DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

PRISONNIER AU BERCEAU

de Christian BOBIN

 

publié au Mercure de France, 2005, 95 pages.

 

Christian Bobin écrit des livres étonnants dans lesquels il met l’invisible à notre portée, changeant notre manière de voir le monde, rendant essentiel le banal ou l’inaperçu, nous permettant d’accéder à un autre univers empli d’instants fugaces et d’images de passage.

Là où d’autres ne voient rien, il voit tout car pour lui, « c’est sur le roc inébranlable de ce "rien" que les anges depuis toujours élèvent leurs palais de lumière et leurs cathédrales d’air. » (p. 8)

Il vit retiré du monde au Creusot. Ce lieu semble ne mériter aucune attention mais pour lui, ce lieu reste un refuge : « C’est dans cette atmosphère que j’ai cherché un sens à la fuite des jours, blotti sous un manteau de rudesse dont je découvrais peu à peu la doublure de grâce. » (p. 8). Alors les plus minimes éléments deviennent essentiels tels « une bogue de châtaigne (…) ouverte après avoir roulé par terre, délivrant une lumière bosselée, martelée par un joaillier céleste. » (p. 8)

En changeant notre regard, il nous permet de découvrir une lumière dans le presque rien telle une rue banale pour certains et contenant un « jardin, cachant le paradis derrière sa palissade de pauvreté » (p. 9)

Indirectement, le réel peut trouver place ici comme la vue de son père « bêchant, sarclant » dont les gestes répétitifs lui permettent d’accéder à un autre univers, « regarder les pivoines répondre aux brusqueries du vent par des fous rires de jeunes filles. » (p. 9) Il transforme le réel pour l’emplir de légèreté. Avec ses mots, il crée une atmosphère en lien avec la beauté fragile qui ne peut durer qu’un instant, avant de s’envoler au vent. Il ajoute alors le mouvement et la présence humaine par le jaillissement des voix.

Il explicite le but de ce livre « pour tous ces gens qui ont une vie simple et très belle, mais qui finissent par en douter parce qu’on ne leur propose que du spectaculaire. » (p. 11)

Sa notion du temps et des rencontres avec ses proches, reste pour lui « à peine audible » (p. 14) tellement il vit dans un ailleurs de pensée lumineuse qui lui suffit : « J’ai passé une grande partie de mon enfance dans l’enclos des dimanches, attaché au piquet des visites de famille. » (p. 14)

Christian Bobin choisit ses mots pour aborder le passage du temps qui ne file pas à la même vitesse pour tous ni de la même manière selon l’intensité du vécu et le sens donné : « Ce que je voyais dans le ciel était plus grand que tous les empires de l’Histoire. » (p. 15)

Nous allons d’étonnement en étonnement. Son monde est dans un ailleurs d’impressions fugitives et délicates : « L’ennui est un petit balai de genêts manié par un ange pour chasser les poussières de nos désirs. » (p. 18) Les moineaux peuvent trouver place ici le temps d’un instant (p. 20) près de l’endroit où il vit, le Creusot. Là encore son regard est différent de celui habituellement donné sur ce lieu : « Cette ville réputée pour la brutalité et le vacarme de son industrie fut pour moi aussi paisible qu’un monastère (…). » (p. 20) En effet, par sa volonté de ne pas sortir dans la rue, il a vécu là, presque reclus pendant les vingt premières années de sa vie, dans sa chambre où la vue sur les toits et le sol lui suffisait : « je n’ai habité qu’une toute petite partie – une chambre et une cour grise que des hortensias éclairées sourdement de leurs vapeurs bleues. » (p. 20) Il reste proche « de l’éclat argenté des nuages (…) des croisillons de bois vert tendre auxquels s’accrochait un rosier souffreteux (…), et du temps surtout, du temps qui coulait devant mes yeux sans m’emporter. » (p. 20)

Remarquons combien des éléments simples, une fleur d’hortensia ou des moineaux peuvent emplir sa vie d’un sens fort, loin du monde habituel. Il en tire un message qu’il nous livre. Avec lui, nous entrons dans un univers à peine perceptible mais qui devient primordial au fil des pages.

Il décrit aussi la vie laborieuse des ouvriers et conclut en exprimant son alliance avec eux par l’écriture : « un pacte se noue entre l’âpreté silencieuse de la vie et la douceur inouïe de quelques mots sur une page. » (p. 21)

Pour lui, Dieu est présence à travers les petits, les fragiles en lien avec les oiseaux et les gens délaissés : « C’est derrière la petite flamme sautillante du rouge-gorge et dans la lassitude qui ravine les yeux des pauvres qu’on le devine le plus. » (p. 30)

Même si la vie est dure, l’auteur veut toujours voir la pureté et la beauté même minuscule qui permettent de garder espoir : « (…) quelques myosotis triomphent des ténèbres par l’innocence de leur bleu et de leur enfantine soumission aux ordres contradictoires du vent. » (p. 41) Malgré la dureté de la vie, Christian Bobin nous offre sa touche personnelle de délicate observation qui permet d’émerger sans sombrer dans le défaitisme. Pour lui « La vie est lumineuse d’être incompréhensible ». (p. 43) et « Un papillon peut sauver une vie. » (p. 47) car il nous permet de nous évader plus haut, plus loin.

