DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

LE MESSAGE

d’Andrée CHEDID

aux Éditions Corps 16, 2001, 191 pages

 

avec des extraits de :

POÈMES POUR UN TEXTE

d’Andrée CHEDID

aux Éditions Flammarion, 1991, 278 pages

 

 

Andrée Chedid née au Caire, a vécu à Paris de 1946 à 2011, année de sa mort à quatre-vingt-dix ans. Poète de nationalité française, elle a écrit une vingtaine de livres de poèmes chez de grands éditeurs dont Flammarion, de nombreux romans, des nouvelles, du théâtre… Elle a été promue grand officier de la Légion d’Honneur pour l’ensemble de son œuvre. Elle s’interroge sur les guerres, la condition humaine et souhaite ardemment la paix pour tous.

 Son livre Poèmes pour un texte, rassemble des poésies parues pendant vingt-et-un ans (1970 – 1991) ; il vient en écho à Textes pour un poème paru en 1987. Pour Andrée Chedid, la poésie est essentielle :

« La poésie, par moments, nous grefferait-elle à la totalité, à l’ouvert ? A la vraie vie ? » (Poèmes pour un texte, p. 117)

Si j’ai voulu rapprocher ce premier recueil de son roman Le Message, c’est parce qu’il y a un parallélisme entre ces deux livres. Ils nous parlent de la guerre cruelle, de la beauté de l’amour, du temps qui passe si vite, de la mort toujours prête à surgir n’importe où. J’alternerai donc des extraits de ses poèmes en appui de mon analyse sur Le Message dont le titre à lui seul, est déjà évocateur car nous avons tous un message à transmettre.

Dans son roman, la guerre est partout, insidieuse et elle tue : « Tout devient prétexte à abattre, à détruire ; (…). Chacun se prend pour un héros (…). » (Le Message, p. 21). Un massacre en attire un autre dans une chaîne sans fin où l’homme est une cible, une proie pour le chasseur avide de tuerie. Andrée Chedid choisit de parler d’une femme parmi tant d’autres au seuil de cette mort qui la couche dans la beauté de sa jeunesse et de ses rêves. Cette femme va parler, crier son amour, oubliant qu’elle n’a plus que quelques heures à vivre ; un couple âgé et aimant va se pencher sur elle, boire jusqu’à la dernière goutte, ses mots murmurés et l’aider dans son agonie, tendue vers l’être aimé absent et qu’elle continue d’attendre.

Andrée Chedid nous transmet ce même message dans son poème « Pour survivre » :

« Tu auras pour survivre
Des collines de tendresse
Les barques d’un ailleurs
Le delta de l’amour (…). »
(Poèmes pour un texte, p. 35)

Tout bascule dès la première page du roman quand la jeune femme « sentit soudain, dans le dos, le point d’impact de la balle. Un mal cuisant, aigu, bref. » (Le Message, p. 7) Elle n’est pas la seule à être atteinte comme en témoignent en ce temps de guerre civile « les taches de sang rouillées sur le macadam » (Le Message, p. 7) Son visage se confond avec la multitude des visages abîmées par la violence. Andrée Chedid aborde aussi ce thème dans son poème « Visage I » :

« Éclaboussé de sang
Pénétré de mémoires (…)

Tu t’obstines à renaître
VISAGE !

Filtrant le temps
Filtrant le clair
Filtrant l’obscur. »
(Poèmes pour un texte, p. 121)

Au lieu de penser à elle, à sa douleur, Marie se tourne au seuil de la mort, vers l’avenir : « En quel lieu intime de leur être s’enracinait ce sentiment enfoui au fond d’une terre mouvante où se logeait cet indéfectible amour. » (Le Message, p. 9) Elle sait que son ami l’attend et qu’elle ne pourra pas arriver au rendez-vous. Alors elle cherche des mots pour tout lui expliquer et lui écrit péniblement deux mots : « Je venais. » Car elle sait que les mots sont des messagers qui parlent au seuil de notre mort comme dans le poème d’Andrée Chedid « En danger de mots » :

« A quoi servent les mots
Face à celui qui meurt !

