DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

LA JEUNE FILLE À LA PERLE

de Tracy CHEVALIER

 

Traduit de l’anglais par Marie-Odile FORTIER-MASEK.

 

Éditions Quai Voltaire, Paris, 272 pages, 2000

 

 

Tracy CHEVALIER vit à Londres depuis 1984 avec son mari et sa fille. « La jeune fille à la perle » est son deuxième roman. L’idée de ce roman est inhabituelle puisque le déclic lui a été donné par un tableau célèbre et mystérieux du peintre Vermeer, « La jeune fille à la perle », jeune fille dont on ne sait rien. Tracy CHEVALIER a réussi la performance de nous raconter la vie de cette inconnue, sans jamais nous lasser.

L’action se déroule au XVIIème siècle, à l’époque de Vermeer mais cette jeune fille nommée Griet pourrait appartenir à notre époque car ses émotions sont toujours d’actualité : c’est le drame de la jeunesse dans sa naïveté, son insouciance face à la cruauté des profiteurs toujours prêts à dévorer le plus faible, c’est le danger de la beauté, de la différence qui peut attirer dans un guet-apens…

La jeune Griet est issue d’une famille qui a basculé dans la précarité lorsque son père a perdu la vue. Elle doit alors partir comme servante dans la demeure de Vermeer. Le peintre s’intéresse de suite à elle car elle a l’harmonie des couleurs, même par exemple, lorsqu’elle prépare les légumes pour la soupe :

« Les couleurs jurent parfois quand elles sont côte à côte, Monsieur. » (page 12)

Rassemblant ses maigres affaires, elle part de chez elle. Elle aura en autre, pour tâche de « faire le ménage de son atelier. » (page 15)

Pour elle, c’est la découverte d’un monde magique avec ses toiles aux couleurs d’ombre et de lumière, ses tableaux qui attendent d’être finis pour disparaître, vendus. Malgré la fatigue d’un dur labeur, Griet est fascinée par la lumière qui émane de ces œuvres. Elle apprend à ne pas tout dire, à taire ce qui suscite la jalousie, par exemple, lorsque Vermeer lui demande de préparer ses couleurs. Elle le fait en plus de son travail, en cachette. Elle tait à sa famille, la dureté de son travail même si sa mère le soupçonne :

« Tu as les mains toutes gercées, me dit-elle. Elles sont rêches et usées. Tu portes déjà les marques du rude labeur. » (page 59)

Le fils du boucher, Pieter fils, s’intéresse à elle mais elle est dégoûtée par les mouches qui volent autour et par ses mains tachées de sang. Elle les compare à celles du peintre qu’elle admire. Griet sent que sa famille souhaite son mariage avec Pieter fils, pour une raison terre à terre, celle d’avoir la certitude de manger de la viande alors elle s’affole quand celui-ci offre de la viande pour la première fois, à sa famille et elle part sans rien dire :

« Il n’y a que les enfants et les voleurs qui partent en courant… » (page 90)

Elle se sent prisonnière de cet homme comme du mécène qui essaie d’abuser d’elle, comme de son maître qu’elle adore. Une toile se tisse peu à peu autour d’elle. Bientôt il n’y aura plus d’issue de secours. D’ailleurs le mécène se permet déjà de lui dire ses envies ouvertement :

« Ah ! mais c’est la demoiselle aux grands yeux ! s’écria-t-il en se perdant sur son corsage. (…) Vous devriez faire son portrait. » (page 101)

Elle sait intuitivement ce qu’il sous-entend ; elle sait qu’elle aura du mal à lui refuser. Alors comme tous les faibles, elle ruse pour retarder ou éviter ce moment.

Par contre, elle se sent à l’aise avec son maître, tout en se méfiant des jaloux. Parfois Vermeer lui demande son avis et elle ose le donner, elle, l’humble servante :

« Il faut un peu de désordre dans la composition pour faire ressortir la sérénité du modèle, (…) » (page 162)

Et il s’étonne :

« Je n’aurais pas cru que je pouvais apprendre quelque chose d’une servante » (page 162)

Pieter fils s’attache de plus en plus à elle et crée des liens avec ses parents, en vue de se marier avec elle. Pendant ce temps, Vermeer tente de faire son portrait. Pieter fils lui dit ses craintes de la voir dévorer par les riches :

« Vous êtes en train de vous faire prendre là où vous ne devriez pas être, Griet, dit Pieter, radoucissant sa voix. Leur monde n’est pas le vôtre. » (page 188)

Il ne sait pas alors que le portrait de sa bien aimée est commencé mais il sent le danger :

« Restez en dehors de leurs histoires. Vous pourriez en pâtir. (…) Les femmes qu’il peint, deviennent prisonnières de ce monde. Vous pourriez vous y perdre. » (page 218)

Cependant Griet prend le risque et son portrait va être réalisé au prix de bien des émotions. Son maître exige qu’elle porte une perle à chaque oreille sur le tableau, perle appartenant à sa propre femme. Elle n’ose refuser mais quand le tableau est fini, elle constate où la mène ce sacrifice :

« Maintenant que le tableau était achevé, il ne voulait plus de moi. » (page 245)

En effet, son maître n’ose pas la soutenir devant sa femme furieuse et jalouse qu’elle ait porté une de ses parures. Elle sait que son intimité avec le peintre est terminée :

« Je levai la tête, nos yeux se rencontrèrent, mon regard soutint un long moment son regard gris. Je sus que ce serait la dernière fois. » (page 251)

Encore une fois, elle n’a été qu’un pion devant les grands alors pourquoi ne pas céder à l’amour simple du fils du boucher sans se poser de questions ?…

Griet gardera envers son maître, un élan indomptable qui la fera longtemps espérer et désespérer jusqu’à la mort de ce dernier et son testament surprenant. Griet s’arrangera pour que ces perles brûlantes dont elle hérite, disparaissent :

« La dette désormais réglée, je ne lui aurais rien coûté. Une servante, ça ne coûtait rien. » (page 271)

 

À travers elle, la romancière a su élargir le champ de ses réflexions à une quête du devenir avec ses attraits et ses pièges : la vie est un piège, une prison dont il est difficile de s’échapper ou de ressortir indemne. La jeunesse et la beauté peuvent devenir un danger, celui de se faire anéantir ou dévorer par la puissance ou la ruse. La naïveté ou la confiance, l’impulsion des sens peuvent conduire à des situations délicates, parfois insolubles. Griet doit choisir comme nous tous, choisir sa voie moins prosaïque avec ses concessions et sa réalité terre à terre mais qui est un moindre mal. La liberté n’existe jamais à l’état pur. Griet a ses faiblesses, nous aussi mais la jeune fille à la perle nous fait signe à travers sa vie de servante. Elle doit choisir sa ligne de vie et la suivre même si elle n’égalera jamais le rêve.

La jeune fille à la perle a préféré la simplicité au risque de brûler ses rêves douloureux, tout en gardant la nostalgie de l’inaccessible. N’est-ce pas le lot de beaucoup d’entre nous ?

 

29 mai 2003

Catherine RÉAULT-CROSNIER