline de père, enfant d’une servante méprisée et à demi-folle, petite fille d’une vieille femme aristocratique et malade (…) » (p. 12).

Quittons ce livre quelques instants pour nous plonger dans la biographie familiale pour mieux cerner le père de George Sand, avant qu’il ne devienne l’éternel absent, tant aimé et regretté. Il est fils de Marie-Aurore de Saxe et de Louis-Claude Dupin de Francueil, il s’est tout d’abord engagé dans l’armée. Il a un fils naturel qu’il ne reconnaît pas, Hippolyte Chatiron, puis il se lie à Sophie-Victoire Delaborde en Italie, alors maîtresse d’un officier général. Il l’épouse en 1804. George Sand (Aurore Dupin) naît de cette union, la même année puis en 1808, leur fils, Auguste Dupin qui meurt dans sa première année à Nohant. La mort du fils d’Auguste Dupin, n’est-elle pas un facteur du désarçonnement du père ? Si leur père décède huit jours plus tard des suites d’une chute de cheval, est-ce un hasard ou une peine trop forte qui le rend moins attentif au danger, à son cheval qui se cabre ? Et la mort du père n’entraîne-t-elle pas à vie, chez l’enfant vivant, la trace indélébile du manque, de l’absence de l’être aimé, son père ?

Après cette parenthèse, retournons au texte de Pascal Quignard. L’écrivain passe de cette scène de George Sand à quatre ans à celle où adolescente, elle cherche à se noyer dans l’Indre attirée par le « vertige de la mort » après l’arrachage brutal de « la paix du couvent où elle était heureuse » (p. 12). Elle aurait dû mourir, se noyer si un miracle ne l’avait pas ramenée à la vie. Son cheval « Colette » la « sauve en nageant, en la poussant avec les naseaux et les dents vers la rive. » (p. 12)

Nous ne choisissons pas notre destin ; la vie de George Sand en est une preuve. Sous la plume de Pascal Quignard, nous ne savons plus où s’arrête le vrai, l’imaginé, le pressenti mais nous suivons le flot de l’histoire.

L’auteur nous relate l’attirance, l’hypnotisme de George Sand envers l’eau (p. 12). N’est-elle pas le refuge qu’elle nommait « l’absence » ? Dans ses romans, George Sand laisse une grande place à l’eau traîtresse qui peut noyer l’absence. N’est-ce pas le souvenir de ce père qui refait surface indirectement lorsque le cheval s’est cabré après le pont ? Étonnamment un autre cheval l’a ramenée à la vie à l’adolescence, étrange hasard…

 Certainement elle a continué à ressentir l’absence de ce père perdu durant sa vie d’adulte. Elle aussi, indirectement, a été désarçonnée, marquée à vie par la mort. Elle écrit en 1856 à un ami : « J’aspire toujours à l’Absence » (p. 13) et ce n’est pas un hasard si elle met un A majuscule à ce mot.

Pascal Quignard a bien compris la douleur muette, tapie au fond de soi, de l’enfant fragile qui perd ses repères : « Toute sa vie on cherche le lieu d’origine, le lieu d’avant le monde c’est-à-dire le lieu où le moi peut être absent et où le corps s’oublie. »

Ne sommes-nous pas tous des êtres désarçonnés un jour, d’une manière ou d’une autre, assoiffé d’un ailleurs lointain, perdu ?

Dans ce livre, à travers l’expérience de nombreuses personnes dont George Sand à quatre ans, Pascal Quignard a l’art de nous transmettre son interrogation sur la permanence de la douleur et sur celle de l’Absence.

 

20 février 2015

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Bibliographie :

http://george.sand.pagesperso-orange.fr/FPpere.html