MAURICE MAETERLINCK, HÔTE DE LA TOURAINE

par Catherine RÉAULT-CROSNIER

Médecin, poète, artiste.
Membre de l’Académie Berrichonne. Membre de l’Union Mondiale des Écrivains Médecins.

 

 

Maurice Maeterlinck a beaucoup voyagé à travers le monde mais la Touraine a été pour lui, une terre d’accueil pour un temps de repos. Il était alors invité au château de Coudray-Montpensier par ses beaux-parents lorsque sa vie conjugale devenait intolérable pour lui, à Bruxelles. Il y venait pour s’y ressourcer paisiblement avant de reprendre les rênes de sa vie trépidante.

Maurice Maeterlinck est un écrivain paradoxal par le fait que son nom est connu mais que peu de gens ont lu ses œuvres. Si celles-ci furent très appréciées de son temps, un autre paradoxe actuel est que ses livres sont pratiquement introuvables en dehors des bibliothèques. S’ils sont épuisés, ils ne sont pas réédités. Les membres de la fondation Maeterlinck de Gand, qui gardent son souvenir, le regrettent de même. Cet écrivain mérite pourtant de sortir de l’oubli.

Émile ARON et Catherine RÉAULT-CROSNIER, le 9 octobre 1998

Catherine RÉAULT-CROSNIER lisant sa conférence sur Maurice MAETERLINCK,
devant l'Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Touraine, le 9 octobre 1998.
À gauche, le Professeur Émile ARON, Président de l'Académie.

SON PORTRAIT :

Guy Marie Oury, dans son livre La Touraine au fil des siècles - "Le pays de Chinon", nous le décrit ainsi :

"Il a une carrure d’Hercule, des cheveux de sanglier, la voix rauque et une petite pipe noire".

Étrange description pour un homme mais qui correspond bien à la réalité puisque Maeterlinck est selon Paul Gorceix "assez grand, les épaules carrées, la moustache blonde coupée presque ras". Il avait "les traits réguliers, le rose juvénile aux joues et les yeux clairs. Il réalise le type flamand. Cela joint à ses manières très simples, à son allure plutôt timide, sans geste mais sans embarras, provoque tout d’abord un sentiment de surprise très agréable (...) Mais ce charme a son revers, il ne parle pas ... très simplement ... comme d’autres parlent ..." (Extraits de la préface de Serres chaudes).

Rodenbach (1855 - 1898) poète belge contemporain de Maeterlinck, qui a écrit des recueils symbolistes Les vies encloses et des romans Bruges la Morte, nous en fait le portrait suivant :

"Il a les cheveux courts, le front proéminent, la figure durement modelée, tout en indiquant la volonté, la décision, l’entêtement".

"Il est jeune et a un appétit féroce de dépense physique. Il fait des haltères, il patine l’hiver, fait du vélo tous les jours. Derrière son apparente puissance, il y a le plus sensible et le plus délicat des hommes, timide aussi et effrayé par le fracas de la grande ville ce qui explique qu’il était incapable de dire trois mots à un journaliste à 28 ans" mais sa sensibilité à fleur de peau lui a permis de créer des oeuvres émouvantes et de grande force poétique. "Il avait un regard d’eau et une petite voix fluette".

C’était aussi un "homme boudeur, qui tirait au fusil pour écarter les visiteurs indésirables ou sur sa chatte dont les miaulements le gênent (il la tue d’ailleurs). C’était un drôle de personnage capable de faire Paris-Gand en motocyclette pour aller manger chez sa mère parce que sa compagne Georgette LEBLANC ne sait pas cuisiner et qu’il a impérativement besoin de trois gros repas par jour" (Extraits du journal Le Monde du 11 février 1997, article de Brigitte Salino).

C’était un homme passionné par le petit monde d’en bas, en particulier les abeilles, les fourmis, les termites. Il s’intéressait aux sciences de l’au-delà, aux pratiques médiumniques, aux songes, au spiritisme.

 

SA BIOGRAPHIE :

Maurice Maeterlinck est né à Gand, le 29 août 1862, dans une famille flamande de la riche bourgeoisie, éprise de langue et de culture françaises. Il aura très tôt des goûts littéraires, dès les écoles maternelle et primaire.

