DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

LE VEILLEUR AMOUREUX

précédé d’EUCHARIS

(Préface de Michel Jarrety)

 

de Philippe DELAVEAU

 

Éditions Poésie/Gallimard, 2009, 351 pages

 

 

Philippe Delaveau est né à Paris en 1950 d’une famille tourangelle et a passé une partie de son enfance en Touraine. Passionné de musique et de littérature, il retrouve la foi. Après des études d’histoire, de littérature et d’histoire de l’art, il épouse Sabine en 1974. Il rencontre de grands poètes, Jean Follain, Pierre Oster, Jacques Reda… Il travaille aux Affaires étrangères à Londres et a trois enfants. Il écrit alors son premier recueil de poésie Eucharis qui est salué par la presse. André Velter en parle dans son émission « Poésie sur parole ». Suit Le Veilleur amoureux qui examine la fonction du poète au milieu des vivants. Ces deux écrits sont édités en un volume aux éditions Poésie/Gallimard.

Aimant voyager, il explore aussi le voyage intérieur vers la connaissance de l’intime et du plus profond pour approcher le mystère de la réalité. Il participe à des livres d’artistes. Ses poèmes sont traduits en douze langues. Il a obtenu le prix Apollinaire (1989), le prix Max Jacob (1999), le grand prix de poésie de l’Académie française (2000) pour l’ensemble de son œuvre. Il est membre de l’Académie Mallarmé, des jurys du prix Apollinaire et du prix de francophonie Léopold Sédar Senghor.

Choisir pour titre de son premier recueil, le mot Eucharis n’est pas anodin de même que Le Veilleur amoureux. Philippe Delaveau est un veilleur qui ne renie pas sa fibre chrétienne bien au contraire, il veut qu’elle brille pour le monde présent. L’eucharistie est à la fois don de soi, ouverture aux autres, sacrifice et passage vers un monde nouveau à la lumière de la foi, à travers le pain rompu et offert aux hommes, corps de Dieu, nourriture de l’être. Philippe Delaveau a choisi d’oser transmettre à travers ses écrits, sa prière, sa confiance en Dieu avec force, délicatesse et poésie : « Écoute, Seigneur, les naufragés de la longue nuit, / Ceux qui ne peuvent plus lever les mains vers Toi. » (p. 85) Sa prière est aussi offrande pour les autres et il nous fait partager son action de grâce : « Pour resplendir à chaque endroit où passe / Le roi de gloire et de douleur. » (p. 156) car « Le Verbe unit la langue et les pas de mon cœur. » (p. 324).

Nous sommes en marche comme le peuple de la Bible, avec Caïn qui « se promenait avec ennui » (p. 111), avec Abraham : « Alors le patriarche / A mis sur son épaule pour partir une besace. » (p. 105), « Abraham, je te louerai toujours, père des pauvres, » (p. 171), avec Loth : « Ils venaient, peuple épars, de toutes les contrées, » (p. 103), avec Jonas « Je descends, / Corps aboli, rêve secret, âme en haillons. / Je suis le vide et la plénitude. » (p. 195) avec « le fils prodigue » quand le père dit : « J’étais triste et tu m’as consolé, / Mais lui m’a fait renaître, / Au plus profond de moi, père éternel. » (p. 133), avec le Christ : « (…) une auréole / Sur sa tête couronnée d’épines » (p. 141), « Celui-ci était Dieu, nous l’avons crucifié. » (p. 142).

Il peut alors s’émerveiller du monde avec nous, « Voici la plus belle heure, les arbres / Sont roses dans le jour qui se lève. » (p. 23), un peu comme Charles Péguy, décrivant la cathédrale de Chartres :

« (…) Voici l’axe et la ligne et la géante fleur.
Voici la dure pente et le contentement.
Voici l’exactitude et le consentement.
Et la sévère larme, ô reine de douleur.(…) »

(Charles Péguy, Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres, La Pléiade, p. 903)

L’amour tout en délicatesse n’est jamais loin chez Philippe Delaveau. Un chapitre est d’ailleurs consacré à « Un chant d’amour » : « Toi qui me fus donnée. Qu’avais-je fait / Pour mériter la joie ? Ô bonheur » (p. 211) Et la femme éclaire sa vie ; il s’émerveille de sa présence : « Ton sourire éclaire aux fenêtres », « Tes mains ont charge d’éternel » (p. 212), « Ta main légère et fine comme un oiseau », « Ta veine bleue comme un fil de rosée. », « Tes chevilles pour traverser l’été : fines, vivantes. / Pieds dorés. Vigueur d’azur. Corps de lumière. » (p. 213) car la rencontre se fait dans le silence, dans la communion avec la nature : « Tes pas traversent doucement / La neige du silence et l’ombre des arbres. » (p. 217) pour une communion de l’intime : « Naufragés sur la rive, / Cœurs à nu, follement ivres, / En un seul deux s’incarnent. » (p. 229)