Ils apprivoisent l’abîme
Désamorcent les peurs

Ramifient la tendresse
jusqu’au seuil de l’obscur (…). »
(Poèmes pour un texte, p. 72)

C’est cette douleur-là qui domine : « L’angoisse de ne pas arriver à l’heure (…) la creuse plus cruellement que cette balle logée entre ses omoplates. » (Le Message, p. 22)

La vie si fragile, la mort si vite arrivée, Andrée Chedid nous les fait ressentir à travers l’éternel recommencement des corps massacrés : « Avec ses bottes gigantesques aux semelles de plomb, l’Histoire rabâche, broyant sur son passage les hommes et leurs lieux ». (Le Message, p. 12) Car nous sommes tous depuis notre naissance en sursis comme nous le pressentons dans le poème « Silence du chant » :

« Chargé de vie
Lesté de mort (…). »
(Poèmes pour un texte, p. 246)

Andrée Chedid veut garder l’espoir même contre toute espérance. Elle nous le dit dans son poème « Sans fin » :

« Naviguant depuis l’aube
Vers la mort certaine
Le courant s’accélère
Le présent s’assourdit

Le cœur garde ses amarres (…)
La terre n’en finit pas
D’épeler jours et nuits. »
(Poèmes pour un texte, p. 267)

Tout est éternel recommencement, aussi bien la tuerie que la soif d’amour. Andrée Chedid sait nous le dire avec douceur et poésie même lorsqu’elle écrit en prose : « Ils se découvrent. Ils sont deux. Ils sont un. La mer est immense, éternelle, avec ses vagues recommencées… » (Le Message, pp. 25 et 26) À côté du beau, il y a toujours la menace : « La menace fait partie du destin : cette mort en attente est sans cesse prête à bondit sur sa proie. » (Le Message, p. 27)

Andrée Chedid crie sa révolte contre l’injustice et le mal : « Comment croire, comment prier, comment espérer en ce monde pervers, en ce monde exterminateur, qui consume ses propres entrailles, qui se déchire et se décime sans répit ? » (Le Message, p. 24)

Marie, comme Andrée Chedid, n’est pas femme à se laisser aller : « Marie se bat, se bat encore, contre l’accident, contre elle-même. Marie lutte, secoue la tête. » (Le Message, p. 29) Mais même si Marie se bat, elle est une victime et elle ne peut pas décoller son corps ensanglanté du sol : « (…) l’Histoire avait eu raison de son histoire, Marie faisait soudain partie de ces vies sacrifiées, rompues, écrasées par la chevauchée des guerres. Les violences issues de croyances perverties, d’idéologies défigurées, de cet instinct de mort et de prédation qui marquent toutes formes de vie, avaient eu raison de sa petite existence. » (Le Message, p. 42) Elle n’est plus un cas particulier. Traversant le temps et l’espace, elle vient s’ajouter aux autres pour entrer dans la grande Histoire de toutes celles qui ont été tuées depuis les temps lointains, la profondeur des origines. Le poème « L’ancêtre et le futur » ressuscite aussi le germe de ces morts enfouis :

« Le grain serré des morts
a tissé notre chair

Leurs rumeurs circulent
dans les replis du sang

Nous fléchissons parfois
sous le poids des ancêtres (…) »
(Poèmes pour un texte, p. 79)

Mais un tueur qui a connu la joie du droit de vie ou de mort sur les autres, la joie de la puissance jusqu’à l’enivrement, s’émeut de la jeunesse sacrifiée de cette femme et veut la sauver. Mais n’est-ce pas sur lui qu’il s’apitoie, n’est-ce pas pour se sauver lui aussi ? Avant de l’avoir rencontrée, il aimait tirer sur tout ce qui bouge : « Il tuait, sur ordre ; ou bien, par fascination de la mort. » (Le Message, p. 118) Il était une mécanique agissant instinctivement mais avoir vu une femme mourante de près, l’a ému : « Avant il n’était rien, une créature méprisée, et le voilà soudain à la tête de sa propre destinée, aux commandes de celles des autres. » (Le Message, p. 114) Il admire son image : « Débraillée mais virile, provocante, imposante, à laquelle l’arme ajoutait prestige et fierté. » (Le Message, p. 114) Mais est-ce suffisant pour vivre ? L’image de sa mère s’interpose devant son rideau de pleurs puis celle de la jeune femme. Alors il veut la sauver à tout prix : « Il pensa au corps transpercé de cette jeune femme étendue sous la dureté du soleil ; (…). » (Le Message, p. 117) Il se rend compte qu’il connaît mal la vie : « « En vérité, nous ne savons rien : la vérité est au fond de l’abîme » clamait Démocrite. » (Le Message, p. 115)

