DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

OMBRE SULTANE

d’Assia DJEBAR

 

aux Éditions Albin Michel, 232 pages, 2006

 

Être femme et algérienne, deux entités difficiles à vivre au vingt-et-unième siècle, deux conditions qui ne sont pas forcément favorables pour devenir écrivain, être connue et entrer à l’Académie française. C’est pourtant le cas d’Assia Djebar élue en juin 2005.

Son œuvre a reçu de nombreux prix internationaux dont celui de la Paix en 2000, en Allemagne. Ses livres ont été traduits en plus de vingt langues, prouvant, s’il en était besoin, sa force d’écriture.

Son roman « Ombre sultane » commence ainsi :

« Ombre et sultane ; ombre derrière la sultane. » (p. 9). Ces quelques mots sont déjà l’annonce poétique d’un cri du cœur, celui de la femme qui doit se taire dans l’ombre, l’ombre de son vêtement, de son voile, l’ombre des hommes, l’ombre des coutumes. La femme qui n’a pas droit à la parole, à l’amour choisi, pense au fond d’elle-même :

« Ici, sur cette terre, on vous tue en vous enfermant derrière des murs et des fenêtres occultées. » (p. 122)

« Voix qui perle dans la nuit, qui se désole dans l’éblouissement du jour. » (p. 9)

Cette voix parle d’une femme qui passe de l’enfance à la vie d’esclave par un mariage imposé, de l’innocence des non-dits à la tragédie muette, de la rébellion étouffée à la recherche de son moi enfoui sous le poids des contraintes et des traditions :

« Tombe la flaque des vêtements arrachés, lorsque le soir revient. (…) » (p. 61)

« Ce chœur de soumissions prêtes à la révolte, (…) en somme la parole drapée du malheur restait reléguée, aussi voilée que le corps de chacune au-dehors. » (p. 119)

Un jour, la chape de plomb est trop lourde, il y a un regard, un mouvement, faible audace de prisonnière qui peut devenir une catastrophe :

« Quel jour la sœur sacrifiée, l’épouse amoindrie commence à épier par les persiennes rabattues ? » (p. 165) « Elle s’enfuit un matin : pécheresse, expulsée. » (p. 169)

C’est la longue bataille des épouses qui n’existent que comme objets de plaisir ou servantes liées par une obéissance absolue à leur maître et époux qui a le droit de vie et de mort sur elle. Elles ne vivent que par la dépendance à un homme, que ce soit le père, le mari ou le frère :

« Un homme ivre a le droit de dériver, mais une femme qui va « nue », sans que son maître le sache, quel châtiment les transmetteurs de la Loi révélée, non écrite, lui réserveront-ils ? » (p. 132)

Cette sultane va oser jeter le voile, pas seulement d’une manière concrète, dans la rue mais aussi changer de manière de penser, libérer peu à peu son esprit de son aveuglement, apprendre à réfléchir par elle-même, à marcher dans la rue sans honte, à rire, agir cheveux au vent, à vivre en tant que femme même si elle connaît le risque quand son mari est jaloux et saoul :

« Quand son bras lève la bouteille brisée, invoquant le Prophète, tu te protèges les yeux ; il te blesse au bras, le sang jaillit de l’entaille et l’homme demeure bras tendu, à fixer le sang… (…) Te briser les pattes, pour que tu ne sortes plus, pour que tu restes rivée à un lit, pour que… » (p. 131)

L’ombre, c’est aussi la nuit, la nuit des femmes quand elles voient le monde à travers un coin de tissu, seule ouverture sur le monde. L’œil seul regarde alors un lieu étriqué alors que leur corps enfoui, annihilé sous l’épaisseur des vêtements n’a pas droit au soleil, n’existe que pour le plaisir d’un homme :

« (…) mains tremblantes, visage crispé, fermant les yeux de désespoir, créant dans ce noir ton propre noir, tu te réenveloppes du haïk ! Dehors, te revoici fantôme et la colère grisâtre replie ses ailes sous la blancheur du drap. » (p. 55)

Exister en tant qu’être humain à part entière, est une longue conquête. Il ne faut pas y perdre la vie ni l’esprit :

« (…) j’entrevis le pas de mutilation écrasant les pousses du jardin des rêves. » (p. 182)

Il faut un temps pour se ressourcer dans les bienfaits des traditions comme celle du hammam :

« Hammam, refuge du temps immobilisé. L’idée même d’air close, et donc de prison, se dissout ou s’émiette. (…) Hammam, seule rémission du harem…(…) Dissoudre la touffeur de la claustration grâce à ce succédané du cocon maternel… » (p 217 et 218)

Regarder le soleil en face, c’est accéder à la lumière :

« Regarder d’un premier regard. » (p. 224)

« La sandale de la liberté laisse sa trace dansée sur le sable, ou sur le roc. » (p. 227)

Mais où est la liberté ?

« Sitôt libérées du passé, où sommes-nous ? (…) Le présent se coagule. (…) Sourire fugace du visage dévoilé ; l’enfance disparue pouvons-nous la ressusciter, nous, les mutilées de l’adolescence, les précipitées hors corridor d’un bonheur excisé ? » (p. 228)

Assia Djebar avec son style empreint de poésie, termine son livre en nous montrant la cruauté même de la liberté lorsqu’elle reste déchirure d’un vécu omniprésent, angoisse de l’avenir :

« Ô ma sœur, j’ai peur, moi qui ai cru te réveiller. J’ai peur que (…) nous nous retrouvions entravées là, dans (…) ce lieu de la terre où si lentement l’aurore a brillé pour nous que déjà, de toutes parts, le crépuscule vient nous cerner. » (p. 229)

 

15 janvier 2007

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER