DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

AUTOBIOGRAPHIE D’UN ÉPOUVANTAIL

 

de Boris Cyrulnik

prix Renaudot de l’Essai en 2008

 

aux Éditions Odile Jacob, Paris, 2008, 279 pages

 

 

Boris Cyrulnik est un neuropsychiatre écrivain contemporain. Il est directeur d’enseignement à l’université de Toulon et l’auteur de grands succès comme « Les Vilains Petits canards », « Parler d’amour au bord du gouffre », « De chair et d’âme ». Il essaie d’aider les gens, au travers d’écrits simples d’accès et forts de messages, à mieux se comprendre pour mieux vivre avec soi-même et les autres.

Nous sommes tous des épouvantails aux bras en croix, en souffrance, en recherche de nous-mêmes, ballotés par les vents, deshumanisés dans un monde en perpétuelle mutation, subissant les affres de la confrontation avec les autres et essayant de nous faire petits, jusqu’à parfois laisser annihiler notre pensée pour continuer à vivre, nous redressant pour nous imposer ou dominer à d’autres moments. Boris Cyrulnik nous donne des conseils pour mieux nous aider à vivre grâce à la connaissance de la manière de réagir de chaque être humain en face de l’adversité, cette adversité dont nous avons tous besoin pour renaître de nos cendres. Boris Cyrulnik a bien compris qu’il s’agit avant tout de résilience, thème qui revient régulièrement et à bon escient, dans ses livres. La résilience est la résistance aux chocs. Elle est différente pour chacun d’entre nous, les vulnérables, les durs, les émotifs, les impassibles mais nous devons tous faire un travail pour ne pas devenir des victimes ou transcender la souffrance jusqu’à un paroxysme destructeur mais plutôt trouver le chemin du positif pour nous reconstruire.

Boris Cyrulnik a choisi dans ce livre, de se servir d’exemples concrets pour mieux illustrer ces dires et pour être d’un style vivant qui aide à faire passer ces messages. Étrange titre que celui d’ « Autobiographie d’un épouvantail », autobiographie comme les morceaux de vie qui nous sont donnés ici, à travers des expériences parfois très dures comme par exemple pour certains enfants africains marqués à vie :

« (…) comment donner sens aux viols répétés de sa mère, puis à sa mise à mort, puis à la découverte de sa tête posée sur la table de la cuisine quand on rentre de l’école ? (…) Le déni et le mutisme permettront d’éviter la mémoire douloureuse, mais non de donner sens à l’insensé. » (p. 221)

Ou comme cet enfant né d’une mère française qui a couché avec un allemand pendant la guerre et a été rejeté de tous : « Ta mère est une pute qui est partie avec un boche » (p. 20).

Certaines petites phrases courtes et cruelles peuvent marquer la vie entière d’une personne.

Nous pouvons tous devenir un épouvantail comme un mannequin qui perd son âme, qui est vêtu de haillons donc qui est mal dans sa peau, qui est balloté au fil des intempéries, qui est destiné à effrayer les oiseaux ou à faire ricaner les hommes donc qui peut être humilié sans réagir, impassible, passif, douloureux si c’est un être humain : « Cette défense adaptative qui évite la souffrance fait taire le blessé et l’isole, l’empêchant de reprendre une place dans la société. Il demeure pas tout à fait un homme, une sorte d’épouvantail qui ne peut parler. » (p. 221)

Alors la résilience entre en jeu. Il faut comprendre, mettre des mots sur les faits, prendre du recul pour retrouver une place de vivants et d’actifs en ce monde. Par exemple cet enfant né d’un père allemand pendant la guerre, apprend à connaître l’histoire de cette époque :

« J’ai souffert uniquement du regard des autres, je découvre que je suis une enfant de l’amour. Je n’ai commis aucun crime, j’ai eu tort d’avoir honte, et j’ai même compris que les enfants de nazis et de prostituées sont aussi innocents que moi. » (p. 21)

« Retrouver les indices de son passé, c’est recoller les morceaux du moi brisé. » (p. 71)

On peut donc modifier sa vision des chocs psycho-traumatiques vécus selon la manière de les exprimer : « La rhétorique, en donnant une forme verbale et gestuelle aux évènements qu’elle raconte, structure l’intimité des individus. » (p. 15)

Il y a ce qui peut se dire et ce qui se tait : « (…) chaque culture, dans l’après-coup, donne des possibilités d’expression de la blessure qui permettent un remaniement résilient, ou qui l’empêchent. » (p. 15)

Mais parler, ce n’est pas seulement exprimer, c’est accepter le passé comme tel et se tourner vers l’avenir : « Un récit n’est pas le retour du passé, c’est une réconciliation avec son histoire. » (p. 22)

En tout être humain, il y a une part de bon, une part de mauvais. Donc il ne faut pas s’étonner que la cruauté existe mais il faut la comprendre et la combattre :

« (…) des hommes bien élevés peuvent commettre des actes pervers sans être eux-mêmes pervers.