Dans son enfance, il partage son temps entre des institutions en rapport avec sa condition sociale et la propriété d’Oostakker, d’où il peut apercevoir les paquebots qui remontent le canal Gand-Terneuzen. Il va ensuite au collège Sainte-Barbe, tenu par des Jésuites.

À partir de 1881, il mène à Gand, des études de droit sans enthousiasme et devient avocat mais il préfère ses loisirs : le sport (canotage, bicyclette, patinage, boxe), le jardinage et l’apiculture. Il publie ses premiers poèmes dans La jeune Belgique.

En 1885, il obtient son diplôme de docteur en droit. Il rencontre Rodenbach et découvre les textes du mystique flamand Ruysbroeck l’Admirable, qu’il traduira six ans plus tard.

En 1886, il va à Paris. Au lieu de suivre les plaidoiries de grands avocats -prétexte de son séjour d’études-, il rencontre de jeunes écrivains autour de Villiers de l’Isle-Adam qui l’a beaucoup influencé. Il côtoie aussi Théodore de Banville qui était le protecteur de jeunes écrivains.

À 25 ans, il écrit un essai Le massacre des Innocents d’après un tableau de BRUEGEL. Il n’est plus simplement poète mais aussi essayiste.

En 1889, il publie Serres chaudes, ensemble de poèmes. Par un hasard étonnant, il a le même éditeur que Verlaine. Il collabore à de nombreuses revues d’avant-garde ce qui l’amène à interrompre sa carrière d’avocat.

En 1889 également, il publie La princesse Maleine qui est une pièce de théâtre ; son talent d’écrivain s’est diversifié puisqu’il devient alors aussi dramaturge. Émile Verhaeren et Stéphane Mallarmé lui rendent hommage ainsi que des écrivains tourangeaux puisque René Boylesve analysera cette œuvre dans une revue littéraire.

En 1892, il écrit une autre pièce de théâtre Pelléas et Mélisande qui aura beaucoup de succès. Debussy l’utilise comme livret pour son opéra.

En 1894, il écrit La mort de Tintagiles, de la même veine littéraire.

En 1895, il rencontre Georgette Leblanc avec laquelle il vivra jusqu’en 1918. Celle-ci est la sœur du père d’Arsène Lupin, Maurice Leblanc. Elle était actrice célèbre et chanteuse ; elle aimait à se parer en ville, d’un gros diamant sur le front.

Il voyage en Angleterre. En 1896, il publie son premier essai philosophique, Le trésor des humbles ainsi qu’un recueil de poèmes, Douze chansons.

En 1901, il publie La vie des abeilles. Ce livre le fera connaître du grand public et sera vendu dans le monde entier. À partir de ce moment, Maeterlinck associera la nature à sa recherche d’une philosophie de vie. Dans le même état d’esprit, il publie en 1907 L’intelligence des fleurs.

En 1909, il fait éditer L’oiseau bleu pour lequel il obtiendra le prix Nobel de littérature en 1911.

Des amis lui proposèrent de se présenter à l’Académie française, la condition exclusive étant qu’il devienne français. Il n’a jamais voulu renier sa nationalité belge.

En 1914 et 1915, il part en tournée en Italie pour faire des conférences. Il est profondément traumatisé par la déclaration de guerre ; il veut s’engager mais sa compagne, Georgette Leblanc, l’en dissuade. Il mène alors une activité de propagande en faveur de la Belgique. Il plaide pour l’universalisme, menacé par la folie nationaliste.

En 1916, il prend position contre l’Allemagne dans un livre Débris de guerre.

En 1919, à 57 ans, il épouse Renée Dahon, jeune fille de 26 ans, comédienne, née à Nice, le 18 décembre 1893. C’est la fille de Joseph Félix Dahon et de Marie-Rose Malacria, propriétaire de 1926 à 1930, du château de Coudray-Montpensier qui domine la Devinière et Maeterlinck y séjourna.

Malgré sa célébrité, il pense qu’il n’a encore écrit qu’une partie de son œuvre, peut-être la moindre ; il rêve de concevoir des écrits philosophiques et scientifiques de portée universelle.

En 1920, le Roi des belges le désigne comme l’un des membres fondateurs de l’Académie royale de langue et de littérature française. Maurice Maeterlinck privilégie de plus en plus dans ses écrits, la philosophie et les sciences dans un désir de recherches métaphysiques et métapsychiques : il écrit en 1925 Le malheur passe, en 1926 La vie des termites, en 1928 La vie de l’espace, en 1929 La grande féerie, en 1930 La vie des fourmis, etc.

