DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS, ESSAI
PLONGER
de Christophe Ono-dit-Biot
Éditions Gallimard, 2013, 445 pages
Le journaliste et écrivain français, Christophe Ono-dit-Biot, spécialiste du XIXe siècle, a obtenu le Grand prix du roman de l’Académie française 2013 et le Prix Renaudot des lycéens 2013 pour son livre Plonger. Le style du romancier se rapproche de Maurice Rollinat car la mort règne en maîtresse tout au long de l’histoire. À mi-chemin de son roman, Christophe Ono-dit-Biot mettra d’ailleurs un trait d’union direct avec ce poète du milieu du XIXe.
Dès la première ligne, la densité d’émotion nous frappe de plein fouet : « Ils l’ont retrouvée comme ça. Nue et morte. » (p. 13). Très vite, la vie réapparaît : « Tout a commencé avec ta naissance. » (p. 17) mais la mort ressurgit deux lignes après, accentuant le drame par l’opposition des mots épurés pour ne garder que l’essentiel : « Ta vie fut notre mort. » (p. 17).
On ne sait plus qui parle, qui vit, qui meurt. Il nous faudra attendre longtemps avant que le mystère s’éclaircisse mais notre attention sera toujours tenue en haleine par un style d’écriture étonnant, alliant suspense, émotion, amour près de la fragilité de l’être et de la mort qui plane, omniprésente, au-dessus de l’histoire.
Dans ce roman, l’écrivain se met dans la peau d’un père et parle en direct : « Je jure, Hector, de faire des efforts. (…). De ne jamais fermer ma porte sur ton monde, (…). » (p. 29)
Des sentences intenses, sorte de fil conducteur de l’invisible, sont semées par ci, par là : « Notre corps ne s’arrête pas à notre corps » (p. 38) et la poésie émerge de temps en temps, du flot de la narration (p. 43).
Homme de lettres, Christophe Ono-dit-Biot nous met en relation avec Stendhal, Moravia, Khalil Gibran pour créer une symbiose de pensée avec leurs mots.
L’histoire reprend et la mère, Paz, apparaît, bien vivante, surprenante, vue à travers le kaléidoscope du père : « Ta mère est toujours en retard, c’est un principe. » (p. 63) Cette mère est envoûtante, fantomatique et très présente même dans son absence si bien que nous perdons le fil du temps comme celui de la réalité.
Le père est seul, en attente d’un improbable retour (p. 70). Peut-elle revenir ? Où est-elle ? Il semble fasciné, obnubilé par elle, par son corps, par son attirance sexuelle (p. 81).
Il la fait revivre en lui redonnant directement la parole lorsqu’elle est désabusée par la célébrité, « D’être portée aux nues mais pas comprise ? » (p. 83)
Le père explique ses goûts personnels, son intérêt pour Stendhal parlant de « L’art de la civilisation » (p. 84). Le fil de la vie du couple se déroule au présent, très vivant, comme une quête initiatique. Ils apprennent et cherchent à se connaître. Elle lui dit : « J’ai l’impression de te faire vivre mon enfance… De t’initier à moi… » (p. 87)
Il lui demande de rester avec lui (p. 92) mais elle a encore besoin de temps pour répondre. Nous sommes hors du temps tellement le passé, le présent, l’avenir s’entremêlent. Elle est femme du passé, toujours là avec lui dans son esprit, femme du rêve, femme de l’amour même absente : « J’ai aimé Paz. Et je l’aime encore. » (p. 96) Il pose question sur question : « Pourquoi a-t-il fallu qu’elle perde la tête ? Qu’elle me laisse sur les bras ce petit être, que j’adore, (…). » (p. 112)
Cette femme ne fait plus partie du commun des mortels ; elle est immortalisée, idolâtrée. Il continue de l’adorer (p. 112). Il cite une phrase de Moravia à contre sens de sa pensée : « Plus on est heureux et moins on prête attention à son bonheur. » (p. 116) Alors il se justifie, explique que jamais il ne l’a délaissée. Il ressent la douceur des souvenirs (p. 122) et la nostalgie du temps perdu. Il lui confie « Ce que je voulais lui dire, et que je n’ai pas eu le temps de lui dire (…). » (p. 123)
Sa femme était artiste photographe. Il en tire une sentence philosophique : « L’art est cette quête permanente de l’effacement de l’anxiété. » (p. 133)
Christophe Ono-dit-Biot mentionne la maison de l’écrivain Khalil Gibran qu’il a vu au Liban au moment de la guerre : « Le pays des cèdres, le pays des cendres » (p. 161). Là encore, à côté des arbres bien vivants, la mort n’est pas loin.
Il ne veut pas laisser partir son amour ; il veut la raisonner mais l’amour n’est pas une affaire de raison. Il ne peut pas imaginer la vie sans elle. Mais elle est déjà dans un autre monde, dégoûtée par la pollution, « Cette marée noire, qui salit tout. » (p. 186), la société de consommation à outrance. Là encore règne la désolation : « Ça sent la mort… » (p. 186).
Sa femme veut sauver le monde animal en péril par la faute des hommes, et en particulier les requins (p. 198). Leur séparation est imminente. Le père repart dans le passé : « L’annonce d’une naissance à venir, ça devrait être un moment de grâce infinie. » (p. 202). Il se sent heureux, comblé par ce petit, pas elle (p. 230).
