DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

TOTALITÉ ET INFINI

d’Emmanuel Lévinas

 

aux éditions Le Livre de Poche, collection Biblio essais, 2006, 348 pages.

 

Imprégné par la trace de la guerre avec l’Allemagne, Emmanuel Levinas n’oublie pas le sens de « Sein und Zeit », « Être et Temps » (p. I) pour se centrer sur l’essentiel, « Totalité et Infini » entre « miséricorde ou charité », (…) et « justice » (p. II). Il allie ainsi la philosophie à l’essentiel, l’éthique et la découverte d’un Amour immense qui porte un « Visage », mot si souvent présent au fil de ce livre.

« Par-delà l’en soi et le pour soi du dévoilé, voici la nudité humaine » entre le dehors et le dedans, le cri humain, détresse dans la solitude, la mort, entre « honte de sa misère cachée » et le « moi », « faiblesse, sans protection et sans défense, de nudité » (p. II). La parole d’Emmanuel Lévinas nous met en relation avec la « parole de Dieu et verbe dans le visage humain » (pp. II et III) pour lier Dieu à l’homme de manière indissociable, par l’« amour qui rattache à l’aimé », l’« unique au monde » (p. III).

Ce n’est pas un hasard si l’auteur a choisi comme titre à son livre Totalité et infini ; il ressent la présence de l’esprit : « car l’infini déborde la pensée qui le pense » (p. 10) hors de toute objectivité, simplement par la force de la relation avec « l’absolument autre » (p. 10). Emmanuel Lévinas ressent le « désir métaphysique » qu’il présente comme « la bonté – le Désiré ne le comble pas mais le creuse. » (p. 22) L’auteur reconnaît que nous devons dépasser le doute, accepter ce « péril » (p. 23) pour avancer et vivre d’essentiel.

Ainsi nous sommes avec « L’absolument Autre, c’est Autrui ». (p. 28) L’auteur nous permet de réfléchir sur « l’Étranger qui trouble le chez soi » (p. 28), étape par laquelle nous devons passer pour comprendre l’essentiel, nous enrichir mutuellement.

Alors apparaît « La transcendance comme idée de l’Infini » (p. 39), relation avec « Autrui », « relation ultime dans l’être » (p. 39).

Nous sommes éloignés de « l’Autre » (p. 40). Il nous est difficile de « penser l’infini, le transcendant, l’Étranger » (p. 41). Nous ne devons pas vouloir posséder ni vouloir rester dans le rationnel, le concret de même que tout amour ne s’explique jamais mathématiquement.

Il approfondit alors l’intériorité, « rien », « pure pensée » où « tout est possible » (p. 48), et la mort à la fois « fin » (p. 49) et non-fin comme naissance et mort dans l’infini des possibilités.

Emmanuel Lévinas introduit des sources anciennes en référence à la pensée de Platon par exemple en approfondissant la notion de « Désir » sans la faire coïncider avec « L’immortalité » mais liée à « l’Autre, l’Étranger » (p. 58).

L’auteur revient toujours au visage qu’il transcende, ce visage lié à la « nudité » de l’être, et aussi « misère » (p. 73). Le regard tient une place importante dans sa réflexion, « ce regard qui supplie et exige » (p. 73). Il utilise un oxymore pour montrer que cette volonté contraire, supplication et exigence, lie ces termes envers et contre tout : « privé de tout car ayant droit à tout » (p. 73). Alors « l’épiphanie du visage » peut jaillir dans ce « dénuement » (p. 73).

Pour « reconnaître autrui », la parole est un guide pour partager « le communicable, le pensé, l’universel » (p. 74) d’où l’importance d’accueillir l’Autre comme un don offert.

Pour cette communication, il nous faut chercher « en soi » sans ressasser les idées connues (p. 87).

Emmanuel Lévinas comprend que reconnaître « la présence d’Autrui » (p. 88) est un privilège qui nous laisse libre et nous enrichit par notre investissement. Il insiste sur l’état de fait de notre séparation nécessaire pour aller vers l’absolu. Il y ajoute la notion de « besoin » (p. 105) et l’explique par le ressenti d’un vide et d’un manque, s’ouvrant sur l’idée de l’Infini.

Dans le chapitre « La séparation comme vie » (p. 111), Emmanuel Lévinas approfondit notre vie qui n’est pas comblée par les biens terrestres, la nourriture car cela ne rassasie pas notre vide. Nous avons soif et faim de plus car « La vie est amour de la vie » (p. 115).

Dans le sous-chapitre « L’amour de la vie » (p. 154), les premiers mots nous imprègnent déjà d’essentiel : « A l’origine, il y a un être comblé, un citoyen du paradis. » L’auteur complète cette affirmation en explicitant la notion du « vide » (p. 154) qui a besoin d’être rempli par la jouissance. Étonnamment, pour lui, « la douleur (…) se réfère à la joie de vivre » (p. 154) dans une « harmonie préétablie » (p. 154), je dirai même, une complémentarité.