En 1932, le Roi Albert Ier de Belgique lui confère le titre de comte.

Grand voyageur, il se rend au Portugal puis se fixe à New-York. Il continue d’écrire, en particulier L’autre monde en 1942.

En 1947, il revient à Orlamonde dans la propriété qu’il avait achetée en 1932 à Nice. Orlamonde est un casino fantastique et inachevé qui surplombe la mer. Défendu par des colonnades et des parfums de fleurs, l’auteur poursuit devant la mer, sa perpétuelle interrogation du destin.

En 1948, il écrit Bulles bleues, livre dans lequel il nous confie les souvenirs heureux de son destin extraordinaire. Il aura écrit jusqu’à la fin de sa vie puisqu’il meurt dans sa quatre-vingt septième année, le 5 mai 1949 à Nice.

Il est nommé grand officier de la Légion d’honneur et à ce titre, la France réserve à ce citoyen belge des funérailles officielles.

Maurice Maeterlinck est un écrivain prolifique, comme en témoigne cette petite biographie dans laquelle je n’ai pas cité tous les livres qu’il a écrits mais seulement les principaux. Cependant la quantité produite n’enlève en rien à la qualité.

 

SON ŒUVRE :

Maurice Maeterlinck a débuté comme poète ; ses premiers écrits publiés à 26 ans sont intitulés Serres chaudes. Il gardera ensuite cette ambiance poétique dans toutes ses œuvres, quelles soient dramatiques ou philosophiques. Dramaturge de qualité, il sait émouvoir jusqu’au tréfonds de l’âme. Essayiste et philosophe, il extrait des réflexions très pertinentes simplement en regardant la nature. Peu à peu, ses œuvres tendent vers la métaphysique comme avec La vie dans l’espace, La grande loi, Devant Dieu mais ses écrits restent toujours d’un abord facile.

Tout d’abord, dans le livre Serres chaudes, Maurice Maeterlinck présente un recueil à deux facettes, l’une composée de 33 poèmes en vers réguliers et l’autre de 8 poèmes en vers libres. Les vers libres constituent une progression vers une émancipation de toute contrainte. Le titre à lui seul, peut surprendre ; il a été choisi par l’auteur en souvenir de sa ville natale, Gand, qui est un lieu d’horticulture et surtout de floriculture et là-bas, les serres, froides, tempérées et chaudes y abondent.

Ce recueil abonde de connotations baudelairiennes, un monde clos, immobile et luxuriant qui n’est pas sans nous rappeler dans Les fleurs du mal, "L’invitation au voyage" de Baudelaire :

"Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble ...".

Cette similitude s’arrête là car avec Maeterlinck, le mystère de la vie profonde, l’intuition de l’inconnaissable dominent. Voici l’écrivain des profondeurs de l’âme et le livre Serres chaudes contient en lui-même déjà l’évolution des écrits du poète dans le temps vers le moi transcendantal, la philosophie, la métaphysique. Maurice Maeterlinck cherche à rejoindre le circuit cosmique et s’y immerge. Il nous parle "des caresses du ciel, du calme vert, des meutes de ses songes, de la lune dont son âme est pleine, de sa soif sans étoiles". La lune est sa confidente comme dans "Rondes d’ennui" :

"( ...)
J’attends la lune dans mes yeux
Ouverts au seuil des nuits sans trêves,
Afin qu’elle étanche mes rêves
Avec ses linges lents et bleus".

Il aime utiliser les couleurs (en particulier le bleu est sa couleur préférée) pour traduire ses impressions un peu comme RIMBAUD dans son poème "Voyelles" où cet auteur associe aux voyelles des impressions colorées. Maeterlinck nous parle de "l’ennui bleu", "des songes lilas", "des chairs rouges de l’orgueil", "des serpents violets des rêves", "de la mystique prière blanche". Maeterlinck cherche à colorer ses poèmes un peu comme un peintre, pour traduire le monde de l’âme, le souvenir, le rêve.

Les descriptions fantastiques de cet auteur nous rappellent des tableaux anciens comme les "Tentations de Saint Antoine" de Bruegel que Maeterlinck admira beaucoup. Dans son poème "Tentations", il nous parle par exemple des "glaives bleus des luxures".

