DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

L’INAPERÇU

 

de Sylvie Germain

 

aux Éditions Albin Michel, Paris, 2008, 294 pages

 

 

Le titre de ce livre nous met tout de suite au cœur du problème, ce que l’on ne voit pas, tel cet homme qui va passer dans la vie d’une famille, se mêler intimement à leur histoire puis disparaître étrangement, être banni pour réapparaître et réaffirmer son existence. L’inaperçu, c’est à la fois, un être humain, sans nom et une idée philosophique comme l’invisible.

La vie ne récompense pas chacun de la même manière ; il y a ceux à qui la vie sourit, ceux qui sont aidés, et ceux qui dès le départ, sont stigmatisés tel l’inaperçu. Il faut repartir d’avant les origines pour suivre le fil d’une histoire dont tous les faits sont intriqués, une histoire qui vous colle à la peau et prépare le terrain d’un avenir où la trace du vécu restera à jamais. Alors comment se reconstruire et d’abord comment y penser ? C’est l’histoire de l’inaperçu qui finira par redevenir lui-même après être passé par une longue déchéance.

L’inaperçu, ce peut être des sensations bienfaisantes de la part d’un être que l’on n’est pas sûr de revoir, comme la femme gênée par une situation douteuse et qui fait confiance à un inconnu, sans savoir pourquoi :

« Il y avait de la bienveillance dans son regard et dans sa voix, et un je-ne-sais-quoi de tremblé, entre douceur et chagrin. Et la fugitive pression de sa main sur son coude, quand elle a buté sur la marche, lui a semblé chaleureuse... » (p. 23)

Et puis il y a l’expérience de la mort brutale d’un proche et Sylvie Germain sait nous le dire avec délicatesse et intensité :

« Quand la mort fait intrusion si subitement dans l’ordinaire du temps, elle provoque un séisme, le temps à la fois se fige et se désheure, le quotidien se trouve frappé d’inanité, la réalité semble s’évider de toute substance, (…) » (p. 29)

Il y a aussi l’argent qui peut avoir le goût de la discorde :

« Elle n’y touche pas, cet argent pue le sang. Qu’il sommeille dans un coffre, (...) le temps que se fane l’odeur de mort dont il est encore imprégné. » (p. 35)

Ce roman est aussi un roman de vie, où les jours se suivent avec leur lot de traumatismes et où certains instants se figent puis restent ancrés dans nos pensées :

« Elle pense à Marie, à l’amour trouble qu’elle porte aux arbres depuis l’accident. Veut-elle devenir semblable à celui contre lequel s’est broyée la Simca, fauchant net la vie de son père et disloquant la sienne ? » (p. 42)

Faut-il toujours chercher la raison aux évènements ? Faut-il trouver un coupable ?

« Mais qui est le coupable : l’arbre, le chauffeur survolté, le billet de loterie ou elle-même qui n’avait pas su répondre à la fureur de Georges que par une égale irritation ? » (p. 43)

L’inaperçu, c’est encore :

« Une miette de temps solidifiée luisant sur le cours du temps comme un grain de mica dans une nuée de poussières ? » (p. 45)

Sylvie Germain trouve les mots justes et beaux, tout en respect de l’autre, le différent, avec une poésie qui nous aide à décoder les messages.

La femme passe à toute vitesse. A-t-elle le temps de goûter à la vie ? ne vit-elle pas à reculons ?

« Elle marche comme elle parle, se dit-il, au même rythme saccadé, avec parfois une pause à contretemps. » (p. 49)

Quel est le poids des mots, leur importance, leur devenir ? Ils sont fragiles, parfois décisifs, parfois enterrés mais toujours liés à l’instant qui leur donne leur sens, au fil du temps :

« Les mots se désagrègent, les pensées s’émiettent, le temps vacille dans une parenthèse d’atemporalité. » (p. 51)

L’inaperçu est toujours là, parmi les pages de la vie qui se tourne, à douter de ses capacités. A-t-il le droit d’exister pour lui-même, celui qui a été marqué par les faits dès avant sa naissance ?

