DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

IMMENSITÉS

 

de Sylvie Germain

 

aux Éditions Gallimard, Paris, 1993, 194 pages

 

Sylvie Germain est née en 1954 à Châteauroux. Elle est docteur en philosophie, a vécu à Prague puis à La Rochelle et maintenant à Pau. Elle a publié en autres, « Le livre des nuits » (1984), « Jours de colère » » qui a obtenu le prix Femina en 1989, « La Pleurante des rues de Prague » (1991), « Éclats de sel » (1996), « Tobie des marais » (1998)…

« Immensités » nous parle d’un homme, Prokop Poupa qui est professeur de langue tchèque à Prague. Avoir choisi cette ville, n’est pas une coïncidence quand on sait que l’auteur y a vécu et y est donc resté attaché. Ce professeur est devenu balayeur à cause de ses idées révolutionnaires. Cet emploi subalterne ne l’empêche pas de rester dans les hautes sphères intellectuelles par la pensée et le contraste entre son métier de tous les jours et son niveau d’études est encore plus frappant :

« Prokop Poupa était un prisonnier en liberté surveillée à l’intérieur des frontières de son pays. Et il balayait un petit pan de cette géographie restreinte. » (p. 15)

Il est surveillé discrètement comme ses amis. Prokop reste philosophe malgré tout alors la vie reste en son intensité. Prokop a une vie rangée en apparence, même misérable s’il n’y avait pas la pensée :

« (…) apprendre à déceler dans cette peau de chagrin de menus charmes, d’infimes beautés, des espaces insoupçonnés. » (p. 16) « Il est si rare que l’on trouve le temps d’observer la vie des choses. » (p. 23)

Les toilettes, lieu d’apparence vulgaire pour le commun des mortels, deviennent pour lui, un monde insoupçonnable : « (…) les toilettes (…) C’est l’espace par excellence où s’éprouve la finitude humaine et où s’entrevoit la possibilité de l’infini, hors concepts. » (p. 31)

Prokop fait partie de ceux qui savent vivre de la pensée dans sa plénitude. Celle-ci reste leur espace de liberté, hors du monde réel, dans l’infini du temps.

Il a subi des drames comme la perte de sa sœur et l’éloignement de ses proches, sa fille Olinska et son fils Olbram :

« La géographie de l’absence, le lointain à l’état pur. » (p. 42) « Prokop sentait le temps vaciller tout au fond de lui (…) à la manière de ces icebergs qui dérivent (…) perdent leur équilibre et soudain se renversent (…) dans un formidable fracas de glace disloquée. » (p. 42)

Oui, Prokop se sent lui aussi disloqué par le changement, par le départ d’êtres chers. Il n’est plus le même. Il cherche à nouveau sa route. Seul le temps est un baume qui soigne les blessures :

« Mais les mois, les années passent et s’amoncellent, et l’effroi s’amenuise, le chagrin s’adoucit. » (p. 43) « Et la vie suit son cours, reprend ses droits. Jusqu’à ce que survienne un nouvel arrachement. (…) Et dessous le chagrin est intact. » (p. 44)

Prokop reste un être sensible, trop sensible, trop aimant peut-être car l’amour reste même dans l’oubli des autres : « Il attendait jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’écœurement, (…) » (p. 45)

Quand ses enfants reviendront, ce seront presque pour lui, des étrangers modelés sur un autre mode de vie : « La mélancolie du futur antérieur endolorissait les heures du bonheur présent. » (p. 57)

Alors il cherche des points de repère. Il se recrée un monde d’émotion et de rêve :

« (…) des gestes invisibles se déployaient en lui comme si des mains transparentes venaient de s’animer tout autour de son cœur. » (p. 62) « Lune et nuage, -miroirs d’anamorphoses et de métamorphoses. Sources de seconde lumière. » (p. 64)

Rien d’étonnant alors qu’il récite des poèmes :

« Toi – la douceur, moi – le poison,
Toi – les délices, moi, – l’amertume… (…) »
(p. 70)

Le monde devient un tourbillon incompréhensible pour lui :

« C’était un tourbillon vertigineux entre la grâce et le péché, (…). Et les images tournoyaient, tantôt couleur de boue, de suie, de sang, de cendres et de pus, tantôt couleur de pourpre, de miel, de rosée, d’or et de ciel limpide. » (p. 72)

Tout est dans l’art d’apercevoir dans la banalité quotidienne, ce qui relève du miracle, du merveilleux comme à travers une petite vieille rencontrée sur le trottoir : « Ce fragile halo n’était nullement un nimbe de gloire, c’était tout simplement son aura (…) » (p. 88)

