DES LIVRES QUE J’AI AIMÉS

 

L’ÉGLISE VERTE

 

d’Hervé Bazin

 

aux Éditions France Loisirs, 1982, 242 pages.

 

 

Membre de l’Académie Goncourt (1960), Hervé Bazin (1911 – 1996) est un grand romancier du XXe siècle. Dans L’église verte, nous côtoyons l’errance, la désocialisation, l’obstination de l’anonymat d’un homme qui préfère se terrer dans la forêt plutôt que de côtoyer ses semblables. Dans sa sauvagerie obstinée, il est frère de la nature, son refuge.

Dans cet essai, j’ai choisi de m’interroger sur le message que l’écrivain veut nous transmettre à travers l’histoire de cet homme inidentifiable, presque sans paroles, en union avec la nature vierge ou presque de toute trace humaine, la forêt, l’eau, les oiseaux.

Repéré par les humains, blessé, il doit les côtoyer dont Claire, jeune femme attirée par cet homme traqué, « hôte de la forêt bénéficiant de l’absolution verte et du statut de bête à protéger » (p. 28), « un homme qui n’aurait pas de nom, pas d’attaches, pas de biens, pas de toit, un homme parti de n’importe où pour n’aboutir nulle part (…). » (p. 45)

Pour ne pas répondre aux questions des curieux, il sait maintenir « L’immobilité parfaite » (p. 61).

Le père de Claire décide d’héberger chez eux, dans un cabanon attenant, aménagé, celui que les autres appellent « votre blessé ». La fille et le père préfèrent ne pas connaître son vécu : « – Et heureusement nous ne le connaissons pas. » (p. 64)

Mais qui connaissons-nous ? Cet errant ne ment pas alors que, bien souvent, nous vivons d’impression de sécurité alors que tout peut s’effondrer. Celui qui n’est rien, ne peut plus rien perdre, ne possédant rien, n’attendant rien. Cela nous déroute, nous les civilisés, mais qui est le plus sage, celui qui se suffit de presque rien ou celui qui a soif de toujours plus quitte à abîmer les autres et la nature qui l’entoure ?

La différence de niveau de vie est énorme : « en face de l’inconnu, nomade absolu, ne possédant même pas de domicile errant, la roulotte du gitan, vous êtes un archi-sédentaire (…). » (p. 68)

Autour de lui, chacun perd ses repères. « Le paradoxe, c’est que vous voilà connu au titre d’inconnu. Donnez-moi votre nom et vous n’intéressez plus personne. » (p. 76)

Actuellement, il est fiché « Pas de domicile, pas de ressources, pas de métier connu, (…) » et pose un cas de conscience « Comment remettre en liberté un individu sans domicile qu’il serait impossible de citer à comparaître ? » (p 78)

Mais celui qui ne possède rien de concret qui lui appartienne, n’est-il pas plus libre que celui qui est dépendant de ses possessions, de ses inquiétudes et veut toujours plus ?

Le soi-disant civilisé ne peut que douter de cet homme « l’anonymat est un rideau de fumée qui peut cacher le pire. » (p. 80)

Un père et sa fille le logent en essayant de respecter sa manière d’être : « certains me trouvent généreux, d’autres m’estiment bien imprudent. » (p. 97)

L’autre est prudent, « se méfiant de lui-même » (p. 105). « Il a perdu l’habitude d’exister pour les autres, » (p. 108). À l’inverse de ceux qui essaient de retrouver la mémoire, lui veut la faire taire.

Autour de lui, les dires vont bon train, en toute logique : « un garçon de cet âge ne se retire pas de ce monde sans des raisons sévères. (…) devons-nous l’aider dans son choix ou, au contraire, l’aider à s’en guérir ? » (p. 120) Les soi-disant normaux en perdent leurs repères car en voulant faire bien, ne réalisent-ils pas l’inverse ? N’est-ce pas le choix de chacun qu’il faut respecter ?

Son ambition trouble : « ne laisser aucun nom et mourir » (p. 131) et heurte les gens de la loi et de l’ordre : « D’ordinaire, continue l’inspecteur, je recherche dans l’intérêt d’une famille ou d’un tribunal un disparu dont je connais le nom, mais pas le refuge. C’est la première fois que je dois procéder à l’envers (…). » (p. 133)

L’autre regarde les autres se démener pour résoudre son cas. Il est « Incurieux mais pas indifférent. » (p. 136)

Le but de sa vie est de « Ne rien dire, ne rien être, ne rien avoir, c’est toute son ambition. » (p. 138) « (…) il n’attache, en dehors de l’indispensable, aucune importance à la possession de quoi que ce soit » (p. 141).

