DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS, ESSAI
DANS LA NUIT BRUNE,
UNE PARTIE DE CHASSE
d’Agnès Desarthe
Éditions de l’Olivier, 2010, 211 pages
Éditions de l’Olivier, 2012, 153 pages
Agnès Desarthe est romancière et a obtenu plusieurs prix dont le Prix du Livre Inter 1996 pour Un secret sans importance et le prix Virgin-Femina en 2009 pour Le Remplaçant.
Nous aborderons deux autres de ses livres pour une raison très précise, celle d’un lien subtil avec le poète et musicien du fantastique, Maurice Rollinat (1846 – 1903).
Dans la nuit brune (Prix Renaudot des Lycéens en 2010), Agnès Desarthe laisse effleurer à la surface, des souvenirs de forêt, de brume, de flou d’une vie. L’enfant qu’elle présente, a perdu ses repères et ne sait plus d’où il vient ni qui sont ses parents. Il a vécu seul dans une forêt (p 73). Il est « l’enfant perdu, l’enfant des bois » (p. 74). Une biche apparaît sur les pages du livre à travers la première strophe d’un poème que l’enfant adopté, a appris en classe :
La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux :
Son petit faon délicieux
A disparu dans la nuit brune. (Agnès Desarthe, Dans
la nuit brune, p. 135)
Agnès Desarthe, a-t-elle souvenance du poète qu’elle cite ? Sait-elle qu’il est proche de la nature, des délaissés, des mal compris, des rejetés, humains ou animaux ? Sait-elle que ce poème « La Biche » est de Maurice Rollinat (Les Névroses, p. 219) ?
Dans la nuit brune, Jérôme adulte reste incompris. Il est « naïf, maladroit, démuni. » (p. 164). Il pressent « J’aurais dû ne pas naître, et je suis né. J’aurais dû mourir et j’ai été sauvé. » (p. 207)
À chaque fois qu’un être perd ses repères, il lui est dur de se reconstruire et de concevoir son passé, réalité effacée, brouillée ou absente.
La mort omniprésente dans ce roman en demi-teintes, est à peine perceptible car venue de l’inconscient. Agnès Desarthe, sait-elle que le poète Maurice Rollinat était hanté par la mort, qu’il s’apaisait dans la nature ?
Dans un autre roman d’Agnès Desarthe, Une partie de chasse (Prix Littéraire 30 Millions d’Amis 2012), le gibier à tuer n’est pas un animal mais en priorité, un homme doux à abattre, un homme mal armé pour se défendre. Rollinat lui aussi a soutenu les faibles et les mal-aimés.
Agnès Desarthe décrit les chiens de chasse, « dociles, paisibles, hypnotisés par leur loyauté décérébrée d’animaux domestiques » (p. 28). Sait-elle qu’elle approche de Rollinat assoiffé d’espace, d’errance, de liberté ?
Au fil de ce deuxième roman, Agnès Desarthe donne la parole à un lapin car pour elle, les animaux peuvent communiquer avec nous. Ce lapin répond à Jérôme avec sagesse. Il le conseille, lui révèle ses pensées. N’est-il pas un double de lui-même qui l’aide à faire face, à rester lucide, à garder courage dans cette partie de chasse inhabituelle ? Agnès Desarthe, sait-elle que Rollinat a aussi mis en scène de nombreux animaux et les a fait s’exprimer comme dans le « Soliloque du Chat maigre » :
« Je suis maigre un peu trop,
Laid, mal fait, bah ! mon trot,
C’est l’éclair. J’ai des crocs
Pas bien gros, (…)
Vais-je me condamner
Tout le soir à jeûner,
A nuitamment flâner
Sans dîner ?(…)
Et là-dessus pas fou
Je vais, sachant bien où,
Courir le guilledou,
Mi-a-ou ! »
(Maurice Rollinat, Les Bêtes, pp. 80, 83 et 87)
Agnès Desarthe, décrit la nature déchaînée, meurtrière : « Le vent redouble de force. (…) Les voitures (…) tournoient doucement, puis, comme un troupeau docile conduit à l’abattoir, s’engagent dans les rues, ballotées par un torrent de boue qui roule en grondant. » (p. 96)
Sait-elle que dans le déchaînement des éléments, elle reste proche de Maurice Rollinat qui nous présente le « soleil sanglant que l’âpre nuit poignarde » (« Le petit renardeau », Dans les Brandes, p. 212) ? Il décrit aussi souvent la furie du ciel ?
« Mais un brusque ouragan qui briserait des
tours,
Plus fou qu’un tourbillon de cent mille vautours,
Se rabat sur la côte avec d’horribles plaintes,
(…). »
(Maurice Rollinat, « Ballade des barques peintes », Les Névroses, p. 239)
Agnès Desarthe nous montre l’aveuglement des hommes obnubilés par leur passion et prêts au crime. Elle approche encore Rollinat, poète du spleen et de la désespérance comme dans « Le vieux haineux » qui défie encore son ennemi mort :
« Regardant s’avancer la bière, il rit, se
moque,
Et, tous ses vieux griefs fermentés en longueur
Que son clair souvenir haineusement évoque,
Un à un, triomphants, se lèvent dans son cœur. »
(Maurice Rollinat, Paysages et Paysans, pp. 65 et 66)
Agnès Desarthe laisse le lapin donner sa sentence de son roman : « Vous vous croyez supérieurs (…), mais vous êtes vos propres dupes. » (p. 123) Pourtant Jérôme bafoué, humilié, trahi, oscillant entre vie et mort, porte encore un rayon de lumière. Gardant espoir au-delà de toute logique, il répond au lapin : « ce qui vous manque, c’est la conscience de la finitude de l’autre. L’amour naît de là. » (p. 123)
Agnès Desarthe nous entraîne à la recherche de nos pensées, du temps perdu dans un monde cruel. Reste-t-il un espoir de renaissance ? Elle laisse le lapin conclure en s’enfuyant, faisant par là, un pied-de-nez au destin. Qu’importe ! Suivons notre route.
17 mars 2014
Catherine Réault-Crosnier
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