Les survivants, eux, ne sont pas totalement morts. Ils sont comme des épouvantails, des illusions d’êtres humains (…). Le retour à la vie psychique après l’agonie comprend un moment de dépersonnalisation qui frôle le masochisme moral.

L’obéissance, nécessaire et sécurisante pour tout être humain, peut, selon le contexte, évoluer vers des formes morbides de prises de pouvoir ou d’érotisation de la servitude ». (pp. 26 et 27)

Boris Cyrulnik nous sensibilise aussi à la mise en place de l’engrenage du terrorisme : « (…) lorsqu’une personne ne parvient pas à exister, (…) parce qu’une culture engourdit son esprit, parce que la misère l’empêche de vivre, (…) dans un tel contexte appauvri, l’envoûtement terroriste offre un moment d’existence, un sursaut de dignité. » (p. 106)

Ainsi ceux qui se sentent annihilés par d’autres, peuvent dévier pour faire souffrir les autres : « C’est ainsi qu’un pervers jouit de la souffrance de l’autre. » (p. 111)

Certains peuvent même aller jusqu’à l’envie d’assassiner l’autre concrètement ou mentalement : « L’adorable nourrisson, le nazi cultivé, le fonctionnaire zélé amoureux de la loi du Maître, le pédiatre islamiste et le criminel sexuel appartiennent à la famille des pervers conjoncturels incapables de se décentrer d’eux-mêmes au moment où ils sont possédés par la passion » (p. 116)

Hélas certains sont très habiles à décrire toutes les catastrophes du monde. L’homme semble évoluer sur le même monde que la terre ou l’univers : il semble bien que nous n’avançons qu’à travers les épreuves et que les plus forts perdent toujours un jour comme la nature se reconstruit après l’hiver, après un séisme ou une catastrophe : « Il semble même que la catastrophe soit une règle d’évolution. (…) Le pouvoir de la vie est si puissant que, tel un énorme torrent, il repart sous d’autres formes après un fracas. » (p. 37)

Le traumatisme ressemble à un aimant, « un attracteur étrange » (p. 37) comme si c’était un passage obligatoire qui nous happe à un moment ou à un autre : « Supposons qu’il n’y ait jamais de chaos dans notre existence, nous vivrions dans une routine anesthésiante, une non-vie avant la mort. » (p. 40)

Le traumatisme fait mal et nous oblige à réagir pour continuer notre route. Alors essayons d’en ressortir plus fort. Boris Cyrulnik nous le dit avec des mots-chocs : « La maturation posttraumatique est fréquente. » (p. 54) « Le trauma fracasse, c’est sa définition. Et la résilience qui permet de se remettre à vivre associe la souffrance avec le plaisir de triompher. Curieux couple ! » (p. 55)

Nous ne pouvons vaincre seul. Pour nous reconstruire, nous avons besoin des autres : « Triompher d’une souffrance affligée par la nature nécessite un soutien affectif et un sens attribué au fracas par les récits familiaux et culturels. Alors, vous pensez bien que triompher d’une souffrance infligée par d’autres hommes entraîne un travail de récits encore plus compliqué (…) ». (p. 56)

Il faut toujours se battre pour vivre, non seulement concrètement mais aussi et encore plus psychiquement parlant. Boris Cyrulnik nous parle d’ « épouvantail mélancolique » (p. 59), par exemple lorsqu’on s’évite de penser parce que le trauma est grave ou insidieux : « Éviter la pensée pour empêcher la fixation des images traumatiques dans la mémoire est une défense qui ne déclenche pas la résilience. » (p. 59)

