POÈTE À DÉCOUVRIR

 

GUILLEVIC (1907-1997),

 

UN POÈTE BRETON RÉSOLUMENT CONTEMPORAIN

Portrait de Guillevic par Catherine Réault-Crosnier.

 

 

Sa biographie

Eugène Guillevic est né à Carnac, dans le Morbihan, le 5 août 1907 et il n’oubliera pas sa région natale puisqu’il la célébrera plus tard dans ses poèmes, allant jusqu’à nommer « Carnac », un de ses recueils.

Il est né dans une famille de paysans pauvres et d’artisans. Son grand-père paternel était tisserand de village, tandis que sa mère était couturière. Guillevic quitte Carnac à l’âge de deux ans et n’y reviendra que pour des séjours temporaires ou pour des vacances mais restera marqué par ce site.

Son père, marin, devient gendarme. Guillevic est alors ballotté au rythme des garnisons. Sa mère ne reflète pour lui, que la sévérité. Toute l’enfance du poète se passera sous le signe de la pauvreté : une existence à la limite du dénuement pour l’enfant et son jeune frère, des vêtements qui seront toujours taillés dans d’anciennes tenues du père, jamais un seul jouet. Il confiera plus tard sa souffrance d’enfant devant un père réputé « coureur de jupons » et d’une mère « dévote ». Il gardera de ce passé, un besoin d’affection inassouvie et une blessure ancrée en lui. De plus il avait l’impression physique d’être laid ; il se sent alors rejeté et paria. Il écrit dans « Vivre en poésie » : « Enfant, j’ai toujours été pauvre, malheureux, persécuté. » (Jean Pierrot, Guillevic ou la sérénité gagnée, p. 251) Il a alors trouvé son idéal dans la poésie qui efface toutes les angoisses en les exprimant par des mots qui deviennent les pansements du cœur blessé.

On lui interdit d’apprendre le breton. Il parle alsacien et allemand. Ses parents forment un couple désuni. Il aimera plus tard en secret une jeune fille, Marie-Clothilde, qui mourra à seize ans ; son souvenir le hantera toute sa vie. Il goûtera à la poésie lors de ses longs trajets en train -quatre heures par jour- entre son domicile et l’école. Il a écrit de la poésie vers quatorze ans, d’abord à la manière de Musset, avec des alexandrins, puis comme Lamartine. (Progeso Marin, Entretien avec Eugène Guillevic, p. 4)

Il doit travailler pour gagner sa vie. En 1925, il est un excellent traducteur de poètes de langue germanique : Trakl, Hölderlin, ou de dialecte alémanique comme Nathan Katz.

En 1926, il entre dans l’administration de l’Enregistrement puis en 1935, au Ministère des Finances de François Billoux. Il se marie une première fois en 1939 (de cette union sont issues deux filles) et vit alors à Paris. Avant la guerre, il est déjà l’ami de Jean Follain qui l’introduit dans le groupe « Sagesse », puis il a eu des liens forts avec l’École de Rochefort. À partir de 1935, il est l’admirateur et l’ami de Paul Eluard mais aussi de Reverdy, Tardieu, Aragon.

Il est un catholique pratiquant jusque vers trente ans, puis devient sympathisant communiste à partir de la guerre d’Espagne. En 1942, il se lie alors à Paul Eluard et participe aux publications de la presse clandestine (Pierre Seghers, Lescure). Il adhère au parti communiste en 1942 pour le quitter en 1980 après l’invasion de l’Afghanistan.

En 1942, il décide de s’appeler Guillevic sans mettre son prénom devant. C’est son choix délibéré et il s’agace quand on ne le respecte pas.

Cette même année, il publie son premier livre de poésie, « Terraqué » puis en 1947, « Exécutoire » qu’il dédie à Eluard, ensuite de nombreux autres dans des éditions de renom comme aux éditions Gallimard et Seghers, dont « Gagner » (1949), « Terre à bonheur » (1952 et 1985), « Ville » (1959), « Carnac » (1961), « Sphère » (1963), « Avec » (1966), « Euclidiennes » (1967), « Ville » (1969), « Paroi » (1970), « Encoches » (1970), « Inclus » (1973), « Du domaine » (1977), « Étier » (1979), « Autres » (1980), « Trouées » (1981), « Requis » (1983), « Art poétique » (1989), « Le Chant » (1990), « Possibles futurs » (1996)…

De 1965 à 1970, il est aimé, compris à l’étranger et sa poésie est accueillie avec enthousiasme en Hongrie. On le nomme « poète du monde ». En 1976, il obtient le Grand Prix de poésie de l’Académie française et en 1984, le Grand prix national de la poésie. En 1980, il se marie avec Lucie Albertini.