« D’avoir dû renoncer tant à ce qui constituait sa réalité qu’à ses rêves, il a perdu la volonté qui l’animait. Peut-on s’en forger une nouvelle ? » (p. 56)

Le père Georges est mort dans un accident. Sa fille, Marie, à l’arrière de la voiture, a perdu un pied et ne sait plus trop que penser. Elle est comme amputée d’une partie de sa vie :

« Un pied pour la mener ailleurs, profond dans l’humus, la glaise, les roches, jusqu’au magma. » (pp. 62 et 63)

L’épouse Sabine sait sa fragilité, elle qui est une « éphémère du monde, une passagère du temps, une mortelle » (pp. 185 et 186) ; alors elle essaie d’oublier :

« Sa mémoire est comme l’argent gagné par Georges à la loterie : en dormance. » (p. 92)

L’inaperçu est partout comme en cet l’homme inconnu qui arrive dans la vie de cette famille. On ne sait rien de lui, il parle de son passé d’une manière floue mais il est là, présent, attentif aux autres, aidant. La marque de son histoire, il ne la confiera jamais mais il finira par se la révéler à lui-même. Pas étonnant qu’il soit détruit, miné de l’intérieur et n’arrive pas à avoir confiance en lui, quand on sait ce qu’il a vécu. Un seul fait de provocation mesquine suffira à l’abattre ; son avenir s’écroule ; l’humiliation le déshumanise. Il a l’impression de retourner à la terre, de mourir une seconde fois :

« Il avait fait retour à l’humus, il n’était plus qu’une ébauche d’homme pétrie dans la glaise, (…). » (p. 156) « (…) il ne possédait plus rien, sa nudité était plus vaste encore intérieurement que physiquement, il avait d’un coup touché le fond, le vide. » (p. 158)

L’empreinte du temps est toujours là, les faits ne peuvent pas s’effacer et le passé dévastateur resurgit :

« Mais chaque goutte du temps qui s’écoule ainsi au ralenti est saturée de souvenirs, d’ombres et de lueurs mêlées, de chuchotis, pareille à celles qui suintent sur la voûte des grottes (…) » (pp. 158 et 159)

L’inaperçu disparu sous le choc de la blessure psychique, de l’injure sans témoin, la vie se réorganise peu à peu sans lui. Il est oublié. Il s’est comme désintégré : il est disparu, inexistant dans cette vie de famille qu’il a traversée :

« Avec le temps, absence et présence avaient conflué pour se transformer en une sensation vague et apaisante. » (p. 225)

Pour l’homme déchu, la vie est autre, sans espoir mais tout cela reste inaperçu, du côté des vivants. C’est un autre monde :

« l’inaperçu des drames où le visible et l’invisible, la lumière et la nuit se frôlent, en s’éraflant ou se caressant, où les couleurs se meuvent à fleur d’immobilité (…) » (pp. 229 et 230)

L’homme déchu ne sait pas s’il est parti, ni pourquoi il mène une vie végétative. Il faut pouvoir prendre du recul, analyser pour expliquer. Pour lui, tout est instinctif :

« Partir se rejoindre pour mieux se dessaisir de lui-même, à moins que ce soit l’inverse, qu’il se soit abandonné pour parvenir enfin à une haute confrontation avec soi. » (pp. 231 et 232)

Où est son corps à lui ? Alors il pense à ses origines, à ceux qui ont façonné sa manière de vivre, sans y penser, ceux qui l’ont marqué du sceau de la souffrance :

« Corps de la mère, corps du père, corps de la petite sœur. » (p. 240)

Il fallait passer par là, par la vie d’avant, la vie cruelle pour accepter d’être et de rester maintenant lui-même, l’inaperçu :

« Il est dans l’éblouissante nudité du désir, au vif de la vie même. » (p.  293)

Ce livre est dense et nous parle de l’intérieur. Il nous emporte au royaume des non-dits, des mal-vécus, des blessures si difficiles à cicatriser, celles de l’injustice et de la fragilité de l’être.

Merci à Sylvie Germain d’avoir su trouver les mots justes pour mieux nous faire comprendre l’importance de l’inaperçu.

 

15 février 2009

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Mis en ligne avec l'aimable autorisation de Mme Sylvie Germain en date du 26 juin 2009.