Marie essaie de ne pas mourir tout de suite car elle attend son ami. Le temps s’écoule goutte à goutte et Marie attend le moment des retrouvailles. La même idée est exprimée dans le poème « D’instant en instant » :

« D’instant en instant
Germe le temps qui me tisse
File le temps qui me traque
S’écourte le temps qui me fuit (…). »
(Poèmes pour un texte, p. 240)

Le couple âgé lui dit que Steph va venir alors elle tient encore. Elle respire à peine. On lui dit des mots : « Des mots forgés d’amour et de promesse, même s’ils simulent. (…). Des mots pour vivre et pour rêver. » (Le Message, p. 121) Le couple âgé la maintient dans l’illusion de la venue de son ami : « Il t’attendait, (…) Je l’ai vu, (…). Il vient... » (Le Message, p. 122) Et contre toute logique, Steph qui avait douté d’elle, a rebroussé chemin et vient vers elle, ayant peur pour sa vie, se remémorant l’Histoire : « De peuples à peuples, de familles à familles, qu’était-elle d’autre, la vie, que batailles, où la vanité, l’orgueil, la course au pouvoir et à ses avantages devenaient les leviers de l’existence ? » (Le Message, p. 126) Mais si l’amour reprend ses droits, alors l’espoir renaît comme dans le poème « Cavernes et soleil » :

« Au creuset de ses petites morts
L’homme s’éteint (…)

Il tentera de renaître. » (Poèmes pour un texte, p. 107)

Au seuil de la mort, Marie voit la vie autrement, « bref passage sur cette mystérieuse planète » (Le Message, p. 164) et elle ne peut détacher sa pensée de la fragilité de l’être : « Comment peut-on se prendre au sérieux quand l’existence est si éphémère et qu’elle ne cesse de courir vers sa fin ? » (Le Message, p. 164) Et Marie ne vit plus qu’au fil fragile de l’amour et de l’attente. Anya qui la veille, lui murmure : « Ma petite fille, tu verras comme il t’aime » (Le Message, p. 165) Même si Marie voit flou, même si elle peut à peine parler, elle s’attache à l’essentiel comme dans le poème « Cités » :

« Je dérobe et m’attache
à la brèche d’un sourire
à l’échange d’une parole
à l’étang d’un seul regard (…). 
» (Poèmes pour un texte, p. 210)

Et l’espoir fou se concrétise : « Je suis auprès de toi et je ne te quitterai jamais plus. (…). » (Le Message, p. 186) Le poème « L’échange » lui répond en écho :

« J’ai côtoyé l’abîme
L’échange me recrée (…). »
(Poèmes pour un texte, p. 52)

Marie accepte alors de laisser la mort la prendre puisqu’elle a retrouvé l’amour : « Marie s’évada en douceur vers une substance translucide, avant de n’être plus. » (Le Message, p. 187) Andrée Chedid sait bien nous parler de l’amour et le transcender comme dans son poème « Preuves de l’amour » :

« L’amour
Éperon du souffle

Recouvre nos fêlures
Pacifie nos gisements

Tisonne nos cendres
Soulève la voûte obscure. »
(Poèmes pour un texte, p. 196)

Même si Marie est morte en paix, la vie continue et le livre ne finit pas hélas sur cette image d’amour presque trop belle pour être vraie mais sur la matérialisation d’une pulsion meurtrière qui repousse la beauté de ce moment d’amour.

 

16 mars 2011

Catherine RÉAULT-CROSNIER