Emmanuel Lévinas nous emporte de l’« insécurité – qui dessine ainsi un liseré de néant autour de la vie intérieure », vers « la révélation de la transcendance » (p. 160). Cette dimension est fondamentale en lien avec « la sensibilité » (p. 160) car nous avons tous besoin d’une « demeure » (p. 161) intérieure. Nous sommes alors en lien avec « l’accueil du visage, d’emblée pacifique car répondant au Désir inextinguible de l’Infini » (p. 161).

L’autre est indispensable même si la présence est discrètement « une absence » car ce manque crée un besoin, le creuse, permet « l’accueil hospitalier » (p. 166). Il nous emporte plus loin dans notre épanouissement personnel en lien avec la femme, « condition du recueillement, de l’intériorité de la Maison et de l’habitation. » (p. 166)

« Être corps » est fondamental pour Emmanuel Lévinas, « être maître de soi » et « être dans l’autre » (p. 177) et par là, se désencombrer de son corps. Le philosophe a bien compris combien notre corps nous permet d’accéder à notre « existence de l’intérieur » (p. 177).

L’auteur revient toujours au visage, image première, partie intégrée au monde, nous permettant d’accéder à la transcendance (p. 187), incontournable présence. « Voir le visage, c’est parler du monde. » (p. 190 Par notre « existence », nous accédons à « l’idée de l’Infini » (p. 194) pour « servir Autrui » (p. 195) qui est « la bonté » (p. 200).

Dans le chapitre « Le visage et l’extériorité » (p. 201), nous approchons « l’épiphanie comme visage » (p 203) par la sensibilité. Emmanuel Lévinas se réfère à la pensée de Platon et à sa vision permettant à « la lumière » de chasser les ténèbres car « elle vide l’espace » (p. 206). L’auteur ne refuse pas l’intuition, chemin « à travers lequel les choses se transportent les unes vers les autres. » (p. 208)

Il lie le visage, si essentiel pour lui à « l’éthique » (p. 218) et à la transcendance. Il sait combien notre « conscience de la lutte » peut déborder et menacer « la transcendance de l’expression » (p. 218), combien guerre et paix sont liées.

L’être humain en recherche d’infini, pense, a soif de connaître et reste en présence du corps, en face à face avec « le visage d’autrui » (p. 227).

Pour aller à l’essentiel, nous devons être à l’écoute de « l’accueil de l’infini de l’Autre » (p. 231).

Emmanuel Lévinas est un chercheur « de la présence de l’infini dans cette pensée finie » (celle cartésienne de Descartes), d’une « réflexion sur la réflexion » (p. 232). Il prend alors conscience que « Dieu, c’est l’Autre. » (p. 232)

Dans l’« Asymétrie de l’interpersonnel » (p. 236), l’auteur aborde la question de « la multiplicité dans l’être qui se refuse à la totalisation, mais se dessine comme fraternité et discours, » comprenant par intuition et réflexion, cette présence dans un « « espace » essentiellement asymétrique. » (p. 238)

Il lie l’Infini avec un I majuscule et l’infini en minuscule pour lier Dieu et l’homme dans sa plénitude : « Lindividuel et le personnel sont nécessaires pour que l’Infini puisse se produire comme infini. » (pp. 240 et 241)

« L’impossibilité de la réflexion totale » (p. 244) liée à notre condition mortelle, ne doit pas être considéré négativement mais par « l’impossibilité de la réflexion totale » (p. 244). En effet, nous ne pouvons pas « confondre en un tout le moi et le non-moi » (p. 244) car elle « tient au surplus de l’épiphanie de l’Autre qui domine de sa hauteur. » (p. 244)

L’auteur marqué par l’empreinte de la guerre en Allemagne, connait la force de « la violence » qui est « séduction et menace » et nous emporte dans « la corruption » (p. 254). Là, n’est pas la vraie vie car le corps perd alors son âme et « la volonté se trahit » (p. 254) alors.

Pourtant « l’épreuve suprême de la liberté – n’est pas la mort mais la souffrance. » (p. 266) Il sait combien la personne qui hait, « cherche à saisir l’insaisissable, à humilier, de très haut, à travers la souffrance où autrui existe comme pure passivité » (p. 266) car la haine n’est jamais rassasiée de faire le mal, dans un engrenage pervers et semblant sans fin. Emmanuel Levinas nous montre combien l’être violent ne cherche pas forcément la mort mais à maintenir cet état de souffrance de l’autre pour sa jouissance malsaine, cercle infernal qui maintient l’autre prisonnier et lui aussi. Une seule solution existe pour que « la volonté perce la croûte de son égoïsme » (p. 267) pour rompre le cercle infernal de la haine et son « absurdité » (p. 267), pour tendre vers « Désir et Bonté que rien ne limite. » (p. 267)

Pour un monde en paix, « le moi humain se pose dans la fraternité » (pp. 312 et 313) Alors apparaîtra le visage à placer dans « L’infini du temps », titre du dernier chapitre (p. 313). En effet, dans le temps, « l’être demeure en suspens » (p. 313) et le pouvoir du visage émerge, s’impose car « Le temps où se produit l’être à l’infini va au-delà du possible. » (p. 314) vers le bonheur non pas dans la mort mais dans « le temps messianique où le perpétuel se convertit en éternel. » (p. 318) Alors peut arriver le règne de l’Infini.

 

24 juin 2018

Catherine RÉAULT-CROSNIER