La succession d’images hétéroclites, insolites, absurdes, nous transmet les visions du poète, lourdes de l’incohérence de la vie et donc génératrices d’angoisse mais en même temps riches d’innovation.

Il nous dit dans le poème "Désirs d’hiver" :

"Je pleure les lèvres fanées".

dans "Visions", :

"Je vois sous mes paupières closes,
Les corbeaux au milieu des roses".

Le contraste est saisissant autant pour ses couleurs que pour l’opposition des mots, corbeaux et roses. Maeterlinck sait trouver des images frappantes et neuves. C’est un magicien des mots ; il écrit en 1889 dans La revue générale :

"Les mots ont été inventés pour les usages ordinaires de la vie et ils sont malheureux, inquiets et étonnés comme des vagabonds autour d’un trône lorsque de temps en temps quelque âme royale les mène ailleurs".

Maurice Maeterlinck veut nous suggérer l’ineffable et renouveler les mots même les plus ordinaires pour leur donner des aspects inconnus, comme par exemple , quand il nous parle de "l’âme pâle d’impuissance", "de l’âme pâle des sanglots".

Dans Serres chaudes, Maeterlinck nous montre déjà sa puissance d’écrivain en créant une atmosphère féerique, métaphysique qui incarne aujourd’hui le symbolisme belge.

Dans son second recueil de poèmes, Douze chansons, l’auteur part en quête d’un art primitif comme c’était le goût de l’époque mais c’est aussi pour lui, le plaisir de retrouver de vieilles complaintes, pour libérer l’inconscient de l’imagination. Il aime toucher aux thèmes existentiels avec une connotation lyrique comme il le fera dans ses futures pièces de théâtre.

La première, La princesse Maleine lui attire la notoriété. Cette pièce plaît au public. Maeterlinck nous parle à travers des arguments insignifiants, de l’absence d’action, de personnages inconsistants, d’un univers de rêve. Une correspondance subtile entre les êtres et l’univers reflète le destin des âmes. L’histoire d’un amour impossible est en symbiose avec le crescendo tragique du monde extérieur par exemple, "La comète a l’air de verser du sang sur le château" et encore "le ciel est devenu noir et la lune est étrangement rouge", "le jet d’eau sanglote étrangement et pleure". Le final est émouvant :

"Mon Dieu ! Mon Dieu ! que les morts ont donc l’air malheureux ! ..."

Maeterlinck n’a jamais fini de nous étonner car son style est déroutant : il se produit peu d’actions, le spectateur vit dans l’attente de savoir et avec l’angoisse de pressentir une mort douloureuse. Il est intéressant de recueillir les impressions d’un contemporain de Maeterlinck, René Boylesve, d’autant plus que celui-ci est tourangeau . Dans un article de la revue de la littérature moderne du 10 novembre 1890, René Boylesve nous confie ses impressions en particulier sur La princesse Maleine. Il dit "qu’il s’agit d’un chef d’œuvre" à part entière, que Maeterlinck a "une puissante originalité", qu’il a "peint des créatures autant que possible humaines, afin qu’elles puissent bien ressentir le sentiment humain de la peur, dans un pays d’épouvante". René Boylesve nous décrit le parallélisme de style entre Maeterlinck et Shakespeare, Baudelaire, Villiers, Hoffmann, Poe mais il ne s’arrête pas à cette impression. Il reconnaît la valeur propre de Maeterlinck et son talent ainsi que sa "simplicité à décrire un sujet" ce qui lui donne la "contenance naïve et saisissante des primitifs et un semblant de vraisemblance qui captive".

Après La princesse Maleine, parlons de Pelléas et Mélisande qui est une pièce de théâtre du même style. Même si on ressent l’influence de Shakespeare (comme par exemple la fatalité, l’impossibilité d’accéder au bonheur et à l’amour, l’obsession de l’inconnu, les signes prémonitoires annonciateurs de la mort, ...), on retrouve les points forts de l’originalité de Maeterlinck c’est-à-dire l’intériorisation des sentiments ainsi qu’une correspondance subtile avec l’univers qui devient le miroir de l’âme.

Ainsi Mélisande nous dit :

"Je vois une rose dans les ténèbres".

Il faut en conclure qu’elle pressent son amour et sa fin tragique mais les mots ont une puissance bien supérieure avec ce sous-entendu.

