DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

LA MORT DU ROI TSONGOR

de Laurent GAUDÉ

 

aux éditions Actes Sud, 2002

 

 

Né en 1972, parisien, Laurent Gaudé est un écrivain qui, depuis 1997, publie environ un à deux livres par an, roman ou pièce de théâtre. Depuis 2001, certaines de ses œuvres ont des adaptations théâtrales, par exemple au petit théâtre de l’Odéon. Ses titres les plus connus sont « Le tigre bleu de l’Euphrate » (pièce de théâtre parue aux éditions Actes Sud, 2002) et « La mort du roi Tsongor » (éditions Actes Sud, 2002) qui est le deuxième roman de cet auteur, ce dernier a obtenu le prix Goncourt des lycéens en 2002 et le prix des Libraires en 2003.

Ce roman a des similitudes avec « L’alchimiste » de Paul Coelho et « Le Petit Prince » de Saint-Exupéry. Dans ces trois livres, quelqu’un est à la recherche du Graal. Il y a un parcours initiatique par lequel il faut passer, sinon tout perd son sens.

Dans « La mort du roi Tsongor », l’action se déroule en Afrique, dans des temps très anciens, et débute par une description de la magnificence des richesses de ce pays à l’occasion de la préparation du mariage de Samilia, la fille du roi Tsongor. Ces très belles descriptions témoignent de la puissance de ce roi à travers les cadeaux offerts à la princesse car plus le roi est riche, plus les cadeaux doivent être de valeur. Le palais regorge donc de dons de qualité :

« C’était un gigantesque amas de fleurs, d’amulettes, de sacs de céréales et de jarres de vin. C’était une montagne de tissus et de statues sacrées. Chacun voulait offrir à la fille du roi Tsongor un gage d’admiration et une prière de bénédiction. (…) Les serviteurs du palais, toute la nuit, n’avaient cessé de faire des allers-retours, entre la montagne de cadeaux de la place et les salles du palais. Ils transportaient ces centaines de sacs, de fleurs et de bijoux. » (page 12 et 13)

Cette procession presque interminable de présents pourrait faire croire que la paix est bien installée pourtant l’angoisse du plus fidèle serviteur du roi, Katabolonga nous fait pressentir que tout peut basculer. L’arrivée d’un ami de jeunesse, Sengo Kerim, à qui Samilia avait prêté serment d’alliance, confirme cette impression de fragilité de cette paix et de ces trésors.

Le roi doit choisir au dernier moment entre ces deux prétendants. La situation est délicate puisque le mariage doit être célébré le lendemain. Le roi Tsongor pressent alors que la guerre est inéluctable. Elle approche à pas de géants. Son étau de fer se resserre, sans aucune fuite possible. Alors le roi Tsongor, lui qui a tant combattu avant d’instaurer la paix, ne peut rien contre l’engrenage des faits. L’immensité de sa toute puissance et de sa richesse augmente l’effet de contraste avec les désastres à venir. Il ne voit aucune solution alors il veut sacrifier sa vie car il pense que sa mort, peut permettre d’éviter l’affrontement entre les deux clans. Si ses obsèques empêchent les rivaux de s’entretuer, la guerre ainsi différée n’aura peut-être pas lieu, sa mort donnant à réfléchir :

« Dis-leur que je suis mort parce que je n’ai pas voulu choisir entre eux. Dis-leur que ce mariage est maudit parce qu’il a fait couler mon sang et qu’il faut y renoncer. Que Samilia reste vierge encore un temps. Puis qu’elle se marie avec un troisième homme. Un homme humble de Massaba. (…) Qu’ils repartent l’un et l’autre d’où ils viennent et choisissent une autre vie à mener. » (page 44 et 45)

Ainsi le roi l’a choisi, ainsi le roi meurt et son meilleur ami le pleure et hurle son désespoir :

« Katabolonga pleurait toujours. Il ne comprenait pas. Il n’avait plus le temps de penser. Tout se bousculait en lui. Il sentait le sang du roi lui baigner les pieds. (…) Alors, dans les dernières minutes de cette grande nuit de Massaba, Katabolonga hurla. (…) il continua à hurler jusqu’à ce que le soleil se lève sur ce premier jour où il serait seul. À jamais seul. Et plein d’effroi. » (page 48 et 49)

Mais la mort du roi n’arrête rien et bientôt, les deux armées s’affrontent. Tout n’est qu’amas de sang. Il n’y a aucune raison pour que quelqu’un en réchappe :

« Partout les hommes de Kouame et de Sako périssaient. Ils avaient peur. La vision de cette charge qui les avait broyés avait fait naître en eux la terreur. » (page 105)

« Ce n’était pas la colère qui avait fait se ruer les hommes du roi sur la ville avec une rage forcenée. C’était l’hébétude, l’errance et la folie. (…) Il ne resta bientôt plus rien de la ville. » (page 152)

La mort est omniprésente au cours de ce roman. Promesse de mariage et mort s’entremêlent au début de ce livre pour aboutir à la vraie mort paisible du roi en épilogue. Les morts ont droit à la parole à travers le roi mort qui peut encore échanger ses pensées avec son serviteur, Katabolonga. Le roi voit de loin, mourir les siens, tout s’anéantir en son royaume. Il voudrait pouvoir guérir les morts :

« Et je pose délicatement chacune de mes larmes sur vos corps suppliciés en espérant qu’elles pourront vous soulager. » (page 118)

S’il ne peut rien faire, il demande alors à son fidèle ami, de rompre le pacte qu’il a conclu avec lui, pour pouvoir mourir complètement car actuellement mort, il souffre encore de voir les siens s’entretuer :

« La pièce que je t’ai donnée, Katabolonga. Rends-la-moi. Je ne vais pas au-delà. C’est fini. (…) Je vais être le spectateur de la lente saignée des miens. Rends-la-moi. Que je repose en paix. » (page 130)

Mais son ami ne peut rien faire pour lui. Il devra attendre que le pacte qu’il a scellé, soit réalisé.

