DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

NO ET MOI

 

de Delphine de Vigan

 

aux Éditions JC Lattès, Paris, 2007, 287 pages

 

La romancière Delphine de Vigan a su conquérir son public avec un récit d’inspiration autobiographique, Jours sans faim, suivi de Les jolis garçons, Un soir de décembre. Elle continue son parcours de romancière avec en 2011, Rien ne s'oppose à la nuit.

Son livre No et moi, est un triomphe. Il a obtenu le prix des libraires en 2009 et sera adapté au cinéma par Zabou Breitman. Nous suivons pas à pas, la rencontre de deux errances, celle de Lou Bertignac, une jeune fille surdouée d’un monde dit « normal » et qui pourtant présente de grandes failles, et celle de No, une jeune femme SDF, déracinée, alcoolique, marquée par la vie dans son corps. Il n’est donc pas étonnant que cette proximité dans la jeunesse et le désespoir, par delà la différence, ait conquis le public.

Dans No et moi, le rapprochement de ces deux jeunes filles provoque une association étonnante et détonante. Cette opposition renforce au premier abord, la différence de niveaux de vie, d’éducation entre elles deux et il faudra laisser s’écouler le fil du temps et des échanges pour comprendre qu’il n’en est rien. Lou garde enfouie en elle-même, la dureté de vie familiale : « Ma mère ne sort plus de chez moi depuis des années et mon père pleure en cachette (…). » (p. 14). Lou Bertignac, sous l’apparence de l’aisance, paraît avoir une vie facile mais elle se sent isolée des jeunes de son âge, différente et encore plus par sa précocité intellectuelle. À l’école, interrogée par son professeur, elle a choisi spontanément de faire un exposé sur une jeune SDF. Peut-être recherche-telle inconsciemment, à travers cette expérience, à combler sa solitude à travers celle d’une autre ? Cette autre femme « abîmée » (p. 28), rencontrée par hasard, c’est No. Ce nom n’est pas anodin puisqu’il signifie en anglais « non » donc l’empreinte du nihilisme.

Lou qui ne s’exprime presque jamais spontanément, fait cet effort pour No, pour la voir sourire. Elle lui dit ce qu’elle ne confie à personne : ses manies bizarres, sa collection ramassée « dans la rue, des trucs perdus, des trucs cassés, abandonnés » (p. 32). N’est-ce pas sa manière à elle d’essayer d’oublier ou de recoller les morceaux perdus de sa vie ? Lou se passionne pour son exposé et découvre tout un monde ignoré qui se concrétise de manière crue et cruelle, avec des chiffres à l’appui : « il y a entre 200 000 et 300 000 personnes sans domicile fixe, 40% sont des femmes (…). Et parmi les SDF âgés de 16 à 18 ans, la proportion de femmes atteint 70 %. » (p. 36)

Ces chiffres donnent le vertige et on voudrait chasser cette image d’une réalité mathématique si dure. Lou commence à comprendre l’installation du cercle vicieux, de l’engrenage de la pauvreté pour ces femmes en dérive.

Elle revoit son passé. Elle sait que tout peut chavirer très vite, brutalement pour l’avoir vécu d’une autre manière : elle a connu sa mère joyeuse et heureuse d’avoir un deuxième enfant ; Lou se rappelle la naissance de ce bébé si mignon puis sa mort imprévisible comme un couperet sans signe annonciateur. Elle a vécu la dégradation brutale de sa mère devenue indifférente à Lou, transformée en objet muet, triste, sans communication, figée dans le temps et l’espace et sa mère l’est encore, « le regard dans le vide » (p. 56). Lou ne peut pas oublier. Elle a perdu « l’insouciance, la confiance » (p. 60). Avec No, en partageant sa souffrance, elle retrouve son abandon personnel, celui de sa propre mère : « Plus jamais elle ne pose la main sur moi, plus jamais elle ne touche mes cheveux, ne caresse ma joue (…), plus jamais elle ne me serre contre elle. » (p. 62)

Et No raconte sa vie : « la peur, le froid, l’errance. La violence. Les allers-retours en métro sur la même ligne, pour tuer le temps, les heures passées dans des cafés devant une tasse vide (…), les centres d’accueil de jour, les gares, les jardins publics. » (p. 68) « Ces hommes sous les ponts, (…) ces gens allongés sur des cartons ou recroquevillés sur un banc. » (p. 79) Lou découvre l’horreur : « On est capable de laisser mourir des gens dans la rue. » (p. 92). Alors elle s’attache encore plus à No. Elle a peur de la perdre car elle comprend la fragilité de son être et de ce lien créé. Elle sait aussi que No lui fait « un cadeau qui n’a pas de prix » (p. 75) en partageant des moments de sa détresse mais aussi que l’engrenage est irrémédiable « il est trop tard pour elle » (p. 77). Puis elle perd No de vue et panique de cette absence. Elle lui manque : « No est quelque part et je ne sais pas où. No m’a offert son temps et je n’ai rien donné. » (p. 95) Quand elle la retrouve par hasard, No l’ignore. Alors Lou veut venir la chercher au plus profond de son désespoir : « Je dis viens. Elle me suit (…). » (p. 112) Elle raconte à ses parents l’histoire de No puis arrive à demander à ses parents, de prendre No chez elle. Et le miracle survient. Sa mère sort de son isolement permanent pour dire « On devrait la rencontrer » (p. 123). Certainement cette détresse plus forte que la sienne, lui a fait reprendre pied. En soignant plus malheureux qu’elle, elle retrouve un sens à la vie et ne reste plus bloquée dans un passé irrémédiablement fermé. Son père surpris de voir sa femme, revivre, acquiesce à ce projet.

Bien sûr rien n’est facile dans cette reconstruction. Le plus beau miracle est-il dans cet espoir donné à une SDF ou dans la renaissance de cette mère elle aussi abîmée ?

Mais No est marquée à vie par son vécu et un jour, elle reprend de l’alcool, elle se referme, amaigrie, recroquevillée, « inaccessible » (p. 225) puis un autre jour, elle repart de chez eux. Lou continue de la voir. No essaie de se donner bonne contenance devant Lou mais il est évident que No replonge dans sa vie d’avant. Alors Lou ne peut pas supporter son départ. Elle claque la porte et la suit dans son errance. Elle découvre toutes les facettes de la violence : « Avant de rencontrer No, je croyais que la violence était dans les cris, les coups, la guerre et le sang. Maintenant je sais que la violence est aussi dans le silence, qu’elle est parfois invisible à l’œil nu. » (p. 261) Et puis No abandonne Lou sans un mot. Alors tout s’écroule pour Lou qui a tout quitté pour la suivre. Lou est très triste. Péniblement elle revient à pied chez elle et c’est l’accueil de l’enfant prodigue, la fête pour l’enfant retrouvé. Sa mère qui était restée si indifférente à Lou, lui exprime son amour : « J’ai sonné à la porte, ma mère a ouvert. J’ai vu sa tête toute défaite, ses yeux rougis. (…) elle m’a attirée contre elle, sans un mot, elle pleurait comme jamais je ne l’avais vu pleurer. (…). » (pp. 281 et 282) Et le livre se termine sur un autre miracle, celui que l’on n’attendait pas, celui des retrouvailles de l’enfant perdu.

 

3 novembre 2012

Catherine RÉAULT-CROSNIER

DICKENS, BARBE À PAPA