Pelléas s’inquiète de celle qu’il aime :

"Tu as le visage grave et amical de ceux qui ne vivront pas longtemps".

Cette réflexion n’annonce pas le futur mais entretient l’angoisse devant la fragilité de leur amour. C’est une pensée étonnante pour un amoureux. Pelléas pressent l’avenir et nous frissonnons avec lui. En effet, Golaud, le mari de Mélisande, va tuer Pelléas et à peine toucher Mélisande mais le médecin constate :

"Ce n’est pas de cette petite blessure qu’elle peut mourir, un oiseau n’en serait pas mort".

Et sa fille commente :

"On dirait que son âme a froid pour toujours".

La petitesse de la blessure physique est sans commune mesure avec celle de l’âme et Maeterlinck nous dit que, quand l’amour est mort, le corps ne peut survivre. Mélisande est plus fragile qu’un oiseau blessé, la comparaison est belle car la liberté a été touchée à travers l’amour. Maeterlinck sonde les êtres, le combat de l’amour jusqu’au fond de l’âme.

Cette pièce de théâtre "Pelléas et Mélisande", a eu un tel succès qu’elle a occulté la singularité de pensée de l’auteur. L’opéra de Debussy devint un triomphe. D’autres pièces de Maeterlinck furent mises en musique comme L’oiseau bleu. Tout cela alors que l’écrivain ne s’intéressait pas à la musique ! Ce succès a biaisé son œuvre et il a été ensuite difficile de réhabiliter l’auteur rien que pour lui-même. Pelléas n’est pas un livret, mais un poème dramatique, le poème d’un homme qui disait :

"N’oublions pas que nous sommes de la même substance que les étoiles".

Dès 1895, Camille Mauclair avait pressenti le tournant philosophique possible de son œuvre :

"Ce qu’il a esquissé présage un métaphysicien peut-être inattendu de l’Europe intellectuelle, un surprenant continuateur de la philosophe imagée et artiste de Caryle".

Maeterlinck veut nous parler de la mort ; dans son œuvre, en particulier dans La mort de Tintagiles, il s’est intéressé à "la mort partout, la mort qui rêve". Il ne veut pas que la mort soit cachée, il nous confie :

"Je voudrais me pencher sur l’instinct, en son sens de lumière, sur les pressentiments, sur les facultés et les notions inexpliquées, négligées ou éteintes, sur les mobiles irraisonnés, sur les merveilles de la mort, sur les mystères du sommeil où malgré la trop puissante influence des souvenirs diurnes, il nous est donné d’entrevoir, par moments, une lueur de l’être énigmatique, réel et primitif, sur toutes les puissances inconnues de notre âme, sur tous les moments où l’homme échappe à sa propre garde, sur les secrets de l’enfance, si étrangement spiritualiste avec sa croyance au surnaturel et si inquiétante avec ses rêves de terreur spontanée, comme si réellement nous venions d’une source d’épouvante".

Il souhaitera aider les gens à franchir le pas vers l’au-delà et son livre La mort le fera excommunier.

Pour Claude Regy, Maeterlinck apporte à notre fin de siècle ce qui lui manque :

"Un regard sur la mort, que le matérialisme triomphant refuse ; une dimension de l’esprit dont nous avons été coupés, et qui n’est pas dissociable du corps".

Maeterlinck nous rappelle qu’il y a de l’esprit dans la matière. Dans son livre " Le grand silence ", il a écrit cette phrase extraordinaire :

"Un bloc de granit ou de quartz est aussi spirituel qu’une pensée de Pascal".

Vers la fin de sa vie, Maeterlinck a recherché l’unité cosmique dans la symbiose avec la nature. Il tend vers une analyse philosophique et mystique comme dans Le grand secret, La grande féerie, L’autre monde ou Le cadran stellaire. Il cherche à comprendre le monde à travers la nature comme avec L’intelligence des fleurs, La vie des fourmis, La vie des abeilles, ...

L’homme célèbre qu’il était, se pose, sans y pouvoir répondre, les questions essentielles.

Ces livres ont eu beaucoup de succès car ils sont d’accès facile et abordent le monde des sciences naturelles. Ils passionnent par la connaissance de la vie du microcosme et de sa proximité avec les réactions de l’homme. Dans le comportement des insectes, on retrouve des attitudes humaines. Maeterlinck en conclut que toute existence individuelle n’a de sens que par sa subordination au grand tout.

Maeterlinck a depuis sa jeunesse, aimé s’occuper des abeilles ce qui lui a facilité l’observation de celles-ci et la rédaction du livre La vie des abeilles. Il nous parle avec beaucoup de précision de leur vie comme par exemple:

"Dans la ruche, l’individu n’est rien, il n’a qu’une existence conditionnelle, il n’est qu’un moment indifférent, un organe ailé de l’espèce. Toute sa vie est un sacrifice total à l’être innombrable et perpétuel dont il fait partie".

De ces observations, il tire des conclusions philosophiques :

"Il y a là l’esprit et la matière, l’espèce et l’individu, l’évolution et la permanence, le passé et l’avenir, la vie et la mort, accumulés dans un réduit que notre main soulève et que nous embrassons d’un coup d’œil ; et l’on peut se demander si la puissance des corps et la place qu’ils occupent dans le temps et l’espace modifient autant que nous croyons l’idée secrète de la nature, que nous nous efforçons de saisir dans la petite histoire de la ruche, séculaire en quelques jours, comme dans la grande histoire des hommes dont trois générations débordent un long siècle".

Maeterlinck ne se limite pas à la description minutieuse de la vie des abeilles, il nous livre ensuite ses pensées profondes qui sont des réflexions sur le sens de notre vie et de sa place dans l’univers et dans le temps.

À sa richesse de création, il faut ajouter une facilité d’expression qui rend sa philosophie accessible à tous, de part le biais des exemples concrets qu’il a puisés dans la nature.

La vie des fourmis est une œuvre de la même veine littéraire que La vie des abeilles mais elle nous intéresse à fortiori car Maeterlinck a fait de nombreux séjours en Touraine pendant la période précédant la parution de ce livre c’est-à-dire entre 1926 et 1930. Il a pu ainsi extraire la "substantifique moelle" de son observation, un peu à la manière de Rabelais, je veux dire par là en humaniste. Peut-être aussi a-t-il relativisé ses problèmes de couple à l’échelle universelle et a-t-il réfléchi aux mystères de la vie ? Voici une phrase de ce livre qui exprime bien cette impression que j’ai ressentie :

"Il n’y a ni grand ni petit quand il s’agit des mystères de l’univers".

Ses pensées profondes jouxtent d’autres qui reflètent son caractère de chercheur scientifique qui analyse tout comme lorsqu’il dit :

"Les fourmis sont des hyménoptères aculéates, fouisseurs, vivant en société".

Le terme " aculéate " vient du latin " aculeus " qui signifie aiguillon. Un aculéate est donc un insecte hyménoptère, qui porte un aiguillon venimeux à l’extrémité de l’abdomen.

Maeterlinck nous incite à la même sagesse que les fourmis :

"Si puissantes, si bien armées, si redoutables qu’elles soient, ces fourmis pacifiques respectent généralement le bien d’autrui, n’abusent pas de leur force, évitent toute occasion, toute cause de conflit ...".

Maeterlinck passe de la description au questionnement :

"Mais pourquoi, dès qu’il s’agit d’insectes, ne peut-il plus être question d’invention, de raisonnement, d’intelligence ?".

"Est-ce qu’un peu plus ou moins d’activité cérébrale change de fond en comble les lois de l’univers, de la justice et de l’éternité, assure l’immortalité ou la rend à jamais impossible ?"

À travers ces questions, Maeterlinck nous aide à réfléchir à notre condition humaine et à ne pas négliger l’infiniment petit car il peut nous apprendre beaucoup. Il devient philosophe, empreint de sagesse . Il atteint une certaine sérénité qui n’est pas sans nous rappeler celle qu’il a dû éprouver en se ressourçant en Touraine, en contemplant la nature loin du bruit et des grandes villes, proche de l’univers en regardant le ciel de Touraine si souvent changeant et chargé de nuages. Sa pensée a pu vagabonder comme ces formes moutonneuses qu’il a contemplées, comme les bords des rivières ombragées, comme les charmes bucoliques aux alentours du château.