Les couleurs ont aussi leur place pour chanter la beauté à la manière du peintre qui pose de petites touches par ci, par là, pour mettre en valeur son tableau : « les tuffeaux blancs » (p. 30), « la flèche rose » d’une église (p. 31), « Le fleuve charrie l’or des récits » (p. 33), « Par une trouée bleue » (p. 49), « sur le mur blanc » (p. 19). Le gris est en correspondance avec ses états d’âme : « Seigneur, aie pitié de mon âme grise, / Encerclée de toits gris et de rideaux douteux » (p. 299). Seul le bleu a son poème entier : « (…) le bleu / Du ciel immense, l’espace transparent du ciel, pays / De la lumière vive au-dessus de la joie. » (p. 170)

La nuit est à la fois image du sombre et attente d’une lumière : « Rêveuse était la nuit peuplée de songes. » (p. 85) Son obscurité peut nous aider pour nous guider : « le mystère, / Île, entre lumière et nuit » (p. 253) ; c’est aussi « la nuit de Noël », « la nuit de Pâques » pour tout chrétien donc l’espoir sublimé par le don de l’amour dépassant les frontières de la mort. La nuit nous raconte alors l’histoire depuis le début du monde et aussi notre histoire : « la nuit s’ouvre comme un livre. » (p. 50). Elle peut être prière : « Écoute, Seigneur, les naufragés de la longue nuit, » (p. 85)

Comme Isaïe, il est le veilleur qui veut nous donner son message d’amour offert à tous :

« Le guetteur redescend du pommier solitaire. (…)
Les temps auront mûri comme les fruits de l’arbre. »
(p. 27)

Philippe Delaveau nous dit qu’il faut l’empreinte du temps pour que l’homme comprenne le sens de l’attente : « Qui peut dire le temps qui reste ? » (p. 301) L’image du pommier n’est-elle pas un rappel de la genèse, le mot « solitaire » de la solitude de l’homme depuis, le mot « mûri » du besoin de faire notre chemin pour parvenir à la sagesse et donner du fruit ?

« Mais où en est la nuit ? dit le veilleur. » (p. 105) Tout l’or du monde ne suffit pas, il faut vivre « à la clarté de la lampe espérance » (p. 105).

Philippe Delaveau n’oublie pas l’apport des mythologies du passé et n’hésite pas à nous transmettre aussi le message de Virgile, à travers Jason ou Énée : « Nous renoncerons à te voir, Énée. » (p. 72) « (…) Ovide les connut, (les chants réguliers) en son lointain exil, et Virgile / Enseignait au Dante, » (p. 72). De ces temps-là, restent le feuillage, les oiseaux, les voix, les sources donc des images éparpillées dont le sens s’éloigne. Icare n’est pas loin avec un poème qui lui est consacré où « comme nos rêves les plus fous, » (p. 70) peuvent nous donner des ailes et conduire à notre perte « Comme le fier Icare au fond des mers. » (p. 71) Orphée a aussi sa place : « Quelle sera ta victoire, Orphée, parmi les bêtes ? » (p. 74) Vas-tu nous emporter dans un autre monde, près des cris, des monstres, dans des caves près de cauchemars ou nous proposer une mort momentanée pour nous décharger et mieux vivre ensuite ? Nous partons aussi sur le chemin d’Antigone : « Ton cri jaillit de la poussière, maculée de sang d’homme, » (p. 88) et tu es si grande dans ta fragilité : « main gauche agrippée / À la petite épaule d’Antigone » (p. 88).

Philippe Delaveau nous décrit des paysages qui peuvent être ceux de la Touraine, avec les eaux sombres du Cher ou celles d’Angleterre où il a vécu (Michel Jarrety, p. 10). La nature est décrite dans sa sérénité : « Parlant encore de forêts, d’or et de roses. Toutefois (…) » (p. 20) Cela peut en effet être les forêts de Touraine, les roses de Ronsard, l’or du soleil sur la Loire mais aussi les paysages d’autre part. Seule vit la beauté de la création à travers le monde, « Au gré des libellules bleues, des armoiries de l’onde ? ». (p. 20) Les libellules bleues sont bien là en Touraine, comme par exemple à Pont-de-Ruan, sur les bords de l’Indre, à la promenade des moulins mais elles sont aussi image de l’universel dans les paysages d’ailleurs.

La Touraine a malgré tout une place de choix comme avec la Loire : « Alors le soleil blanc et rond quitte son écurie (…) / S’engage sur l’ornière de la Loire jusqu’au soir des collines, (…) » (p. 23), avec le tuffeau et les caves : « (…) les fermes / Dont se désagrègent les tuffeaux blancs, la lente / Éternité des caves ouvertes sur le vide » (pp. 29 et 30). Philippe Delaveau sait bien nous donner à voir l’identité d’un paysage avec une vision philosophique nous parlant de désagrégation, d’ouverture, d’éternité. « Et c’est comme la flèche d’une église dans l’or / Des nuages. Soudain la flèche rose et triomphante (…) » (p. 31)