La mémoire peut faire défaut ou exacerber des faits ordinaires : « Qu’importait ; il est des visions aussi fugaces soient-elles, qui laissent des traces ineffaçables dans la mémoire. » (p. 88)

Une simple chose peut devenir le symbole d’une grâce inouïe ; Sylvie Germain le dit avec des mots intenses et délicats :

« La pivoine (…) exhalait moins qu’un parfum qu’un souffle, un souffle d’âme végétale. Le souffle d’un être qui consent à la perte de sa force (…) pour ne plus habiter que la grâce de l’oubli de soi, du don de soi, dans l’inconnu, le silence, (…) » (p. 99)

Le monde des sentiments et des pensées est si loin de la révolution qui finit par éclater que Prokop retrouve son emploi à l’Université machinalement mais cela ne change rien à sa manière de vivre. Il refuse les postes honorifiques, vit en retrait des changements. Son monde est-il irréel ou le monde concret est-il déconnecté de la pensée ?

« La matière (…) chatoiement d’ombres fondues et de grains de lumière (…) » (p. 100)
« (…) l’immatériel se faisait perceptible. »
(p. 101)

Il reste dans le silence car il voit les injustices se reproduire à nouveau d’une autre manière ; il reste spectateur et seulement acteur en pensée.

« Le vent du hasard, des rencontres et de l’étonnement avait vivifié le cœur de Prokop. (…) Et le vent de l’histoire venait de renverser tout le morne paysage environnant. » (p. 115)

Mais cette liberté tant souhaitée lui paraît dérisoire maintenant, comme si tout s’envolait. Sylvie Germain nous le dévoile avec beaucoup de poésie artistique : « Prague était comme ces grands sabliers décoratifs emplis d’infimes grains minéraux de diverses couleurs ; quand on les renverse tous les grains s’envolent et tourbillonnent entre les parois de verre, esquissant de fugitives arabesques, des dessins mouvants. » (p. 117)

Prokop nous parle aussi de son ami le plus cher, un chien qui l’a adopté et lui a redonné sa confiance ! « Une âme angélique à quatre pattes et à poils fauves. Sublime d’humilité. » (p. 127)

Leur connivence est pleine de délicatesse et profonde : « Le merveilleux est d’une absolue discrétion. » (p. 128)

Par son chien, Prokop réfléchit à la mort : « Mais en vérité, qui étaient les morts, et qui les vivants ? Il arrivait à Prokop de douter de sa plénitude de vivant, de l’intégrité de sa présence au monde. » (p. 151)

Prokop veut aller jusqu’au bout du possible, de l’entendement et il pense au symbole de la croix : « Elle est allée au bout du renoncement, et du consentement. » (p. 165)

Sa recherche se fait mystique ; il revoit une femme qu’il ne nomme pas, peut-être Marie-Madeleine : « Son chant se fait linceul, les paumes de ses mains se font suaire où le cœur de la croix laisse son empreinte vive. » (p. 166)

Ses lamentations deviennent chant de désespérance : « Le cœur de Prokop pleurait le sang écoulé des pieds écorchés et transpercés du Christ sans fin mendiant, (…) » (p. 173)

Alors Prokop se déconnecte du présent pour vivre dans l’intensité de l’absolu : « Il vécut au futur absolu (…) » (p. 177)

Il ne sait plus où est le vrai. Il vit dans une atmosphère étrange, dans « Le mélange d’absence et de présence, de mémoire et d’oubli, de douleur, de tendresse, de silence, (…) » (p. 185)

Il vit dans la profondeur de la pensée : « Toute lumière est un dialogue entre l’esprit et la matière, un effleurement d’invisible. Un mystère. » (p. 186)

Il accepte le stupéfiant imprévisible : « (…) laisser vibrer en eux l’absolu de l’inconnu. » (p. 192)

Alors Sylvie Germain nous fait entrer avec elle dans l’immensité des possibles :

« L’immensité est si vivacement enclose en notre finitude (…). Cette immensité qui gémit sous le poids de notre paresse d’esprit, de notre avarice de cœur, qui mugit à l’étroit dans notre finitude, est peut-être un appel (…), une invitation pour des dérives à l’infini, du côté de l’éternité, par-delà les ténèbres. » (p. 194)

En philosophe, Sylvie Germain nous entraîne vers une réflexion plus profonde, pour choisir notre liberté : celle de la pensée au-delà des actes, dans le mystère de l’inconnu, de l’indicible.

 

27 avril 2009

Catherine RÉAULT-CROSNIER