Il prendra sa retraite en tant qu’inspecteur de l’Économie nationale. Il aura publié pendant toute sa vie, des poèmes et on recense plus d’une trentaine de recueils. Il meurt à Paris, en 1997. Nous célébrons donc cette année, en 2007, à la fois le centenaire de sa naissance et les dix ans de sa mort. À cette occasion, les cendres de ce poète reposent à Carnac où un « lieu de mémoire a été inauguré en août 2007. (La Nouvelle République du 6 août 2007)

Guillevic a retenu l’attention de nombreux chercheurs, étudiants et universitaires comme par exemple, Progreso Marin qui a réalisé sa thèse sur « La poétique de Guillevic » en 1993. Un colloque « Lectures de Guillevic » a eu lieu en mai 2001, à Toronto. Jean-Pierre Richard et Monique Benoit ont successivement pu parler l’un de « géographie obsessionnelle », l’autre de « géométrie obsessionnelle » « pour décrire la mise en jeu compulsive des objets terrestres et mentaux chez le poète de Carnac. » (Thierry Bissonnette, La géométrie fractale des recueils morelliformes de Guillevic)

Guillevic a publié de nombreux livres de poésie mais aussi plusieurs dizaines de plaquettes ou éditions de luxe à tirage limité, en collaboration avec des artistes. Dans certains de ses livres, on trouve des dessins, gravures ou lithographies d’artistes connus qui sont ses amis dont Fernand Léger, Édouard Pignon, Dubuffet, Boris Taslitzky, Jacques Lagrange, Ubac, André Beaudin, Manessier, Bazaine… Guillevic nous laisse une œuvre considérable : vingt-deux titres sont publiés chez Gallimard et onze en livre de poche.

En mai 2002, à l’université d’Angers, un colloque Guillevic a eu lieu.

Le Printemps des Poètes propose que son édition 2008 soit l’occasion d’un éclairage particulier sur l’œuvre poétique de Guillevic.

Une exposition « Guillevic et les peintres » s’est déroulée à Carnac du 20 juin au 10 août 2007 en partenariat avec la mairie de Carnac et Monique Chefdor, responsable scientifique de l’exposition. Un hommage à Guillevic a eu lieu en autres, au Centre Européen de Poésie d’Avignon jusqu’au 29 septembre 2007, avec des illustrations d’artistes connus.

Les journalistes continuent à parler de ce poète : par exemple récemment, le journal « Lire » a fait paraître un article intitulé « Sous la peau de granit » dans lequel sont analysées sa vie et son œuvre. Dans le journal mensuel parisien « Aujourd’hui Poème », n° 82 de juin 2007, un article « Pour célébrer Guillevic, Une voix inaltérable du XX° siècle », nous parle à travers plusieurs grands spécialistes de Guillevic, de cet homme hors du commun : de sa voix rocailleuse, inaltérable, des derniers moments de sa vie auprès de sa compagne Lucie Albertini, admirable de dévouement, de la mer emblématique pour ce poète, de sa parole sacrée, une parole indépassable, un souffle, du temps, signe de la révolte, de la matière et du temps, du poète du mouvement permanent sinon perpétuel. L’écrivain Bernard Fournier insiste « sur la force et l’épaisseur de la matière minérale », sur la place qu'occupe « l’arbre, l’oiseau, la plaine, le nuage même… », sur son « émerveillement d’être au monde », sur le fait que « le poème s’inscrit sur la page verticalement comme un menhir ».

Il est l’un des poètes les plus traduits dans le monde. Ses poèmes ont été traduits dans plus de quarante langues de soixante pays. À l’occasion du centenaire de sa naissance et du dixième anniversaire de sa mort, de nombreuses manifestations littéraires en France et dans le monde, témoignent de l’intérêt persistant envers ce poète hors des effets de mode.