Dans le livre de Guy Marie Oury, "Le pays de Chinon", l’auteur consacre à cet écrivain un chapitre intitulé "Les fourmis du Coudray-Montpensier, Maurice Maeterlinck". Le révérend Oury nous confie que le livre La vie des fourmis doit beaucoup à la Touraine et aux heures tranquilles du Coudray. Maeterlinck aimait ce château et a reconnu s’y être établi pour être mieux à même d’y découvrir le mystère des choses simples qui nous environnent. Il nous est facile de comprendre que ce cadre de vie favorisait la réflexion et a donc aidé Maeterlinck à mettre en ordre ses idées pour ensuite rédiger son livre sur les fourmis.

Étonnante constatation aussi que celle de savoir que Réaumur a observé pour la première fois en Touraine, le vol nuptial des fourmis au XVIIIe siècle ! Réaumur était un physicien et naturaliste français, né à La Rochelle. Il employa le microscope pour examiner la structure des métaux et étudia la trempe de l’acier. Il observa de plus la vie et les mœurs des insectes. Je ne peux pas m’empêcher de vous citer un extrait des pensées de cet auteur :

"Etant en route pour le Poitou, et me trouvant sur la levée de la Loire, assez proche de Tours, dans un des premiers jours du mois de septembre 1731, je descendis de ma berline, invité à me promener par la beauté du lieu, et par un air tempéré que la chaleur qu’il avoit faite pendant le reste du jour, rendoit très agréable. (...) Dans ma promenade, je vis beaucoup de petits tas de grains sablonneux et terreux élevés au-dessus des trous qui conduisoient les fourmis à leur habitation souterraine. Plusieurs de celles-ci se tenoient alors en dehors, elles étaient rouges ou plutôt rousses et d’une grandeur médiocre. (...) Sur cette belle levée où je me promenois avec plaisir, paroissoient en l’air dans des endroits peu éloignés les uns des autres de petites nuées de gros moucherons qui voloient très vite en tournoyant, et qu’on devoit soupçonner être ou des cousins, ou des tipules, ou des mouches papillonnacées".

(Les tipules sont de grands moustiques inoffensifs pour l’homme).

Ce passage montre bien la minutie de description de Réaumur tout à fait intéressante pour son époque. On peut supposer que Maeterlinck a lu cet ouvrage mais il a créé une œuvre vraiment originale car il ne s’est pas limité à la description, il a su dégager à partir de faits concrets des pensées philosophiques jusqu’à présent non exprimées, en comparaison avec la nature côtoyée au château de Coudray-Montpensier.

 

LE CHÂTEAU DE COUDRAY-MONTPENSIER :

Dans les années 1900, l’abbé L. Bosseboeuf, Président de la société archéologique de Touraine, édita un livre sur la vie seigneuriale en province dont le titre est "Le Coudray-Montpensier". Grâce à lui, on peut retracer l’historique de ce château.

Tout d’abord, il a recherché les origines du château et a pensé que son nom vient seulement de la désignation des essences forestières ce qui était habituel en ce temps-là et paraît assez logique. Par exemple Seuilly vient du latin Sulleium et Coudray de Codreium, en sorte qu’ils indiqueraient respectivement des endroits plantés de sureaux pour Seuilly et de coudriers pour Coudray. De même Faye est un lieu planté de hêtres, Chênaye de chênes, Cormeri de cormiers, Saulaye de saules, etc.

Depuis son origine, ce château a changé maintes fois de propriétaires. Une charte en 1255 cite ce domaine. Au XIe siècle, il appartenait à la puissante famille de Montsoreau ce qui confirme ses origines féodales. Au moment de la guerre de cent ans, il appartenait à la famille de Sainte Maure. En 1459, Louis, bâtard de Bourbon, propriétaire de Coudray, ayant vendu le fief de Montpensier qu’il possédait en Poitou, ajoute le nom de cette terre à celui de Coudray. Il était destiné à passer dans des mains princières et quasi-royales en la personne de Louis de Bourbon, fils bâtard de Jeanne de Bournan, légitimé en 1463 par Louis XI. Louis de Bourbon fut un protecteur éclairé des arts et le Coudray n’eut qu’à se féliciter des embellissements dont il fut l’objet. À la fin du XIVe et au début du XVe, le Coudray est une maison fortifiée avec tours, douves, pont-levis.

En 1714, le Coudray était la propriété d’un gentilhomme de la maison de la Vallière. À son décès, il fut donné à Monsieur de La Motte-Baracé. Il appartiendra ensuite au marquis Jubel de La Motte-Baracé et à madame la marquise née d’Andigné.