Peu à peu, elle parle moins, ne répond plus. Il se réfugie dans ses rêves, « en exil dans la chambre » (p. 234). Il pense à Paris en 1900, à l’époque de Montmartre, à la Belle Époque, aux artistes, « Modigliani, Picasso ou Van Dongen » (p. 234). Paris « résonnait alors d’une étrangeté, d’un anticonformisme et d’une certaine naïveté qui rendaient tout possible » (p. 235). Sa rêverie l’emporte « par-dessus les lois du temps, au cabaret du Chat noir. » (p. 235) Il revoit comme en rêve, « un jeune poète chevelu nommé Maurice Rollinat » déclamant « de très noires et de très exagérées poésies, s’accompagnant lui-même au piano sur lequel il avait posé une tête de mort. » (p. 235) Son analyse, sa citation prouvent sa connaissance de la période parisienne de Maurice Rollinat. Il cite alors deux vers du poème "Le Fou" de Rollinat extraits de son livre Les Névroses qui a fait sa renommée :
« Oh ! fumer l’opium dans un crâne
d’enfant
Les pieds nonchalamment appuyés sur un
tigre ! »
Même si Rollinat a fréquenté Paris entre 1871 et 1883 et le Chat Noir dans les années 1881 à 1883, même si Rollinat ne se limitait pas à une facette excentrique, fantastique, morbide, proche de Baudelaire et d’Edgar Poe, ce sont des traits indéniables de sa personnalité.
En un clin d’œil, « au bruit de la chasse d’eau » (p. 237), nous retournons au présent concret. Sa femme s’oppose à lui, préférant son départ (p. 241). Il ne comprend pas. Le lendemain, elle le rappelle, revient mais ces retrouvailles sont de courte durée car à nouveau l’incompréhension règne. Pourtant il est béat devant la vie à venir d’un tout-petit : « Que cela devait être bon, à l’intérieur, cette caresse chaude ! (…) Tu nageais dans ta mère qui nageait dans la mer. » (pp. 252 et 253)
Le père est écœuré par la superficialité de la vie, la corruption, les tueries, le terrorisme qu’il ne veut plus côtoyer. Alors il a fait le choix de ne plus partir en voyage (pp. 253 et 255).
Il est horrifié par le nucléaire, sa toxicité sur les animaux donc aussi sur les humains (p. 266). Il veut se consacrer à l’essentiel (p. 272). Il est encore heureux, pas Paz (p. 281). Au zénith de la célébrité, elle a tout lâché sans rien lui dire (pp. 282 et 295).
Il se sent seul, misérable, a mal (p. 286). Pour lui, « Quand on part, c’est qu’on ne s’aime plus. » (p. 290) Elle est partie vivre près des requins qu’elle veut sauver. Il pense : « Si elle savait ce qu’elle a raté… » (p 301).
Il décrit sa joie partagée avec Hector, sa fierté d’être père « on était bien, on se tenait chaud à l’âme » (p. 304) mais son bonheur a un goût de fiel sans sa femme (p. 301).
Il attend qu’elle lui donne des nouvelles mais il n’a rien ou si peu, puis plus rien. Un jour, brutalement, une masse tombe sur lui. Il apprend crûment la mort de Paz et doit partir identifier le corps (p. 305). Il confie Hector à ses parents : « Toute cette vie qui palpite dans la monde alors que moi je vais vers la mort. » (p. 320)
Il cite une diva égyptienne, écoute de la musique « C’est un passé perdu, mon amour. » (p. 331) Après avoir vu son corps mort, sa douleur fait place à la colère (p. 336). S’est-elle vraiment noyée ? Il veut savoir. Là-bas, elle a changé de prénom et s’appelait Dolores (p. 374). Voulait-elle tout oublier ? Pourquoi avait-elle besoin de solitude, de sauvagerie ?
Le directeur du centre de plongée où elle a vécu, est-il ami ou ennemi ? (p. 379) Pour mieux comprendre, il côtoie les requins. Il est « ébloui. Conquis. Vaincu. » (p. 393) Il retrouve une certaine paix : « En dessous, je suis avec Paz. » (p. 402).
À la recherche de la vérité, le présent le rappelle à l’ordre avec la sonnerie d’un téléphone portable car « L’immémorial épouse l’éphémère. » (p. 416).
Malgré sa douleur, il affirme son amour : « Je suis fier d’avoir un fils et une femme qui seront plus forts que la mort. » (p. 420).
Approchant les requins, il oscille entre la peur contenue et la détresse (p. 428), l’horreur et la splendeur (p. 436). Paz n’avait jamais peur. À tort ?
Christophe Ono-dit-Biot est poète dans l’âme. Régulièrement un morceau de poème surgit dans sa narration comme pour finir son roman, « Water » de Philip Larkin. Il récite ce poème en dispersant les cendres de Paz dans la mer (p. 444).
27 mars 2014
Catherine Réault-Crosnier
Texte mis en ligne avec l’aimable autorisation de M. Christophe Ono-dit-Biot : "J’ai bien reçu votre petit essai rédigé à la lecture de "Plonger" et je vous en remercie vivement. Je suis évidemment tout à fait d’accord pour que vous le fassiez publier. Je vous remercie encore de votre lecture et de votre texte. Très cordialement, Christophe Ono-dit-Biot" (courriel de Christophe Ono-dit-Biot en date du 21 avril 2014). |
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