 

Son portrait

Vénus Khoury-Ghata, romancière et poète contemporain est née au Liban et vit à Paris. Dans son roman « La maison aux orties », elle lui consacre un paragraphe qui le caractérise profondément : « Guillevic, sa stature de menhir, sa voix rauque et sa douceur. L’ancien fonctionnaire au cadastre sculptait l’écriture, érigeait le poème en forme de stèle, donnait corps et âme aux objets. Démunis d’images, ses vers sonnaient comme des proverbes populaires où les blancs tenaient lieu de silences. (…) ». (Vénus Khoury-Ghata, « La maison aux orties », p. 69)

Il se décrit lui-même à travers ses sens : « J’ai l’instinct du toucher. Je suis privé à 80 % d’odorat, j’ai une mauvaise vue, mon goût est affecté. Si bien que mon sens tactile est très développé. J’ai besoin de toucher. » (Guillevic interviewé par Anne-Marie Mitchell, Guillevic, p. 28)

Guillevic accueille les gens chez lui, en toute simplicité. Il aime porter un béret qui lui donne l’air d’un marin breton. Ses lunettes encadrent ses yeux mais son regard va toujours vers un ailleurs, en quête d’une pureté de poésie proche de la nature. Sa barbe devient mi-grise, mi-blanche avec le temps ; elle s’allonge et s’épaissit avec l’âge, cachant une partie de ses joues. Ses sourcils très drus et larges, bien peignés lorsqu’il était plus jeune puis laissés libres ensuite, sont restés très longtemps d’un noir d’ébène tandis que sa chevelure ne l’était plus. Ses cheveux courts prennent aussi de l’ampleur avec l’âge et tombent en belles boucles ondulées sur ses épaules, tandis que son front se dégarnit peu à peu.

 

Son œuvre

Guillevic écrit ses premiers poèmes en 1932 mais il ne publie son premier livre que dix ans plus tard, à trente cinq ans. Ce livre qui restera son livre fondateur et son préféré (Anne-Marie Mitchell, Guillevic, p. 18), s’intitule « Terraqué » ce qui signifie « terré-traqué » et aussi « terra-aqua » c’est-à-dire « terre et eau ». Dès ses débuts, Guillevic est à contre-courant de son époque, à dominante surréaliste. C’est l’avènement de l’objet et le surréalisme est à la mode (Magritte en est un exemple en peinture). Guillevic s’écarte de cette manière de penser ; il écrit dans le même état d’esprit que Francis Ponge qui publie à la même époque « Le parti pris des choses », c’est-à-dire qu’il s’interroge sur les choses les plus modestes, proposant une poésie objective en opposition aux romantiques ou à Verlaine. Sa poésie est influencée par Jean Follain, son ami d’avant-guerre (Jacques Borel, préface de Terraqué).

Guillevic dit lui-même qu’il a publié deux sortes de livres, ceux qui sont un poème comme Carnac, Ville, Paroi, Du Domaine et les autres comme Terraqué, Sphère, Avec, Creusement qui sont des recueils c’est-à-dire « qui recueillent, au sens propre, des poèmes différents, séparés, aussi peu disparates que possible, (…) » (Anne-Marie Mitchell, Guillevic, pp. 14 et 15)

« Terraqué » dès sa publication, est remarqué pour son originalité ; il a l’intelligence de la spontanéité. Ballotté entre son enfance insatisfaite et son pays natal, Guillevic veut garder espoir comme Icare en tendant vers la lumière :

« Battements d’ailes de feu
Au-dessus des battements de vagues -

Soleil... soleil. » (Terraqué, p. 103)

Il crie aussi vers sa mère, son manque de tendresse qu’il a ressenti dans son enfance :

« Mère aux larmes brûlantes, l’homme fut chassé de vous -

De vos tendres ténèbres,
De votre chambre de muqueuses. »
(Terraqué, p. 52)

Et il supplie :

« Et ne plus rien savoir
Que la tendresse. »
(Terraqué, p. 87)

Tous ces extraits de « Terraqué » reflètent la mutation de la poésie française. Il recherche une poésie objective par opposition au romantisme de Rimbaud et au ton de la confidence de Verlaine. Il recherche l’avènement de l’objet (de même que Rilke avait déjà entrepris l’élaboration des poèmes « Choses »).

Lui aussi, intitule un de ses poèmes « Choses » :

« L’armoire était de chêne
Et n’était pas ouverte.

Peut-être il en serait tombé des morts,
Peut-être il en serait tombé du pain.

Beaucoup de morts.
Beaucoup de pain. »
(Terraqué, p. 17)

Malgré son attrait pour l’objet, Guillevic laisse une place pour les sentiments forts comme la peur qui est avant tout l’angoisse devant la mort. Et l’objet devient homme tout au long de ce cheminement, Guillevic nous confie : « Quand je parle dans Terraqué du bœuf écorché, par exemple, il s’agit du corps d’un bœuf écorché vu par un homme, il s’agit donc aussi de l’homme. » (Anne-Marie Mitchell, Guillevic, p. 21). J’ajouterai qu’il s’agit aussi du poète qui est un écorché vif.

