DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

MOURIR DE DIRE LA HONTE

 

de Boris Cyrulnik

 

aux Éditions Odile Jacob, Paris, 2010, 260 pages

 

Après de très nombreux livres qui ont connu un grand succès comme Les Vilains Petits canards, Parler d’amour au bord du gouffre, De chair et d’âme, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, directeur d’enseignement à l’université de Toulon, vient de publier en 2010, Mourir de dire la honte pour nous aider à dépasser un sentiment de culpabilité qui peut gâcher notre vie et à mieux nous comprendre en vue de nous reconstruire.

Qui n’a pas un jour, eu honte et préféré se taire ? Boris Cyrulnik se met dans notre peau et nous parle à la première personne : « Je vais donc me taire pour me protéger, je ne mettrai en façade que la part de mon histoire que vous êtes capables de supporter. » (p. 7) Il y a donc des faits inacceptables pour celui qui écoute, des évènements qui peuvent casser une relation amicale ou familiale, empêcher d’être aimé. Il faut alors se forger une carapace, un bouclier, pour préserver son intériorité et ne pas se détruire : « Une stratégie de défense contre l’indicible, l’impossible à dire, le pénible à entendre vient d’établir entre nous une étrange passerelle affective, une façade de mots qui permet de mettre à l’ombre un épisode invraisemblable, une catastrophe (…). » (pp. 7 et 8) « Tant qu’il souffre, un blessé ne parle pas. » (p. 8) Il en est de même des blessures psychologiques, des grands chocs émotionnels. Il y a la honte de ne pas avoir dit. Boris Cyrulnik nous donne un exemple pendant la seconde guerre mondiale, le comportement de ceux qui n’ont pas pu tirer sur l’ennemi. Ils n’ont pas pu faire comme les autres. Ils ont perdu leur identité de groupe ; ils ont été rejetés en refusant l’ordre : « Seuls n’ont pas été fiers ceux qui n’ont pas eu la force d’obéir. » (p. 16) Par un paradoxe étonnant, la situation aurait pu être inversée et des hommes auraient pu avoir honte de tuer et être fiers d’avoir épargné des vies humaines. Celui qui aurait tué, aurait alors fait figure d’assassin. Dire, c’est casser la relation à l’autre quand on sait pertinemment qu’il ne comprendra pas et nous rejettera : « Dire est une faute, inavouable. (…) À la honte qui me fait taire s’ajoute, si je parle, la culpabilité de vous entraîner dans mon malheur. » (p. 21) Ne pas se sentir compris est douloureux. Être rabaissé encore plus : « Il suffit qu’un homme ne soit pas dans la norme pour que les normaux l’écrasent de leur arrogance, comme si le fait d’être comme tout le monde légitimait le plaisir de rabaisser celui qui n’est pas comme tout le monde. » (p. 205)

La honte, c’est de ne pas être du bon côté : « Il n’y a pas de honte quand il n’y a pas de regard de l’autre. » (p. 247) Alors on enfouit cela au fond de soi. Mais Boris Cyrulnik nous dit que la honte n’est pas un état définitif : « Ça alors, on peut donc s’en sortir ? » (p. 17) La honte nous différencie, nous fait paraître anormal ; le honteux se replie sur lui-même pour « ne pas gêner ceux qu’il aime » (p. 23). Alors il cherche à enfouir ses secrets et se reconstruire par exemple par le don de soi, « n’ayant pas d’autre possibilité d’être heureux qu’en donnant un peu de bonheur. (…). » (p. 34)

Mais faut-il dire à tout prix ? Non car cela peut être destructeur et couper tout lien. Faut-il se taire à tout prix ? Non, car le poids des non-dits est trop lourd pour durer longtemps. Alors ? Il faut trouver une échappatoire et attendre le moment pour se confier même indirectement : « (…) on peut très bien « mourir de dire » et souffrir de ne pas dire. » (p. 84) Dans ce dilemme, dire ou ne pas dire, il faut trouver son chemin car : « Le silence est le témoin d’une hypermémoire, dont le récit reste enfermé dans le monde intime, verrouillé, impossible à dire et à partager. » (p. 102) Le silence peut être « un tyran muet qui fait souffrir en secret » (p. 102). Il faut être un battant et vouloir s’en sortir : « La rage de comprendre est une arme de la résilience (...) » (p. 102) Il faut faire revivre l’espoir.

Un fait grave à un moment donné, dans un contexte donné, est anodin dans un autre mode de vie : « La connotation affective des évènements provient, en grande part, des réactions émotionnelles de l’entourage. Le sens que l’évènement prend pour nos proches s’imprègne au fond de notre intimité. » (p. 166) Sans banaliser ce qui est grave, il faut essayer de le comprendre et de le dépasser, pour vivre non pas dans le passé mais dans le présent, tourné vers l’avenir car il nous reste encore un chemin à parcourir. Chacun se comporte différemment devant la souffrance, avec sa sensibilité à fleur de peau ou sa désinvolture apparente, avec sa passivité ou sa violence interne, en passant à l’acte, en se repliant sur soi, en se taisant ou en fuyant.

Devant l’adversité, nous sommes tous un jour, plus ou moins blessés : « Même quand l’agression n’est pas évidente, elle possède un grand pouvoir de destruction. » (p. 186) Il faut trouver le chemin de la reconstruction. Boris Cyrulnik, à la fin de ce livre, nous confie sa propre détresse, celle par laquelle il est passé avant de refaire surface après la seconde guerre mondiale et de devenir médecin : « À la honte d’être sans famille, d’avoir été chassé de la société, considéré comme un sous-homme, je surprenais tout à coup, dans le regard des autres, une curiosité, presque une admiration (…). » (p. 256) Le regard des autres était là : « Tout était métamorphosé dans leur représentation de ce réel. Et je n’avais plus honte ! » (p. 256) À chacun de trouver sa route comme cet écrivain, pour refaire surface et aller de l’avant.

 

23 mars 2011

Catherine RÉAULT-CROSNIER