Le lecteur est troublé comme ceux qui accueillent cet humain. « notre hôte (…) est gêné (…) ému de l’absence de reproches et de l’attention de cette fille (…) » (p. 157)

Voulant vivre indifférent au monde, l’errant n’a pourtant pas perdu ses sentiments. Il se sent déphasé mais ne veut pas être ingrat envers ses protecteurs. Son indifférence en prend un coup. Que faire ?

Sachant que « la bienveillance pouvant devenir complice » (p. 163), la police surveille de loin, épie leurs moindres faits et gestes sans avoir pourtant rien à leur reprocher. Le seul fait de ne pas faire comme tout le monde, rend coupable. Mal à l’aise, l’errant dit : « Mais il ne faut pas t’attacher à moi. » (p. 166) Il ne voudrait pas causer de douleur à son départ. Qui est fautif ? Qui est complice ? Où est le bien ? le mal ? Nous cheminons sur les sentiers de l’improbable, près de cet anonymat qui laisse envisager tant de possibilités sans qu’une seule soit sûre d’être la bonne réponse : « nous ne pouvons pas le défendre de qui lui veut du mal ou de qui lui veut du bien contre son gré. » (p. 174)

« Quand une abeille se perd, la ruche en souffre guère ; mais l’égarée, qui n’a plus de raison d’être, en meurt toujours. » (p. 178) L’écrivain nous pose indirectement la question : Est-ce pareil pour l’homme ? Doit-il mourir s’il est hors la loi, lui qui veut « vivre sans bien, sans règle, sans sécurité, sans ambition, sans mémoire, sans nom… » ? (p. 181) Nous perdons pied, pris dans le vertige du tourbillon du néant tandis que lui, recherche l’humilité et l’oubli, mission presque impossible dans notre monde tant cadré, fiché.

Puis tout change. Notre fugitif devient un héros qui sauve de la crue, une vieille femme dans sa maison isolée, entourée d’eau. Alors les repères des autres basculent, « pourquoi fait-il soudain son héros, ce furtif, qui en temps normal, revenant à la brune, tâche de n’être aperçu de personne (…) ? » (p. 206) Il bouleverse toutes les règles de la bienséance. « Vous rendez-vous compte, (…) nous allons passer d’une information contre X, présent devant nous, à une relaxe d’inconnu, sans comprendre ni admettre qu’il veuille le demeurer ? » (p. 210) Il va devenir « un citoyen sans faute, mais sans nom, capable de vivre en paix sans être en règle. » (p. 210) Alors de lui-même, il se choisit un nom « Gribouille ! ». Le policier s’exclame : « Afin de pouvoir tranquillement ne plus être personne, tu proposes toi-même de redevenir quelqu’un. » (p. 215)

Devant tant d’attention envers lui, l’innommé a soif de disparaître à nouveau, de ne pas se laisser emprisonner dans un monde clos, pour lui, trop étouffant. Le policier fait spontanément de l’humour : « Il restait caché chez vous comme le Saint-Sacrement dans le tabernacle, mais on savait qu’il était là. » (p. 238)

Le vagabond est sur le point de partir ailleurs, lui l’éternel solitaire qui a fait « le choix d’une vie frustre, dépouillée, solitaire, anonyme, dans la fierté d’être autre, de n’exister qu’à soi-même et à la nature ? Disons mieux : à l’église verte. » (p. 239)

N’est-ce pas en effet, une forme de sacerdoce que cette vie de pauvre, dans le respect de la nature, se suffisant d’un minimum vital ?

Tout disparaît. Il n’est plus là mais il reste présent à travers le bruissement des feuillages, le flot de l’eau qui ruisselle, le chant des oiseaux, là ou ailleurs, introuvable. Il a gagné son choix de vie, celui de rester invisible, en communion avec les éléments, quelque soit son passé, quelque soit son futur.

 

12 au 14 mars 2015

Catherine RÉAULT-CROSNIER