 

En 1947, il publie « Exécutoire » où il exprime la présence diffuse de la peur. Il rend hommage aux victimes de la barbarie nazie, en des vers très engagés comme dans « Vercors » :

« Ô morts trop frais encor pour les vers de la nuit,
Corps jeunes que l’espoir n’a pu fermer aux balles,
Quel sommeil à dormir pendant plus que des nuits. »
(Exécutoire, p. 232)

Cette peur devient permanente même dans le quotidien banal ou dramatique :

« (…)
Quand la patrie est dans les caves
Avec la bave des limaces. »
(Exécutoire, p. 145)

« Fini de rire,
La fille, à tout venant.
(…)
Un qui passait
L’a vidée de son sang.
(…) »
(Exécutoire, p. 197)

Malgré la blessure devant l’horreur de la guerre, de la mort, Guillevic essaie de chasser l’image en se réfugiant dans le rêve comme par exemple dans le poème « Le temps » :

« Le temps qui peut changer
Le nuage en nuage
Et le roc en rocaille,

Qui fait aussi languir
Un oiseau dans les sables

Et réduit au silence
De l’eau pure tombée
Dans l’oubli des crevasses,

Le temps existe,
À mi-chemin. »
(Exécutoire, p. 164)

Guillevic se défait du temps humain grâce à l’instant qui lui prête appui. (Anne-Marie Mitchell, Guillevic, p. 80) Et plus loin dans « Chansons », le poète comme l’albatros de Baudelaire souffre en essayant de voir au loin :

« Un oiseau se fait mal
À regarder le ciel. »
(Exécutoire, p. 200)

« Exécutoire » laisse aussi une place à l’invisible, à la vie intérieure, au silence, celui qui enveloppe les mots, qui sacralise la parole et la transcende :

« Au fond de ce silence
Où l’on peut tout savoir.
 » (cité par Anne-Marie Mitchell, Guillevic, p. 51)

Le poète est proche de l’oiseau qui permet de laisser la place à l’imagination et à l’imaginaire qui fait parler l’inconscient :

« Ce n’était pas
Une aile d’oiseau.
C’était une feuille
Qui battait au vent.
Seulement
Il n’y avait pas de vent.
 » (cité par Anne-Marie Mitchell, Guillevic, pp. 85 et 86)

 

En 1949, il publie « Gagner », puis en 1961 « Carnac ». Dans ce dernier livre, il retrouve son pays natal, un peu comme un baume qui peut guérir ses blessures :

« Mer au bord du néant,
Qui se mêle au néant,

Pour mieux savoir le ciel,
Les plages, les rochers,

Pour mieux les recevoir. » (Carnac, p. 143)

Il trace aussi un chemin dans le temps vers le passé lointain, unissant la préhistoire au présent, créant un pont aérien de poésie entre tous les hommes :

« Tous ensemble et séparément luttent
Avec l’époque des menhirs

Pour être dimension. » (Carnac, p. 198)

Son livre « Carnac », rappelle sa Bretagne natale dans un rapport concret, dans le temps et l’espace, lien de mémoire collective en même temps que domaine mythique, vital et poétique, solide comme le roc de granit ou les menhirs de Carnac. Ce lien reste sensuel, élémentaire, dans le monde du rêve et aussi à l’échelle planétaire :

« J’ai joué sur la pierre
De mes regards et de mes doigts

Et mêlées à la mer,
S’en allant sur la mer,
Revenant par la mer,

J’ai cru à des réponses de la pierre. » (Carnac, p. 144)

« Carnac » garde le goût du mystique et Guillevic invente une prière d’union avec la nature :

« Je te baptise
Du goût de la pierre de Carnac,
Du goût de la bruyère et de la coquille d’escargot,
Du goût de l’humus un peu mouillé.