Le château fut vendu de nombreuses fois au cours des siècles et bien qu’ayant subi de nombreuses transformations, il a gardé un aspect médiéval de part son chemin de ronde à mâchicoulis et ses douves. Il possède actuellement toute une partie du XVe siècle.

Le château a appartenu de 1926 à 1930, à monsieur Dahon, beau-père de Maeterlinck puis à la famille Latécoère, célèbres avionneurs. L’association du Coudray-Montpensier en fait ensuite l’acquisition. Depuis 1963, c’est un Institut Médico-Éducatif. Il est donc privé et ne peut se visiter.

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Maurice Maeterlinck, hôte de la Touraine, est un écrivain de talent aux facettes variées. Ses pièces de théâtre ont surtout contribué à le faire connaître du grand public et personne ne peut rester insensible devant La princesse Maleine ou Pelléas et Mélisande.

Avec beaucoup de sobriété et de majesté, Maeterlinck a su nous émouvoir au fond de l’âme même, comme le dit René Boylesve, "lorsqu’il s’agit d’un cauchemar magnifique de vérité et d’effroi". Il nous confie de plus :

"Maurice Maeterlinck a l’art de ne pas faire de grande distinction entre les hommes et les éléments".

Au fur et à mesure de sa vie, il s’est rapproché de la nature et a semblé trouver une certaine paix à cette approche philosophique qui reste toujours d’une grande pureté poétique.

Si René BOYLESVE a fait les éloges du dramaturge, il a été dérouté par son style inventif, très moderne comme dans Serres chaudes. Il nous dit alors qu’il éprouve "une crainte mélancolique d’une grande mystification".

Maeterlinck était très innovateur pour son temps et René Boylesve a eu peur de se laisser abuser par son style surprenant. Avec du recul, il nous est plus facile d’apprécier à sa juste valeur, ces effets de mots qui proviennent principalement d’une imagination débordante à la recherche de toute nouveauté. Maeterlinck a pris du plaisir à jouer avec les mots et nous ne pouvons que lui rendre hommage pour son audace, cette richesse d’inventivité.

Maurice Maeterlinck, hôte de la Touraine, est l’écrivain de tous les possibles, poète d’avant-garde, dramaturge touchant les cordes de l’âme, essayiste philosophique qui peu à peu, a su donner à l’homme une approche cosmique de la vie.

Peut-être la Touraine lui a-t-elle permis d’atteindre à cette sérénité en poésie ?

Maeterlinck a gardé un souvenir apaisant de ces séjours tourangeaux. J’espère avoir contribué à vous faire apprécier cet innovateur génial qui a toujours souhaité unir l’homme à l’univers.

 

Août 1998

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

Bibliographie :

ANDRIEU Jean-Marie, Maurice Maeterlinck, Éditions Universitaires, Paris, 1962

BODART Roger, Maurice Maeterlinck, Poètes d’aujourd’hui, Éditions Pierre Seghers, 1962

BOSSEBOEUF L. Abbé, Le Coudray-Montpensier, Tours, Imprimerie Paul Bousrez, 1900

BOYLESVE René, Revue de la Littérature Moderne d’Auguste Chauvigné et Alcide Guérin; Bureaux, Paris, numéro 94, 10 novembre 1890

MAETERLINCK Maurice, La vie des fourmis, Imprimerie Berger-Levrault, Le livre de demain, Librairie Arthème Fayard, Paris XIV, 1953

MAETERLINCK Maurice, La vie des abeilles, Bibliothèque Charpentier, Fasquelle éditeurs, Paris, 1929

MAETERLINCK Maurice, Pelléas et Mélisande, Fasquelle éditeurs, Paris

MAETERLINCK Maurice, Serres chaudes, Quinze Chansons, La princesse Maleine, Poésie Gallimard, 1983

OURY Guy Marie, La Touraine au fil des siècles, Le pays de Chinon, C.L.D, Chambray-les-Tours, 1978

SALENO Brigitte, journal "Le Monde" du 11 février 1997, "La réhabilitation d’un ogre rêveur"

 

NB : Outre le présent article, vous pouvez lire sur ce site six poèmes de Maurice MAETERLINCK ayant participé aux "Murs de poésie de TOURS" : "Reflets" en 2000, "Ennui" en 2001, "Âme de nuit" en 2002, "Ronde d'ennui" en 2003, "Oraison" en 2004 et "Lassitude" en 2005.