Sa fille, Samilia passe de la joie de son mariage annoncé à la tristesse du deuil car son père est mort. Elle voit Kouame, le prétendant que son père lui avait choisi et bien qu’étant lié à Sango Kerim par un serment, elle se sent attirée passionnément par le premier :

« Elle ne pouvait détacher les yeux de cet homme qui lui disait que tout ne finissait pas aujourd’hui. » (page 57)

Mais Sango Kerim rappelle à tous, sa promesse :

« Comme vous, je viens, un jour de deuil, demander mon dû. » (page 60)

Les deux prétendants, au chevet du mort, crient leur soif de vengeance car chacun se sent lésé et leur amour-propre est plus fort que le respect du mort. Alors que la guerre est imminente, le fils le plus jeune du roi, Souba, prend la parole pour expliquer la volonté de son père : le roi Tsongor l’a choisi pour partir loin et lui construire sept tombeaux. Il ne comprend pas pourquoi mais il respecte la volonté de son père :

« Pourquoi lui, le plus jeune ? C’était une punition que le jeune homme ne méritait pas. Renoncer à tout. Du jour au lendemain. Et partir. À son âge. Avec pour seul bagage une tunique de deuil. » (page 65)

Alors la guerre succède à la guerre, interminable car aucun des deux clans ne peut gagner ni perdre. Tout est détruit :

« Et il sut que le siège de Massaba était une folie. Au fil des jours, des mois, des années qui viendraient, il ne connaîtrait plus que le rythme alterné des victoires et des deuils. Et chaque victoire, même, aurait un goût profond de blessure car elle serait obtenue sur des hommes et sur une ville qu’il aimait. » (page 133)

La mère de Kouame intervient pour raisonner son fils et lui demande d’arrêter le massacre :

« Mais il n’y a pas de gloire à mener les siens au trépas. » (page 160)

Kouame ne peut entendre le discours de sagesse prononcé par sa mère car la passion le domine. Pensant qu’il allait mourir le lendemain, Samilia reconnaît un peu plus tard avoir donné son corps à Kouame, dans le campement de Sango auquel elle avait demandé refuge :

« Je lui ai fait l’amour comme on caresse les tempes d’un mort. » (page 171)

Alors elle est rejetée par les deux hommes et elle part :

« Dans un silence profond, Samilia, sans un regard pour ses frères, tourna le dos aux deux armées et s’en alla. » (page 171)

« Elle vieillit sur les routes. Allant toujours tout droit. Elle finit par atteindre les limites ultimes du royaume. Et sans même s’en apercevoir, sans un regard pour ce continent qu’elle quittait, elle passa cette dernière frontière, s’enfonça dans des terres inexplorées. » (page 183 et 184)

Pendant ce temps-là, Souba, le dernier fils du roi Tsongor, éloigné de ces batailles par ordre de son père, suit son destin et devient humble de sa petitesse :

« Il voulait être seul. Invisible. » (page 182)

Mais c’est sa petitesse qui fait sa grandeur de même que la richesse du roi a contribué à sa perte :

« Souba continuait à errer le long des routes mais son comportement avait changé. Il était comme une ombre craintive. » (page 193)

Si la vie semble continuer pour Samilia et Souba, pour les deux prétendants, c’est la mort mais n’étaient-ils pas déjà morts à eux-mêmes dans leur soif de vengeance, cette vengeance implacable qui les conduit à la folie ?

« Tous avaient encore un homme à tuer. Tous voulaient venger un frère ou un ami et fixaient avec la haine sauvage du chien celui sur lequel ils se jetteraient. » (page 187)

Pendant ce temps, Souba reconnaît qu’il doit en plus du tombeau à son père, rendre hommage à sa sœur :

« Car il sentait que cette femme était sacrée. Sacrée par tout ce qu’elle avait traversé. Sacrée parce que tous, un à un, sans même s’en apercevoir, l’avaient sacrifiée. » (page 196)

Souba comprend que grâce à la volonté de son père, il est le seul fils encore en vie :

« Pour qu’au terme de tout cela, il reste au moins un homme. Et il avait eu raison, il en restait un aujourd’hui. Le dernier survivant du clan Tsongor. » (page 204)

Même si Souba n’a pas compris le sens de cette route longue et difficile que son père lui a offerte en héritage, il a obéi. Il a pressenti que la vie est un voyage, une longue errance jamais terminée. Cette route était sagesse et pauvreté matérielle qui seules, pouvaient le sauver. Ainsi Souba sans s’en apercevoir, a transformé sa vie en offrande et en don de soi. Contre toutes les apparences, il est le seul à avoir réussi.

 

11 janvier 2004

Catherine RÉAULT-CROSNIER