Je te baptise
Du goût de la bougie qui brûle,
(…) »
(Carnac, p. 183 et 184)

 

Après ce livre, il publie en 1963, « Sphère » qui ouvre un chemin de réconciliation avec le monde, de même que dans son recueil suivant « Avec » paru en 1966 qui montre que Guillevic veut agir en solidarité avec les autres. « Sphère » nous fait découvrir un autre univers comme avec « Rond » :

« (…)
Mais si, quand tu dis : rond,
C’est plein que tu veux dire,
Plein de rondeur
Et rond de plénitude,

Alors il n’y a rien
De plus rond que la pomme. »
(Sphère, p. 45)

 

Guillevic tend à trouver un certain équilibre dans le rêve, malgré la persistance du noir de l’horreur, par exemple dans « Habitations » :

« J’ai logé dans le merle,
Je crois savoir comment
Le merle se réveille et comment il veut dire
La lumière, du noir encore, quelques couleurs,
Leurs jeux lourds à travers
Ce rouge qu’il se voit.
(…) »
(Sphère, p. 57)

L’oiseau lui permet de s’envoler et il regarde :

« (…)
J’ai vécu dans des yeux
Qui pensaient à sourire. »
(Sphère, p. 57)

Il cherche sa voie comme il cherche sa compagne dans un long poème lancinant, « Élégie » où « je t’ai cherchée » revient comme un refrain :

« Je t’ai cherchée

Dans tous les regards
Et dans l’absence des regards,

( ...)

Je t’ai cherchée
Dans la rosée abandonnée.

( ...)

J’ai appris qu’une morte
Soustraite, évanouie,
Peut devenir soleil. »
(Sphère, p. 103, 104 et 105)

Guillevic pense que le poème vient des profondeurs de soi. (Anne-Marie Mitchell, Guillevic, p. 29) De la mort, la vie peut rejaillir et Guillevic commence à reprendre confiance. La guerre s’éloigne.

 

En 1967, il fait paraître « Euclidiennes » ; ce livre nous plonge dans un monde mathématique où les droites et les formes se mêlent aux pensées. La géométrie lui permet de rapprocher l’homme de ses pensées dans des réflexions originales et pertinentes :

« parallèles

(...)
On ne va plus loin
Que dans l’autre et dans soi. »
(Euclidiennes, p. 151)

 

« angle obtus

Qui penserait à toi
Pour y chercher demeure,
Pour y chercher refuge ?

À force d’être ouvert
À tout ce qui voudra,
(...) »
(Euclidiennes, p. 162)

 

« Courbe

Avoir un sens
Et le connaître !

Ne plus te dire que peut-être
Tu signifies quand même
Mais pour d’autres que toi. »
(Euclidiennes, p. 191)

 

Guillevic crée presque toujours en vers libres, même si vers la fin de sa vie, il aime à utiliser un rythme pair (6/6) ; ce rythme revient alors comme une sorte de gravitation. Se connaître, quelle difficulté ! Guillevic a l’impression que les autres le connaissent mieux que lui-même. D’où l’association de cette idée à une courbe.

 

En 1969, il publie « Ville », en 1970 « Paroi » dont le poème « Les murs » qui a eu un grand succès grâce à Dubuffet qui l’a illustré (Anne-Marie Mitchell, Guillevic, p. 33). En 1973, paraît « Inclus » ; dans ce livre, il fait la démarche de vouloir inclure le monde pour y tracer son domaine :

« (…)
Écoute en toi le merle
Comme il t’habite.
(…) »
(Inclus, Folio, p. 101)

Il reste lui-même en profondeur, dans sa simplicité crue et concrète :

« Écrire (...)
C’est faire, avec de la ficelle
Du fil de fer,
(...) »
(Inclus, Folio, p. 92)

 

Dans « Paroi », Guillevic part à la recherche de la paix des cœurs, dans un hymne au silence des hauts sommets et à l’amour, comme dans « Lettre » :

« Je viendrai m’asseoir contre toi.
Je ne dirai rien, nous serons ensemble,
Nous attendrons.

Mais il faut
Que je continue. »
(Paroi, p. 132)

Poète de l’espace, Guillevic reste dans le réel, tout en s’élevant. Il voit l’homme debout, dans sa verticalité qui peut le conduire soit à s’élever soit à faire obstacle. L’homme peut être un mur que l’on heurte et qui fait mal :

« Si vraiment nous étions
Paroi pour d’autres, (…)

Heureux à notre insu
De nos rebuffades,
Des coups donnés par nous,
Des corps blessés par nous,
Saignant sur nous.
 » (Paroi, p. 77, 78)

Les parois dans leur verticalité mathématique, peuvent être hostiles ou utiles :

« Une paroi d’air,
Une paroi de vent,
Une paroi de remous, (…)

C’est plus supportable (…)
Qu’une paroi d’orvets,
Qu’une paroi de vipères,
De n’importe quelle sorte de reptiles.
 » (Paroi, p. 138)

Sur son chemin, il rencontre des obstacles, des parois qu’il doit intégrer pour ne plus faire qu’un avec le mur et pouvoir continuer sa route, chemin vers le rêve :

« Être paroi.