La nature vit en communion avec nos pensées comme : « Le sable coule, et tes journées s’achèvent, tu l’ignores. » (p. 25) Le sable est comme vivant, il bouge et pendant que le temps passe, nous restons insensibles à la beauté du visible. Oui, la nature a des sentiments : « L’appel encore a retenti, tout proche, dans les forêts, / Comme la plainte d’une biche près des étangs déserts. » (p. 26) C’est l’appel de la vie, de l’instinct, des désirs en suspens. La nature est humanisée : « La rivière s’apprête à enfanter » (p. 33), « le sable était tranquille » (p. 35), « Dire de la nuit qu’elle est voyageuse / Qui traverse en silence la paix des jardins. » (p. 36)

Ce n’est pas un hasard si Philippe Delaveau consacre deux poèmes au jardin du Luxembourg (p. 49, p. 59) ; cet endroit doit avoir un certain charme pour lui, celui d’un passé qui perce le présent : « Par une trouée bleue les toits là-bas s’estompent / Entre le zinc et les ardoises. » pour nous conduire vers le ciel, « Le bleu jusqu’au toit des immeubles » qui devient « Océan », « liberté » (p. 49).

Les oiseaux ont leur place dans l’œuvre de ce poète. Ils sont messagers, vie, présence depuis le début du monde : « Les oiseaux qui ont connu les genèses du monde » (p. 72), « Le cri des hirondelles sous l’angle du toit » (p. 57), « merles, passereaux et la mésange qui sautille » (p. 29), « un rossignol » (p. 72), « La tête de côté, la mésange interroge : enfin comprendras-tu ? » (p. 79) ou l’alouette qui « boit dans la coupe du ciel/ L’eau tremblante du jour. » (p. 113) Si un poème s’intitule « Écris, me dit l’oiseau » (p. 333), ce n’est pas un hasard car « L’oiseau relie le soir au matin » (p. 192) et les oiseaux sont nos messagers vers le ciel.

La voix du poète peut être belle de sa fragilité ou de sa liberté d’expression (Michel Jarrety, p. 11) : « Nous sommes nés de l’argile et du temps. » (p. 70) « (…) il faudra bien mourir, et dépouillés, et seuls. » (p. 70) Philippe Delaveau exprime notre petitesse pour la faire tendre à sa beauté en symbiose avec l’univers ou avec la parole du poète : « Des sources qui parcourent la nuit de l’être / En quête de mots simples, de rythme. » (p. 72) car dans ce monde en attente, il y a « la grâce inépuisable du poème. » (p. 72) et « La fragile beauté traverse la terre. » (p. 154)

L’essentiel, n’est-il pas de partir à la recherche de notre intériorité en toute humilité ? « Comment peindre l’insoupçonnable, et nommer l’indicible ? » (p. 157)

Philippe Delaveau veut nous transmettre une certaine permanence de l’être où le divin n’a pas déserté le monde (Michel Jarrety, p. 13), où « Notre durée épouse l’éternel » (p. 243), où s’annonce la fin du monde : « Les morts ressuscitant dans les champs de lavande » (p. 157) et où l’invisible est présence comme avec « Les transparents » : « Une lumière / Les transfigure, la paix grandit. (…) leur cœur vivant brasier / Du seul amour. » (p. 115) Alors Philippe Delaveau veut voir : « Montre-moi dans tes yeux si calmes l’espérance du soir, (…) Montre-moi l’invisible. » (p. 233), « L’enfant né du souffle et non pas de la chair » (p. 319)

Le poète trace son chemin vers l’espoir et le rêve pour revitaliser le sens des mots (Michel Jarrety, p. 14). Il nous faut casser des murs et les murs sont présents dans les poèmes de Philippe Delaveau comme des obstacles à vaincre : « Sur le mur blanc qui ferme l’horizon » (p. 19), il nous faut nous battre dans la nuit pour « Germer les graines saintes du silence. » (p. 19), comme le grain semé en terre, pourra germer et donner vie.

Le temps qui s’égrène, « temps présent d’où jaillit / Temps futur, éclat de verre du passé » (p. 253), reste de toute éternité : « Je poserai dans le panier les fruits du temps » (p. 212). Il y a aussi le temps de « la fin de l’automne » ou celui de l’approche de « la mort » (p. 94), le temps d’un passé qui ne reviendra pas, notre impuissance devant la fuite du temps : « Impuissants, douloureux, nous regardons mourir un peu plus, / Chaque fois, les heures douces qui s’achèvent. » (p. 94)

Et le mysticisme n’est jamais loin : « Le mur est comme l’âme dépouillée, terne et nue. / Alors commence la lumière. » (p. 17) Le mur de nos obstacles contre lequel nous pouvons nous fracasser, peut nous faire prendre conscience de la pauvreté de notre âme qui a besoin de la lumière divine pour briller. De même comme à l’aube de la genèse, c’est une nouvelle vie qui commence alors comme pour St Pierre Martyr (titre de ce poème, p. 17). Cette vie, c’est « Le fil tenu de l’espérance » (p. 320).

 

17 juin 2010

 

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

 

Ouvrage cité en plus du livre de Philippe Delaveau :

- Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, La Pléiade, Paris, 2000, 1610 pages