Boris Cyrulnik cite aussi le « bouc émissaire, thérapeute toxique » (p. 69) c’est un peu le « vilain petit canard » mais « s’il rencontre une seule personne à aimer, une seule relation joyeuse, (…) le moindre signe d’humanité », alors l’espoir renaît. (p. 69)

Le titre-choc d’un chapitre de ce livre est « La souffrance est là, faut-il l’aimer ? » (p. 137). Si c’est le cas, nous tendons vers le masochisme. En effet, la souffrance peut fasciner, créer une dépendance dans laquelle certains peuvent se complaire sans remarquer qu’ils s’annihilent. Il faut donc « combattre la désolation » (p. 141). La « gentillesse » peut être alors « morbide » (p. 146) si elle détruit la personnalité et construit des « pervers moralisateurs » (p. 151) qui se croient dans leurs bons droits et sont nuisibles à ceux qui les entourent.

Boris Cyrulnik nous parle des perroquets de Panurge, en se référant au chapitre XXIV du Quart Livre de Rabelais ; il veut par là, signifier que le perroquet chante toujours, qu’il réagit comme un « perrot » c’est-à-dire un Pierrot donc un moineau. Il piaille, parle en écholalie. Il est à la frontière entre « Obéissance ou soumission » (p. 163) : « Obéir n’est pas se soumettre : dans la soumission, je suis contraint à faire ce que veut l’Autre, alors que dans l’obéissance, je veux bien faire ce qu’il veut, j’y consens. » (p. 163)

Pour ne pas être esclave, il faut être libre de prendre une décision sinon : « (…) l’agonie psychique se transforme en étoile noire (…) » (p. 186)

Il faut garder l’expression à tout prix car c’est par elle que l’on se reconstruit mais cela n’est pas forcément évident : « Il y a une indécence à raconter ses malheurs, il y a une arrogance à exposer ses bonheurs. » (p. 190)

La mémoire peut être « traumatique » et le contresens « affectueux » (p. 194) car « votre monde intime est peuplé par les autres ! » (p. 197)

Faut-il dire ou taire son histoire ? Certaines paroles comme : « C’est fini tout ça… On n’en parle plus… Arrête de te faire du mal avec le passé. » peuvent être rejetantes, humiliantes (p. 205). « Cette impossibilité de socialiser la tragédie provoque chez le blessé un sentiment de rejet, (…) ». (p. 207)

L’inverse existe c’est-à-dire la souffrance masquée par un flot de paroles. (p. 205) dans ces deux cas, nous restons un épouvantail blessé. Il nous faut « en tricotant mot après mot une intimité partagée » (p. 222), reconstruire une résilience pour rebâtir notre propre identité qui elle seule, nous fait accéder à l’existence d’un vivant à part entière.

Oui, la vie nous blesse toujours. Oui, nous devons toujours nous battre pour rester humain. Oui, la vie est toujours cruelle mais aussi richesse. Il nous faut passer « De la honte à la fierté » d’être nous-mêmes (p. 235), de garder une place pour « L’imaginaire pour recoudre le lien » (p. 243).

Pour finir, Boris Cyrulnik donne la parole à des épouvantails qui nous montrent que rien n’est perdu, qu’il est toujours possible de se reconstruire : « La rage de comprendre se transforme en plaisir d’explorer, la nécessité de fouiller l’enfer pour y trouver un coin de paradis se mue en aptitude à rencontrer des insuffleurs d’âmes. » (p. 274)

Oui, il existe toujours une lumière vers laquelle il faut tendre et Boris Cyrulnik en expliquant notre fonctionnement de pensée, veut redonner l’espoir à tout épouvantail qui cherche son chemin. Il faut savoir se réconcilier avec nous-mêmes.

Merci à Boris Cyrulnik qui va à notre rencontre, nous qui sommes tous à des degrés différents, des blessés de la vie ; Boris Cyrulnik nous aide à mieux nous comprendre, nous et les autres, à réparer notre mal d’être et faire, chacun à notre manière, acte de résilience.

 

31 janvier 2009

Catherine RÉAULT-CROSNIER

 

Bibliographie :

Boris Cyrulnik, Autobiographie d’un épouvantail, Éditions Odile Jacob, Paris, 2008, 279 pages

François Rabelais, Œuvres complètes, éditions France Loisirs, Paris, 1987, 815 + 31 pages

Œuvres de François Rabelais, tome troisième, éditions Louis Janet libraire, Paris, 1823, 672 pages