Se confondre
Avec la paroi.

L’intégrer.
S’intégrer.

Rêver le temps
Devenu corps. »
(Paroi, p. 142)

 

Dans « Le Chant », Guillevic devient troubadour :

« Le chant
Peut être un cri
Qui se retient,

S’étonnant
De ce qu’il devient. »
(Le Chant, p. 357)

La poésie est liée à la chanson et les mots ruissellent de musique :

« Le chant
C’est comme l’eau du ruisseau
Qui coule vers les galets,

Vers la source.

C’est la promesse
De la source au soleil. »
(Le Chant, p. 323)

 

En 1977, il publie « Du domaine ». Ce livre constitué de textes brefs, est consacré à un lieu idéal, imprégné d’une Bretagne transformée en paradis onirique. Ce livre montre bien le changement d’orientation du poète :

« Dans le domaine que je régis,
On ne parle pas du vent. »
(Du domaine, p. 9)

Guillevic cherche à se créer un paradis par le rêve :

« Nous avons tout le temps
D’apprendre à nous entendre
Rêver chacun pour l’autre. »
(Du domaine, p. 39)

 

« Dans le domaine,

La pluie
Sur des rires. »
(Du domaine, p. 57)

 

Où le vent ne parle pas,
Le temps s’écoute. »
(Du domaine, p. 93)

Et si le lecteur trouve utopique de partir ainsi dans le domaine du poète, il nous dit :

« Méfiez-vous.

Les apparences
Peuvent être vraies. »
(Du domaine, p. 141)

 

Le livre « Terre à bonheur » (publié en 1952 et 1985) est séparé en différents chapitres : « Exposé », « La ligne du printemps », « Le faune », « Vouloir », « Envie de vivre » et « Le goût de la paix ». Guillevic est là proche de la vie de tous les jours avec le soleil, la rivière, le sable, près de la terre sans pour cela, s’éloigner des sujets graves dont la guerre atomique :

« (…)
Il n’y a pas d’images pour montrer
Ce qu’ils nous veulent :

L’extermination en masse
Des hommes, leurs ennemis,

La guerre atomique » (Terre à bonheur, p. 93)

Guillevic veut nous parler aussi de l’espoir de paix avec « Raymonde Dien » :

« Qui ne voulait pas de la guerre
Et qui voulait contre la guerre.

Qui s’est placée contre la guerre
Pour l’arrêter avec son corps.
(…) »
(Terre à bonheur, p. 94)

 

Dans « Art poétique » (1989), les mots habillent l’homme à la recherche d’une ascension, l’homme qui sans expression, est nu face au monde et face à lui-même, l’homme qui se bat pour vivre en esprit :

« Je suis comme le lierre :
J’aime grimper, (…)

Je grimpe,
Même si ce n’est qu’en moi. »
(Art poétique, p. 163)

Guillevic combat le sentiment de la mort qui revient, lancinant, en l’exprimant dans des cris de poésie comme :

« (…)
L’humus toujours te parle
De massacres. »
(Art poétique, p. 195)

La récurrence thématique de la minéralité est omniprésente et structure les œuvres de ce poète. L’espace minéral et vertical représenté par exemple par les menhirs de Carnac, est l’un des thèmes fondateurs de sa poésie qui est à la fois existentielle et ontologique c’est-à-dire liée à la philosophie rationnelle de l’être en général ; elle s’inscrit dans une expérience de l’être au monde. (Colette Guedj, Poésie et espace chez Guillevic) :

« Les menhirs de Carnac
Sont autant de poèmes

Que le ciel et le vent
Cherchent à se dédier. »
(Art poétique, p. 212)

L’arbre, par sa verticalité et son appartenance au monde végétal, a aussi inspiré Guillevic en tant que symbole d’enracinement :

« L’arbre
S’enracine dans la terre.

Le poème s’enracine
Dans ce qu’il devient. »
(Art poétique, p. 226)

Guillevic a un rapport charnel avec le minéral, (Colette Guedj, Poésie et espace chez Guillevic) tout en tentant d’apprivoiser le monde et son silence :

« Ce n’est pas de marbre que tu rêves
Pour ton poème, (…)

Tu rêverais plutôt
D’un grand bouquet

D’herbes, de feuilles, de pétales
Où l’on pourrait se loger,
(…) »
(Art poétique, p. 204)

L’eau reste pour lui, une présence obsessionnelle (Colette Guedj, Poésie et espace chez Guillevic) :

« Je suis comme l’eau
Qui doit obéir.

