DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

LA PETITE CHARTREUSE

 

de Pierre PÉJU

 

Éditions Gallimard, 2002, 179 pages

 

 

Pierre Péju est un écrivain confirmé, auteur d’essais, romans, biographies, monographies dont « La vie courante » (éditions Maurice Nadeau), « La petite fille dans la forêt des contes » (éditions Robert Laffont), « Naissances » (éditions Gallimard, collection Haute Enfance).

L’histoire de « La petite chartreuse » qui a obtenu le prix du Livre Inter 2003, est envoûtante dès la première page qui aurait pu être la dernière avec sa saveur angoissante teintée de mort :

«  (…) quand la camionnette du libraire Vollard (Étienne), lancée à vive allure sur l’avenue, heurtera de plein fouet une petite fille qui se précipite soudain sous ses roues. » (page 11)

Le cadre du roman est posé et il restera omniprésent pendant les 179 pages de ce livre, sans que l’auteur ne perde haleine dans le dédale de ce labyrinthe aux frontières de la mort. L’écrivain Pierre PÉJU est docteur de programme au Collège international de philosophie. Ceci peut expliquer son style qui transforme un fait divers en une cause poignante avec un fil conducteur permettant de s’élever dans la recherche de la fragilité et de la banalité de notre passage ici-bas :

« (…) la vie seulement criblée de hasards de dernière minute, ces petits riens décisifs qui défient présages et prévisions et se rient de nos attentes. » (page 12)

« Tout peut avoir lieu, donc le pire. (…) « La hyène du pire trottine au hasard dans la banalité. » (page 13)

L’assassin de la fillette, celui qui l’a peut-être tuée, nous est très vite sympathique par sa douleur et son côté positif :

« - Et l’enfant, elle va s’en sortir ? » (page 21)

Il est prêt à donner de son temps et de sa personne, prêt à aider :

« Et il sent bien que ses muscles et sa viande et ses os et ses nerfs et sa cervelle n’en finiront jamais de percuter ce corps enfantin par une fin de journée neigeuse aussi vaste que le temps qui lui reste à vivre. » (page 32)

À l’opposé, la mère est absente même lorsqu’elle est physiquement là ; elle reste un être flou, enfermé dans sa problématique qu’elle n’a jamais pu résoudre ou dominer et qui la conduit à des phobies comme le besoin de partir sans cesse autre part et à des pulsions comme celle de retarder toujours le moment d’aller rechercher sa petite fille à l’école et qui sera le déclic du drame :

« Et Thérèse lutte très fort contre l’envie empoisonnée de ne jamais revenir… » (page 44)

Faisons un retour en arrière dans le livre pour découvrir Éva, cette petite fille d’avant l’accident. Le lecteur rencontre alors son mal d’être, sa quête d’amour maternel éternellement frustrée :

« Détresse sur ce trottoir hostile, avec cette fissure pleine d’eau dans l’asphalte et ce journal trempé, froissé, au bord du caniveau. Sensation confuse de n’être plus rien, d’être invisible. » (page 15)

Face à cette solitude, l’image d’une mère lointaine, presque inaccessible, refusant de donner la main à cet enfant, acceptant péniblement que celle-ci s’accroche au pan de son manteau, sur le chemin du retour de l’école, image de la routine quotidienne dont la mère voudrait se débarrasser.

Face à cet autre mal d’être, celui de la mère n’ayant jamais voulu son enfant, il y a un autre être en souffrance, le libraire Étienne Vollard réfugié dans les livres, son seul havre de paix… Les solitudes de chacun se répondent, se reflètent comme dans un miroir. Ces solitudes vont se croiser par ce simple fait divers. Vollard est gros, prend toute la place avec sa camionnette et ses livres :

« Six cents kilos de ferraille, deux cents kilos de livres, cent dix kilos Vollard, (…) » (page 16)

À chacun sa solitude, celle d’Éva, celle de sa mère, celle du libraire, celle du lecteur. L’image de cet enfant renvoie à notre propre souffrance :

« Ce petit corps inerte incarnait une solitude épouvantable que Vollard reconnaissait comme l’inverse exact de sa propre solitude. Il ne s’agissait pas seulement de celle d’une petite fille blessée, plongée dans le coma, mais d’une solitude par effacement, réduction, vidage, pâleur. Terrible à force de discrétion, de lente abolition. » (page 115)

Le libraire a aussi une autre particularité. Il peut réciter des extraits de livres par cœur à longueur de journée car il se laisse bercer par les phrases, envahir par les livres pour oublier son enfance malheureuse puis les boutades et vengeances de ses camarades d’école puis sa solitude d’adulte dans ce corps lourdaud.

