DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS
LA FEMME DES SABLES de Abé KÔBÔ aux éditions STOCK, 1988
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Biographie de l’écrivain :
Abé Kôbô (1924-1993), est l’un des plus grands écrivains japonais contemporains. Sa reconnaissance est internationale.
Il est né à Tokyo le sept mars 1924. C’est dans cette ville qu’il effectue ses études. Comme son père, il devient médecin (en 1948). Cependant, dès qu’il aura obtenu son diplôme, il se consacre à la littérature, il a alors vingt-quatre ans. Il devient sociétaire des Gens de Lettres du Japon.
En 1947, il publie des poèmes anonymes à ses frais puis écrit exclusivement des romans.
Il a obtenu le plus grand prix littéraire japonais, Akutawa - sorte de "Goncourt de découverte" - , en 1951 pour son roman "Les Murs" (Kabe) puis le "Prix de Littérature de l’Après-guerre" - ou "Goncourt des Jeunes" - avec Akaï Mayu, "Le Cocon Rouge".
En 1951, il publie aussi "Le Blaireau dans la tour de Babel", en 1952 "L’Arche de Noé", "La ville au milieu des Eaux", en 1956 "La chasse aux Esclaves", en 1957 "Les Bêtes tournent les Yeux vers le Lieu où elles sont nées", en 1962 "La Femme des Sables", en 1964 "Le Visage d’un Autre" et en 1965, "Enomoto Buyô".
Son roman "La Femme des Sables" ( Suna no onna) est un grand succès de librairie ; il a obtenu la consécration au Japon, en obtenant le prix du Yomiuri - ou "Goncourt d’apothéose" -. Ce roman a été classé par l’UNESCO parmi les oeuvres représentatives du patrimoine littéraire universel. Le cinéaste, Teshigahara, en a tiré un film qui a été reçu comme un message des temps actuels et couronné au festival de Cannes. Ce même livre a été couronné en France du prix du Meilleur Livre Étranger.
Abé Kôbô a une culture immense et universelle. Pour lui, le roman n’est pas une désintégration mais une lente ascension de la personne humaine avec une symbolique de l’existence. Il a pitié de la condition humaine et il pense que l’épreuve est indispensable pour parvenir à une très haute joie.
Il meurt en 1993, à l’âge de 68 ans. C’est alors un écrivain mondialement reconnu, traduit dans une vingtaine de langues, dont les thèmes fétiches sont l’aliénation et la perte d’identité.
Rien d’étonnant donc que moi aussi, je sois séduite par ce livre exceptionnel et que j’ai voulu vous transmettre ici mes impressions. Abé Kôbô m’a entraînée irrésistiblement dans un autre monde, jusqu’alors inconnu, jusqu’à l’extrême limite de la compréhension des événements et des frontières, des prisons aussi que l’homme se crée.
La femme des sables :
Dans ce roman envoûtant, angoissant, la première place n’est pas donnée à l’être humain mais au sable, seul vainqueur des espaces, matière informe, poussière déplacée par le vent. Et ce sable léger s’incruste partout, conquiert tous les territoires si l’homme n’y prend pas garde.
Ce sable est une prison à peine visible et les gens d’un village se battent contre cet envahisseur des immensités ... Un petit village oublié, aux maisons en cours d’enfouissement par le sable, où chaque individu creuse chaque nuit pour enlever le trop plein qui ferait craquer sa demeure et l’enfouirait à tout jamais, effaçant sa trace et jusqu’à sa mémoire ... Fragilité, petitesse de la condition humaine face à l’immensité des éléments ...
"De partout le sable arrive, partout le sable pénètre. Quand le vent vient du mauvais côté, il me faut, matin et soir, grimper entre toit et plafond et, de là, retirer le sable qui s’accumule. Sans ça, très vite, la mesure serait atteinte où les lattes du plafond céderaient sous le poids du sable."
Pour avoir de la main d’œuvre, les villageois ne suffisent pas alors gare à celui qui se perd dans les dédales des dunes et parvient à ce village. Il n’en ressortira pas. Il sera happé, obligé de creuser au fond d’un trou (où l’échelle n’a été posée que le temps de sa descente). S’il tente de s’évader, il pourra se retrouver ensablé vivant ou poursuivi, s’enliser dans les sables mouvants tout proches. Pas d’espoir de retour ... juste une survie possible et encore ... au prix d’efforts presque surhumains. Le temps n’existerait-il plus ?
"L’homme était comme cire dans la flamme : la sueur lui suintait, il fondait. Par tous les pores de la peau, la sueur lui perlait. Sa montre s’était arrêtée, il ne savait pas quelle heure il était."
Le roman retrace l’expérience d’un professeur parti à la découverte d’insectes des sables. Prisonnier, celui-ci se retrouve au fond d’un trou avec une femme seule, maîtresse-servante, qui accepte tout de lui, ses cris, ses injures, ses violences, ses désirs dans l’espoir de le garder comme un animal sauvage que l’on essaie d’amadouer, pour vaincre la solitude à deux.
Il est victime du chantage car pour avoir le droit à l’eau et à la nourriture, il faut donner le sable recueilli pendant la nuit, le sable qui empêche l’enfouissement total du village. Le travail sert à dépasser la dureté de la vie, à accepter les contraintes en se rendant utile. Fragilité de la persistance de la vie maintenue par le travail ... L’homme est prisonnier du sable ... Mais l’homme n’est-il pas toujours prisonnier d’un envahisseur qu’il essaie à tout prix de repousser comme le sable ?
"La lime de ce sable qui sans cesse tombe et se déverse, cette lime surtout qui, visant si droit, lui racle juste l’extrémité des nerfs ... tout cela, il est condamné à trouver la patience de l’endurer ! (...) Il y avait une femme ... il y avait du sable ... il y avait une jarre vidée de son eau ..."
Tout s’effondre et se reconstruit éternellement. Espoir et désespoir se mêlent mais si l’homme frôle la mort, alors tout bascule ; il préfère l’esclavage, la prison à l’anéantissement total. Ainsi le professeur à la suite d’une tentative d’évasion ratée, crie.
"Il étendit les deux bras, voulut se coucher à plein ventre ... Trop tard : une grande moitié de son corps était déjà plantée à la verticale, et ses reins étaient trop brisés pour qu’il pût les tenir pliés à angle droit (...) Au secours ! (...) La honte même où il était de son humiliation s’évanouit en lui, chose à ses yeux aussi dépourvue d’existence que la cendre qui se fut dispersée si l’on eût brûlé une aile de libellule ..."
Cette vie n’est plus trop dure ; elle est préférable à la mort. Il rêve encore de liberté, d’une échelle qui lui permettrait de repartir dans le monde mais un jour, cet emprisonnement n’aura plus de sens pour lui, il ne profitera plus de l’échelle tendue. Il restera dans son trou de sable, dans l’attente de la femme partie accoucher. Il aura accepté ces contraintes.
"Aussi longtemps que ses regards purent ne pas le perdre, elle posa sur lui des yeux qui voyaient à peine, tout aveuglés de larmes et de chassie."
L’attente d’un être de sa chair sera au-dessus de tous les espoirs de la terre. Le regard d’une femme suffira à lui faire oublier ses limites.
Catherine RÉAULT-CROSNIER
Mars 1998
Bibliographie :
Abé Kôbô, La femme des Sables, Éditions Stock, 1988
La Nouvelle République du Centre Ouest de Janvier 1993, article : Kôbô Abé est mort.
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