Je suis comme les nuages
Qui doivent aller
Et tomber en pluie. »
(Art poétique, p. 159)

Il y a dans sa poésie, une ambivalence de la séparation d’avec le monde, une souffrance de l’intime exprimée par les mots. (Colette Guedj, Poésie et espace chez Guillevic) :

« Sur l’air,
Comme on fait sur une ardoise,

Écrire des mots
Arrachés aux alentours. »
(Art poétique, p. 205)

Le poète enveloppé de solitude, doit lutter, même s’il ne connaît pas son chemin :

« Les mots sont des épées
Contre les ventres des brouillards.
 » (Art poétique, p. 168)

L’ennemi pour Guillevic, c’est la mort et ceux qui la donnent. Pour oublier la mort, Guillevic lie le concret et l’imaginaire :

« Laissez-moi m’enfoncer
Dans ma mer imaginaire
Et pourtant vraie.
 » (Art poétique, p. 241)

Alors le poète pourra réunir les êtres dans l’attente et atteindre une renaissance :

« Le poème
Nous met au monde.
 » (Art poétique, p. 291)

 

Analyse de la poésie de Guillevic

La poésie de Guillevic est directe et facile d’accès spontanément, donc apprécié des enfants comme ce poète nous le dit : « Chaque poète a son langage, le mien est ce qu’il est. Il n’est pas le fruit d’une décision mais le fruit naturel de moi-même. (…) Je cherche à être simple, clair, précis. (…) Ma poésie est bien aimée dans les écoles, (…) C’est le langage pour connaître la vie, pour la toucher, pour la sentir. (…) » (Progeso Marin, Entretien avec Eugène Guillevic)

Guillevic cherche avant tout à communiquer avec les autres en poésie. Un de ses livres préférés est « Du domaine » car il est allé au plus profond de lui-même, nous confie-t-il. Guillevic reconnaît avoir été productif mais il fait remarquer qu’il reste concis. (Progeso Marin, Entretien avec Eugène Guillevic)

Dans son recueil, « Inclus », la notion de sacrifice apparaît. L’imprégnation mystique de son enfance et de la première partie de sa vie adulte ressort ici ; Guillevic nous dit : « Oui, j’ai comparé le poète au prêtre. J’ai utilisé le rite religieux pour m’aider à écrire le poème. Comme dans la messe, le vin est le sang, ici la prose se transforme en vers. » (Progeso Marin, Entretien avec Eugène Guillevic)

Guillevic célèbre la poésie comme un rite sacré en union avec l’univers, pour remplir le vide :

« Écrire
C’est creuser dans du noir

C’est au sein de ce noir
Y sacrifier. (…)
 »
(Extrait de Inclus, cité par Colette Guedj dans Poésie et espace chez Guillevic)

Sa femme Lucie donne son avis et il écoute ses conseils car elle a le recul pour juger, pense-t-il : « Elle est à la fois compréhensive et sévère. La difficulté de juger quand on écrit, c’est qu’il faut être assez dedans pour le sentir et assez dehors pour être critique. » (Progeso Marin, Entretien avec Eugène Guillevic)

Sa manière d’écrire ressemble à son style. Guillevic nous confie : « J’écris sur de petites feuilles, au dos de cartons d’invitation. J’écris sur des espaces petits, car j’ai peur du blanc. Ensuite, ce que je retiens, je le copie sur un cahier. (…) Je suis toujours prêt pour l’écriture qui me vient dans le métro, dans une salle d’attente. J’ai du papier et un carnet et un magnétophone pour la nuit. » (Progeso Marin, Entretien avec Eugène Guillevic). Guillevic se plait dans l’économie de moyens. Fragile, il se sent proche de l’humain dans le silence. Oui, Guillevic aime l’intimité des petits espaces avant de s’élancer vers l’infini. Il aime les vers nus, dépouillés comme la lande bretonne. Sa poésie est de tous les moments de la vie quotidienne, même la plus banale en apparence donc Guillevic est toujours prêt à recevoir l’élan poétique dans l’instant.