Ce n’est pas un hasard si Christian Bobin écrit : « J’ai été moineau et archange », (p. 49) lui qui a su si bien par la force de sa pensée, s’envoler ailleurs.

Il nous emporte toujours vers la beauté. Il lie à merveille son voyage lointain, rêvé en restant sur place et son lien indélébile avec les plantes. « La nature a toujours été complice de mes fugues. L’échelle de corde qui me servait pour mes tentatives d’évasion était tressée de songes mais aussi de lierre et de chèvrefeuille. » (p. 52) Il côtoie Dieu dans l’humilité et la simplicité, près des petits et des fragiles et il partage avec le lecteur son ressenti mystique par petites touches délicates : « J’ignorais alors que rien n’est plus prêt du ciel que le banal et que le vrai Dieu est celui que l’on méprise et pour lequel on ne pavoise pas les rues. » (p. 59) Il explique que ce n’est pas ceux qui ont la vie la plus facile au niveau matériel qui comprennent mieux le vrai sens de notre passage sur terre : « plus la vie est simple – jusqu’à en être rude – et plus elle préserve sa beauté (…). » (p. 64)

Christian Bobin n’oublie pas sa mère qui a quitté l’usine pour élever ses enfants. Il en parle avec respect et délicatesse et exprime la force de son don en lien avec le ciel et les anges. Il a l’art d’allier le concret par exemple à travers l’allaitement d’un bébé au mystique : « Le plus beau dans cette vie, c’est de se fatiguer pour quelqu’un sans qu’il s’en aperçoive. La jeune mère exténuée qui verse la lumière de son visage sur le visage de son enfant nouveau-né, veillant sur la profondeur de son sommeil, est couronnée par des anges (…). » (p. 66)

Christian Bobin redécouvre son père à l’approche de la mort. Il comprend que « Tout peut disparaître mais l’image de mon père face aux fleurs sacrifiées ne passera pas, peut-être parce qu’elle est plus qu’une image : une lueur jetée sur l’accablante douceur de l’invisible. » (p. 70) L’auteur pense alors à tous les souffrants « jusqu’à Dieu peut-être, premier et plus grand souffrant d’une liste interminable, racine de toutes nos larmes passées, présentes et à venir. » (p. 73)

Pour avoir côtoyé la détresse profonde, l’anéantissement des êtres au travail dans des conditions à peine vivables, Christian Bobin rêve puis revient sur terre. Il retrouve le monde réel et ceux dont la vie reste courte et qui vont mourir : « au Creusot, dans cette ville aux mains rougies – au paradis des yeux ouverts. » (p. 81)

Pour Christian Bobin, mourir brûlé vif en travaillant est un supplice qui efface les tares, les malédictions, nettoie tout, efface tout et conduit au ciel : « Ce qui est pur c’est l’enfoncement des âmes dans la vie en fusion. Le réel insupportable mène au paradis à bride abattue. Le réel est la montagne des saints. » (p. 83)

La lumière a toujours été un repère sûr pour lui même au tréfonds de son autisme : « J’avais dû hériter de mon père de son vivant : même au plus noir de mes années d’enfance, interdit de séjour dans ma propre rue, j’avais gardé le goût de la lumière. » (p. 87)

Christian Bobin nous fait passer son message sur la dureté de la vie à travers la vision d’un écureuil qui agit mécaniquement pour essayer de décortiquer sa trouvaille, rappelant le travail répétitif des ouvriers sur les machines : « J’y ai surpris un écureuil tout occupé à décortiqué un gland, debout sur un piquet de bois comme un styliste sur sa colonne. Il est impossible de savoir s’il priait ou s’il mangeait, tant ses petites mains jointes autour du fruit semblaient le signe d’une prière. » (p. 93)

À travers l’image de cet l’écureuil, Christian Bobin nous emporte auprès de pensées philosophiques fortes où les nuages humanisés font des dons aux humains, Il nous offre son idéal, rendant le bien gagnant sur le mal : « J’admire chaque jour en sortant de chez moi la grande confiance des nuages, leur inlassable candeur qui roule au-dessus de nos têtes, comme s’il y avait une provision de biens éternellement plus grande que celle du mal. » (p. 94)

Merci à Christian Bobin pour ce livre empli de beauté simple, proche des humains, des animaux, des végétaux et aussi empli de ciel et d’humanité.

 

21 septembre 2020

Catherine RÉAULT-CROSNIER