Pour faire sortir Éva du coma, il faut la stimuler le plus possible. La mère se sent incapable de lui parler alors, au chevet de l’enfant inconscient, le libraire se met à déclamer des textes venus du fond de sa mémoire, extraits d’écrivains célèbres comme Victor Hugo, Nietzsche, Fernando Pessoa, Jean de La Fontaine… Ces textes, il les a retenus au fil de ses lectures, et c’est la seule aide qu’il peut proposer à l’enfant :

« Lire follement, comme il avait toujours lu, consistait plutôt à découvrir la blessure d’un autre. Blessure d’un type seul, désarroi d’une femme seule. » (page 120)

La solitude de Vollard est traversée par ce choc physique et psychologique et sa rencontre avec le regard de l’enfant, avec sa détresse perçue, avec « la terreur soudaine dans deux yeux immenses, démesurés, deux yeux incrédules plongeant fugitivement dans les siens. » (page 18)

Après l’accident et son retentissement psychologique sur la mère et le libraire, c’est l’attente qui est d’ailleurs le titre d’un chapitre. On ne sait si l’enfant va vivre ou non. Pierre PÉJU en tire des réflexions tirées de l’inconscient :

« Coma ou somnolences. Des corps en attente de la suite, ou de la fin. » (page 47)

Au fur et à mesure de l’attente, le corps frêle de la mère rencontre la lourdeur et la maladresse du libraire qui n’a jamais eu d’autres centres d’intérêt que les livres. Il voudrait aider Éva tandis que sa mère cherche comment se débarrasser de ce problème et fuir.

Un jour, Éva sort du coma et regarde le monde. Elle va peu à peu récupérer la marche, la compréhension mais pas la parole. On propose à la mère de mettre sa petite fille, dans un centre spécialisé. Vollard s’éloigne, pensant qu’on n’a plus besoin de lui :

« Vollard voulait à présent oublier l’enfant. » (page 128)

Mais un lien s’est créé et à la demande la mère, il la reverra et l’aidera à retrouver un peu d’enfance dans des gestes simples, des sensations comme faire couler l’eau du torrent dans ses mains ou faire ricocher des cailloux. Comme Vollard se rapproche de la petite fille, la mère en profite pour conclure un pacte avec lui, pour s’éloigner, se décharger d’elle sur lui :

« Vollard sentait les doigts de Thérèse posés délicatement sur ses mains, mais il ne bronchait pas, comme on laisse, en été, un papillon se poser un court instant sur son épaule, sur sa joue. L’été arrivait. Et le papillon se sauva. » (page 132)

Rien ni personne ne peut remplacer une mère et le libraire se rend compte qu’Éva se laisse mourir en refusant de manger. Il suffit de voir :

« ce regard, pas même triste, mais vide, insoutenable d’abandon, (…) » (page 136)

Éva la muette, était cloîtrée dans son silence :

« Silencieuse sans en avoir fait le vœu. La très pâle moniale. L’enfant cloîtrée. L’enfant privée de voix et de joie, privée d’enfance. » (page 155)

Vollard saura à l’approche de la mort, faire revenir la mère pour qu’elle soit présente dans ses derniers moments mais ensuite, la mère soulagée d’un poids, repart et lui, ressent encore plus fort sa solitude devant cet échec. Il ne trouve qu’une seule solution, s’élancer vers l’éternité.

Ce livre fait choc par l’alliance des solitudes réunies par accident. Il mêle au mal d’être, l’élévation des sentiments. Chacun retrouve un peu de soi dans la solitude peuplée de la pureté des mots. Entre philosophie et fuite du temps, l’auteur trace un chemin à la découverte de soi-même.

 

 

21 mai 2004

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Mis en ligne avec l'aimable autorisation téléphonique de Monsieur Pierre PÉJU, en date du 15 juin 2004.