 

Conclusion

Guillevic a été un poète résolument contemporain et qui n’a pas cessé de produire des poèmes tout au long de sa vie. Il peut être considéré comme l’écrivain breton le plus considérable du XXème siècle et se situe parmi les poètes français contemporains les plus importants. Il s’est laissé guider par son instinct de création pour exprimer en toute simplicité et dans la concision, aussi bien l’horreur de la guerre, sa souffrance, son angoisse devant la tuerie. Il n’a pas hésité à laisser les choses parler et même les mathématiques ont eu un message à transmettre. Guillevic a mis en pratique la science de l’atome et du pythagorisme pour en faire une complémentarité mathématique en littérature. Il a révélé la géométrie de la nature. Guillevic recherche en poésie, la géométrie fractale c’est-à-dire qui qualifie un objet mathématique –ensemble, courbe– dont l’irrégularité et le morcellement sont partout présents ; il sent son corps morcelé en quête d’un tout. Peu à peu, le rêve devient prépondérant et il se crée un jardin secret, son « domaine » où chaque poète peut entrer pour rêver avec lui. Chaque poète ne porte-t-il pas l’espoir de refaire le monde ?

 

Mars 1998, janvier et novembre 2007

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

Bibliographie

Livres de Guillevic utilisés :

- Guillevic, « Sphère » suivi de « Carnac », Poésie/Gallimard, Paris, 1977, 215 pages.

- Guillevic, « Terraqué », suivi de « Exécutoire », Poésie/Gallimard, Paris, 1978, 250 pages.

- Guillevic, « Du domaine », « Euclidiennes », Poésie/Gallimard, Paris, 1985, 209 pages.

- Guillevic, « Terre à bonheur », Seghers, Paris, 1985, 127 pages.

- Guillevic, « Art poétique », précédé de « Paroi » et suivi de « Le Chant », Poésie/Gallimard, Paris, 2001, 407 pages.

- « Eugène Guillevic, un poète », Éditions Folio Junior, Gallimard, Paris, 1984, 143 pages.

 

Livres sur Guillevic ou parlant de Guillevic :

- Vénus Khoury-Ghata, « La maison aux orties », éditions Actes Sud, Arles, 2006, 118 pages

- Anne-Marie Mitchell, Guillevic, collection Rencontres, Le temps parallèle, Marseille, 1989, 221 pages

- Jean Pierrot, Guillevic ou la sérénité gagnée, Champ Vallon, Seyssel, 1984, 271 pages

 

Articles de journaux :

- « Carnac, Un lieu de mémoire pour Eugène Guillevic », La Nouvelle République du Centre Ouest du 6 août 2007

- « Sous la peau de granit », Journal « Lire », juillet 2007

- « Pour célébrer Guillevic, Une voix inaltérable du XX° siècle », journal « Aujourd’hui Poème », n° 82, juin 2007

 

Articles trouvés sur Internet :

- Thierry Bissonnette, « La géométrie fractale des recueils morelliformes de Guillevic », http://www.crilcq.org/grr/bissonnette2001.htm (consulté le 31/12/2006)

- Colette Guedj, « Poésie et espace chez Guillevic », http://www.tribunes.com/tribune/alliage/43/guedj_43.htm (consulté le 31/12/2006)

- Michel Guilloux, « L’alchimiste Guillevic n’est plus », article paru dans l’Humanité, édition du 21 mars 1997, http://humanite.fr/journal/1997-03-21/1997-03-21-774992 (consulté le 31/12/2006)

- auteurs du site + Monique Labidoire, « Guillevic », http://www.librairie-galerie-racine.com/revue/guillevic/guil1.php3 (consulté le 31/12/2006)

- Progreso Marin, « Entretien avec Eugène Guillevic (9 juin 2003) », www.cairn.be/article.php?ID_REVUE=ENJE&ID_NUMPUBLIE=ENJE_001&ID_ARTICLE=ENJE_001_01 91  (consultation le 31/12/2006 du texte mis en cache par Google le 26 décembre 2006)

- Hervé Moelo, « La poésie de l’IL Y A. De Baudelaire à Guillevic », http://www.lecture.org/productions/revue/AL/AL55/AL55P17.html (consulté le 31/12/2006)

- Pascal Rannou, « Guillevic », Lettres de Bretagne, http://www.ac-rennes.fr/pedagogie/lettres/new/juin2k/auteurs/guilpr.htm (consulté le 21/12/2006)

- Wikipédia, l’encyclopédie libre, article sur « Eugène Guillevic » http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Eug%C3%A8ne_Guillevic&printalbe=yes (consulté le 31/12/2006)

- ? « Guillevic, Terraqué », http://www.clioetcalliope.com/oeuvres/litterature/guillevic/terraque.htm (consulté le 31/12/2006)

- ? « Eugène Guillevic », http://www.bretagne.com/fr/layout/set/print/culture/litterature/eugene_guillevic (consulté le 31/12/2006)